Pourquoi est-il si difficile de quitter Amazon ?

Amazon cristallise un certain nombre d’angoisses. Trop gros, trop polluant, trop peu social, destructeur pour les petits commerçants, le site cumule à peu près toutes les tares de l’économie numérique et génère la plupart des externalités négatives qu’on reproche au secteur. La polémique dure, mais force est de constater qu’Amazon est toujours là, et en forme. Pourquoi alors, est-il si difficile de quitter Amazon, demande la journaliste Shannon Palus (@shanpalus) dans Slate. Creusons un peu.

« Tu achètes sur Amazon ? », il y a fort à parier qu’on vous ait déjà posé cette question, ou que vous l’ayez vous-même posée. S’en suit habituellement un débat autour des conditions de travail dans les entrepôts, de la survie des petits commerces – notamment des libraires – et même du modèle de société sous-tendu par cette nouvelle forme de consommation. Acheter ou non chez Amazon est devenu un sujet politique et d’aucuns diraient que la société a un peu tendu le bâton.

Petit rappel (non exhaustif) du feuilleton social de la firme : en 2015, l’ADN explique qu’ « une femme [salariée Amazon] qui venait d’accoucher d’un enfant mort-né s’est vue contrainte d’être suivie dans ses tâches au cas où sa vie personnelle prendrait le pas sur ses performances. » La même année, on rapporte que la firme travaillerait sur bracelet connecté « censé surveiller la productivité des travailleurs en entrepôts ». L’idée étant de leur « libérer les mains des scanners et leurs yeux des écrans ». En 2017, le journaliste Jean Baptiste Malet publie En Amazonie – Infiltré dans « le meilleur des mondes »  et affirme que « Quand on travaille chez Amazon, on est en réalité un être humain piloté par ordinateur. » En 2018, certains salariés se mettent à revendre les données confidentielles sur les clients à qui veut (Amazon leur demandera de faire preuve d’ « éthique »). Des grèves éclatent en Allemagne au cours de l’été 2018 lors du Prime Day, les syndicats affirmant que les propositions de l’entreprise ne répondent à aucune des leurs revendications, prévoyant par exemple une hausse de salaire de 1,1% qui ne permet pas de récupérer l’inflation qui s’est élevée à 2,3%. Pour gérer ces crises, Amazon rémunère des ambassadeurs pour défendre la marque en ligne. Pas sûr cependant que cela suffise à faire oublier que les salaires misérables obligeaient des salariés à recourir à des bons alimentaires de l’Etat. Sans parler des cadences qui les forçaient à « uriner dans des bouteilles » pour ne pas prendre de pauses. Comme si cela ne suffisait pas, on apprenait en septembre dernier que la firme avait breveté un système pour « mettre les salariés en cage » (ce qui est plutôt cohérent étant donné qu’ils sont payés avec des cacahuètes). N’oublions pas les livreurs, qu’Amazon aurait piégés avec de faux colis pour attraper les éventuels voleurs. L’écologie et la fiscalité ne sont pas en reste, Les amis de la terre ont récemment pointé des infractions au code de l’environnement et l’évasion fiscale pratiquée par la firme.

Une fois ces constats posés et partagés, on pourrait s’attendre à voir éclore un mouvement de rejet massif de la firme. Mais non, Amazon Prime (le service de livraison accélérée en un jour) compte aujourd’hui 100 millions d’abonnés et selon Citigroup, ce chiffre pourrait doubler au cours de la prochaine décennie. Sur Twitter, beaucoup de personnalités ont publiquement incité à se désabonner du service et – autour de vous peut-être – quelques-uns s’y sont rapidement attelés. Pas de quoi freiner le mastodonte cependant, et il convient de se demander pourquoi. Shannon Palus nous rappelle ici quelques vérités bonnes à rappeler : faire du shopping coûte à la fois du temps et de l’argent, c’est un travail. Or pour beaucoup, se séparer du service n’est absolument pas envisageable. Amazon permet de joindre les deux bouts : jeunes parents, personnes âgées et personnes handicapées ne pouvant pas facilement se déplacer voient dans Prime une forme de « pansement » qui pallie les difficultés du quotidien. La journaliste évoque un jeune couple adepte de la livraison rapide de cartons de couches au deuxième étage, un libraire en difficulté qui cherche des prix, un New-Yorkais déjà noyé par son loyer ou encore un entrepreneur qui refuse de sortir sa voiture pour aller chercher un sachet de thé. Ces profils ont en partage une pensée quand vient l’idée de résilier l’abonnement Prime : « quand on a essayé, c’est extrêmement difficile de s’en séparer ».

