L’armée des 12 clics, épisode II : Mélissa

Mélissa et les 12 clics, L'armée des 12 clics, une nouvelle par Mais où va le web

Dans l’épisode précédent, Brice est envoyé dans le passé afin d’empêcher la formation d’un régime totalitaire qui a réduit les hommes à des machines à clics derrière leurs écrans, souris en mains, index frétillants. Lors de son voyage dans le passé, il rencontre Luke, patron d’une agence de communication digitale, ce dernier remarque la créativité débordante de Brice et l’embauche sans plus attendre.

***

Chapitre d’après : où le personnage principal fait un rêve prémonitoire qui se réalisera dans le futur du passé

Paupières mi-closes, Brice était adossé au baby-foot de l’agence, face à la grande baie vitrée parsemée de post-its jaunes et roses qui dessinaient des nuages dans sa tête. Luke était parti et l’avait laissé seul pour la nuit avec pour mission de se familiariser avec l’environnement : « Tu verras c’est trop cool, tu vas avoir la piscine à boules pour toi tout seul ». Par delà les immeubles, des voitures et des gens gigotaient comme autant de petites lucioles dans la nuit. Et Brice, somnolent, se disait qu’il fallait que tous ces gens rentrent vite cliquer, très vite, avant le couvre-clic et le passage des brigades du clic.

Il finit par s’endormir lourdement et fit ce rêve grotesque dont on parlait au chapitre précédent. Dans ce rêve, Brice dodeline agréablement sur les genoux de maman. Maman sent bon, elle est jolie. Sa main gauche pianote mélodieusement sur quelque chose tandis que sa main droite l’agrippe par la taille. Comme à chaque fois, il y a cette brève vibration à laquelle succède un bruit de verre cassé, puis Brice se sent soudain vaciller. Ca ne dure pas longtemps mais ça fait très peur, la bonne odeur de maman se change alors en un effluve âcre et effroyablement brûlant qui lui consume le corps.

Comme d’habitude, Brice se réveilla trempé de sueur. Mais depuis le temps, il était habitué, il savait que ce rêve idiot était surtout le signal qu’il était temps d’aller faire pipi. Et ça tombait bien, il savait où étaient les toilettes. Il en profita pour boire de grandes gorgées d’eau froide à même le robinet, comme pour apaiser les brûlures de la nuit.

Chapitre IV : où l’on redonne des numéros aux chapitres et où accessoirement Brice fait la connaissance de Mélissa

Brice dormait encore quand résonnèrent des pas dans l’escalier. Il était 10 heures et quart, Mélissa avait l’habitude d’arriver un peu plus tôt que les autres salariés de l’agence. Elle prouvait ainsi chaque matin qu’on pouvait être à la fois mère de famille et directrice d’un pôle éditorial sans avoir besoin de prendre de la cocaïne toutes les heures. D’ailleurs, elle avait dû à plusieurs reprises se défendre de remarques déplacées d’anciens chefs misogynes et autres abrutis de jeunes stagiaires pour qui la vie était un long week-end d’intégration.

Elle ne remarqua pas tout de suite Brice, encore affalé au pied du baby-foot. C’est à 11h02 précisément, lors de son quatrième café, que Mélissa vit dépasser un bout de pied nu de derrière le Bonzini. « Oh my god ! » pensa-t-elle en postant la photo du pied sur Twitter « Un pied au bureau, mais lol ! #Pied #Lol #WTF #BabyFoot #earlywork ». Elle s’approcha à pas feutrés de l’individu déchaussé, son Smartphone en main, prête à streamer la moindre parcelle de buzz qui pourrait émerger de cette scène ubuesque.

Pas de réaction, l’individu semblait toujours dormir à pied fermé, un Parka bleu en guise d’oreiller. Bravant les interdits du baby-foot, Mélissa fit tournoyer violemment les manivelles des attaquants du côté bleu, ce qui provoqua un sursaut chez Brice qui se leva en trombe et se cogna contre la poignée rouge des défenseurs.

– Aïe ! Mais qu’est-ce que quoi ? Je suis où ? Déclara-t-il en substance.

– Oh tiens, bonjour, vous êtes réveillé ? Je suis Mélissa, directrice du pôle éditorial, et pour votre question, vous êtes en ce moment au pied d’un baby-foot de marque Bonzini disposé dans l’open-space d’une agence de communication digitale, sur la planète Terre. Et vous, qui êtes-vous ?

– Ah, euh, oui. Pardon, bonjour. Je suis Brice, je m’appelle Brice. Je suis arrivé dans votre époque hier, c’est Luke qui m’a demandé de venir ici quand…

Mélissa ouvrit grands ses yeux quelconques et ne lui laissa pas finir sa phrase :

– Aaaah mais bien sûr ! C’est vous le petit jeune dont m’a parlé Luke hier ! Il m’a dit que votre flow était gé-nial ! On a définitivement besoin de gens comme vous ici, avec des histoires de futur, de passé, tout ça est super trendy. Venez-vous asseoir, voulez-vous un café ?

– Euh, non j’ai horreur du café.

– Vous bossez en agence et vous n’aimez pas le café ? Aaak-waaard ! Vous n’êtes pas du tout mainstream, j’adore ! Alors c’est quoi cette histoire, vous venez vraiment d’un monde où tout le monde clique ?

Brice passa la demi-heure suivante à exposer la raison de son voyage à Mélissa qui ponctuait ses gorgées de cafés par des « lol !» et autres « seriously ? » longuement appuyés. Elle trouvait « awesome » l’idée que quelqu’un ait pu mettre autant de gens et si vite derrière des écrans « Mais le retour sur investissement doit être complètement hallucinant, et qui s’occupe de créer les contenus ? Tes copains du futur ils cliquent sur quoi ? ». Vaste question à laquelle Brice ne savait répondre que partiellement, premièrement, il ne faisait pas partie des serial-cliqueurs puisqu’il était entré très tôt en résistance, d’autre part, l’auteur de la nouvelle n’avait pas réfléchi à la question avant de se trouver confronté à ce paragraphe. Brice ne put en fin de compte que répéter la version qui circulait parmi les résistants et qui faisait état d’individus cliquant à longueur de journées sur des publicités mouvantes et des titres racoleurs afin d’optimiser leurs taux de distraction individuel (TDI) sur lequel le revenu de base inconditionnel était directement indexé. Ainsi, il expliqua à Mélissa qu’en 2035, une crise du clic valait une crise économique, ce qui avait logiquement fait naître la devise suivante : « Le clic, c’est la vie, le non-clic, c’est la mort ».

– Brice, tu es un petit génie, ton story-telling est vraiment bankable, même si à mon avis, ça devrait se passer en Californie, c’est super tendance la Californie. Et tu devrais l’écrire ce pitch, je ne comprends même pas que tu n’aies pas déjà un blog, c’est absurde !

– Mon quoi est quoi ? Euh, Mélissa, je sais que tout ça peut paraître très bizarre, mais ce que je dis est vrai, et j’ai l’impression de perdre mon temps ici, personne ne me croit, le monde est vraiment en danger. Il faut que les gens sachent ! Qu’ils sachent le danger du clic ! C’est ma mission, je suis venu pour ça.

– Mais justement, tu es bien tombé, personne ne peut mieux que nous livrer ta version au monde, j’ai déjà les idées qui fusent ! Les scénarios catastrophes sont super vendeurs, on va pouvoir générer une audience phénoménale avec tes histoires.

Mélissa faisait des ronds dans l’air avec ses bras, ce qui lui donnait un air de prêtresse, elle pointait un coin de la pièce, puis un autre, et débitait telle une cantatrice des idées de titres d’articles sensationnels et sponsorisés comme « Pourquoi le clic va-t-il détruire la planète ? » ou encore « 15 raisons de ne surtout pas cliquer sur ce lien ».  Elle semblait en transe et croyait dur comme fer que l’agence allait pouvoir « plugger un max de product-placement sur du related-content » (ce qui revenait grossièrement à mettre de la pub un peu partout).

– Déjà, pour commencer on va faire une campagne de test sur un panel de blogueurs rémunérés, y’a moyen de choper quelques rebelles du clic. Tu sais, les blogueurs nous aident beaucoup pour relayer du brand-content.

– Les quoi ? Du quoi ? Mélissa je ne comprends pas, on va tester mon histoire sur qui ?

– Sur des blogueurs. Des gens qui écrivent pour que les marques leur envoient leurs produits. Ils sont fans d’histoires de clics comme les tiennes, et en plus ils compensent leur manque de style par un vocabulaire riche et soigné, les mecs sont abonnés au dictionnaire des synonymes, c’est super bon pour le référencement !

Mélissa dû faire preuve d’un peu de patience pour expliquer à Brice les grands fondements d’Internet du point de vue d’une agence de communication digitale. Elle lui expliqua également que le système était arrivé à un point de non-retour où les visiteurs de sites Internet commençaient à réaliser que tout le monde écrivait sensiblement la même chose en ligne. Par conséquent, nombreux étaient ceux qui avait décidé d’écrire sur le fait que tout le monde écrivait la même chose, ce qui n’était pas très malin puisque ça revenait finalement au même.

Brice, qui connaissait mal l’environnement, avait tout de même quelques questions, il s’étonnait par exemple du fait qu’il faille relayer les dangers du clic à travers des gens comme les blogueurs qui eux même avaient besoin du clic pour vivre. Mélissa qui ne comprenait pas le paradoxe, lui dit qu’il cherchait un peu la petite bête, ce qui n’était pas tout à fait faux. Elle lui proposa de continuer cette conversation à l’afterwork de ce soir, il y aurait toute la clique et c’était important qu’il vienne car Luke avait de grandes idées sur la question.

Brice accepta en se disant que c’était peut-être l’occasion de sortir rencontrer du monde pour avancer dans sa mission.

*** Fin de la deuxième partie ***

Pour lire la troisième partie, cliquez ici !

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bubblecomm
bubblecomm
8 années il y a

Me voilà drogué du clic 😉

Camille
8 années il y a

Et voilà, ce chapitre était meilleur que le premier !

Le personnage de Melissa est génial, et c’est drôle, parce que j’ai rencontré quelqu’un comme ça hier soir. Mais genre : la même. C’en est effrayant.

J’adore les moments où tu parles de l’auteur et de la construction de l’histoire (j’ai jamais été foutue de retenir les termes de figures de style ou de récit…).

Et le passage sur les blogueurs qui bloguent sur le fait que les gens font de la merde… Ca fait mal, mais c’est une question que je me suis posée également : est-ce qu’au final, je ne participe pas à la nouvelle merde ? x)

J’attends la suite avec impatience, ne lâche rien !

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