En France aussi, Amazon est devenu la cible d’une multitude d’attaques. On accuse la firme de contribuer à la désertification de certains centre villes, d’infliger une concurrence déloyale à de multiples petits commerces. Le Sénat a récemment proposé un « Pacte national de revitalisation des centres villes et des centres-bourgs » (la proposition en .pdf). A la clé notamment, une régulation du e-commerce (via une taxes sur les livraisons) et des subventions pour les librairies indépendantes. Cette proposition soutenue par l’Association de Maires de France (AMF), était présentée au Premier Ministre le 20 novembre dernier… Il reste bien sûr des voix promptes à défendre le géant de la distribution, passant outre les déboires sociaux et vantant les quelques 1500 emplois bientôt créés par la firme (auxquels il faudrait ajouter 7500 poste d’intérimaires pour les fêtes de noël). Dans le viseur de ces critiques : une politique fiscale qui pourrait nuire au consommateur, qui verra sa facture augmenter du même tarif. Bref, Amazon est le lieu d’affrontements politiques : quand les uns (libéraux) mettent son rejet sur le compte de la détestation du profit et de l’économie de marché, d’autres incitent au boycott en défendant le petit commerce. Une fracture qui n’est pas nouvelle.

Le court article de Shannon Palus est intéressant à plusieurs égards mais dépeint trop grossièrement le profil-type du client Prime. Pour commencer, il est intéressant de voir qu’Amazon serait à la fois un monopole et un monopole radical, c’est-à-dire – littéralement – une pratique visant à contrôler et à terme contraindre des populations à modifier radicalement (d’où l’épithète « radical ») leurs habitudes quotidiennes notamment en restreignant leurs choix et leurs libertés – selon la définition qu’en donne le penseur Ivan Ilich (1926 – 2002). Habituellement, le monopole radical fait référence à des objets comme la voiture (qui a modifié les façons de se déplacer, remodelant l’espace public et faudrait-il ajouter, qui a cristallisé le mouvement des Gilets jaunes), ou encore la télévision dont la toute puissance a largement contribué à modifier la manière d’envisager le politique. En ce qui concerne Amazon, il est certain que pour beaucoup, la livraison vient remplacer un tissu commercial qui se délite, permet d’accéder à des biens de consommation de première nécessité dans des endroits reculés, etc.

Pour autant, les profils dressés par la journalistes contredisent au moins en partie ceux de la récente étude du cabinet 6t « E-commerce et pratiques de mobilité : regards croisés entre Paris et New York City » L’étude, effectuée sur deux échantillons de consommateurs, (1290 résidant à Paris et 888 à New York), rappelle que les catégories les plus attachées au e-commerce sont aussi « des jeunes cadres actifs en couple avec enfants et déclarant de hauts revenus » ayant pour motivation l’abondance de choix et la facilité de paiement : « les hauts revenus ont une fréquence d’achat plus intensive que les revenus faibles, et ce dans une plus grande mesure à New York qu’à Paris » – ce qui n’exclut évidemment pas les catégories qui recherchent avant tout un prix, mais celles-ci ne sont pas majoritaires, contrairement à ce que peut laisser croire l’article de Shannon Palus. De même, la marche à pied (pour aller chercher un colis) est plus pratiquée par les faibles revenus, qui ne sont pas forcément motorisés. La livraison est avant tout une manière d’optimiser son agenda pour les gens occupés. L’étude résume : « Cela nous conduit à penser que le revenu est un déterminant majeur du recours à la fois au e-commerce et à la voiture particulière. » De quoi confirmer les études qui montrent que « les riches polluent plus » et – intéressant paradoxe – -qu’ils sont plus susceptibles de changer leurs habitudes de consommation tout simplement parce qu’ils peuvent se le permettre (ce qui ne veut pas dire qu’ils le font).

Il s’agira bien sûr, pour ceux qui le souhaitent, d’entrer plus précisément dans l’étude (résumée sur l’excellent blog d’Olivier Razemon) mais ces quelques éléments sont déjà de nature à relativiser la théorie selon laquelle Amazon aurait une forme de vocation sociale et que cela expliquerait pourquoi il est si difficile de s’en défaire. On reste aussi sur Amazon parce que c’est pratique, parce qu’on aime « Lit commerce » – l’achat compulsif en ligne en position allongée dans son lit, Smartphone en main.

Il revient à chacun de décider en conscience s’il est bon ou non d’acheter sur Amazon (qui vend en propre et permet aussi la mise en relation entre vendeurs et acheteurs). Je ne rentrerai pas ici dans ce débat complexe qui concerne absolument tous les objets du quotidien, bouquins, alimentaire, gadgets en tous genres. Cependant, il convient aussi de comprendre que, plus que n’importe quelle technologie (IA, Blockchain, etc.) dont on nous rabat les oreilles à longueur de journée, la livraison (comme l’abonnement, pas franchement nouveau, ou encore le télétravail) vont changer le monde dans des proportions encore inconnues, à l’échelle d’une rue, d’un quartier, d’une ville, etc. En ce qui concerne la livraison, il convient aussi de rappeler que le phénomène n’est pas sans conséquence, il conduit à une densification du trafic, demande de l’espace dans les rues, comporte des nuisances (bruit, pollution, allers retours incessants), et demande à construire des grands entrepôts dans les périphéries des villes, là où on construisait autrefois des hypermarchés. Derrière chacun de nos achats, c’est quelqu’un d’autre qui travaille, derrière chaque trajet que nous ne faisons plus, c’est quelqu’un d’autre qui se déplace et c’est toute la géographie du territoire qui bascule.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb)

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