L’armée des 12 clics, épisode III : L’afterwork

L'armée des 12 clics : épisode III, L'afterwork

Dans l’épisode précédent, Brice se réveille dans l’agence en communication digitale de Luke. La nuit a été l’occasion pour lui de refaire ce rêve important pour la suite de l’histoire (c’est pourquoi il ne fallait pas rater l’épisode précédent). Accessoirement, Brice fait la connaissance de Mélissa, la directrice du pôle éditorial qui se révèle être un personnage haut en couleurs. Mélissa est conquise par l’histoire de Brice et se demande déjà comment l’agence pourra la décliner en vue de créer du buzz sur Internet, ce qui paraît un peu bizarre, voire paradoxale à Brice, mais passons. Tout ceci se mélange dans la tête de notre héros qui décide tout de même d’accepter l’invitation de Mélissa à l’afterwork de ce soir.

***
Chapitre cinquième : l’afterwork de ce soir

Passée la rue Saint-Denis, l’odeur des stagiaires en communication agressa les narines de Brice. Le métro avait déjà été une épreuve pour lui, mais les émanations de Chanel surplombant les restes de déodorant lui soulevèrent méchamment l’estomac.

Il finit par arriver au lieu de rendez-vous, un bar nommé L’Atelier, sur un bord des Grands Boulevards. C’avait dû en être un pour de vrai il y a longtemps, mais à l’heure actuelle les clients derrière la bâche en plastique qui faisait office de terrasse avaient plus l’air de sortir de défilés huppés que d’ateliers à proprement parler. Parmi eux, Brice reconnut le visage de Luke qui s’agitait devant une grande blonde en manquant au passage de brûler son voisin avec sa cigarette.

A peine entré dans le bar, Brice sentit une main sur son épaule, c’était justement celle de Luke qui titubait déjà. Celui-là l’emmena virevolter de verres en verres jusqu’à ce que l’air en devînt flou. Mélissa aussi était là, à côté d’elle un gamin d’à peine cinq ans qui devait être son fils. Le petit d’homme qui sirotait un liquide rose agrippa sa mère avec un air de défi quand Brice s’approcha d’elle. Mélissa qui sentit la prise du marmot se retourna et tomba nez à nez avec Brice qui flanchait comme une éolienne mal fixée.

– Brice, quelle surprise ! Alors finalement tu es venu, tu as trouvé facilement ?

– Oui, j’ai pris le métro, d’ailleurs, c’est fou le nombre de gens qui cliquent dans le métro, comme quoi je ne raconte pas totalement n’importe quoi. Lâcha-t-il avec l’air satisfait de celui qui a un peu bu.

– Lol, oui enfin ils ne cliquent pas vraiment, ils touchent. Enfin bon ça revient au même.

Puis Mélissa secoua sa main en regardant vers le bas : « Dis bonjour au monsieur, Bruce. Excuse-le il est encore un peu timide, c’est son premier afterwork. »

Le môme avait une ganache qui ne laissa pas Brice indifférent. En plus il s’appelait Bruce, ce qui fit naître quelques soupçons chez lui autant que chez le lecteur. Il est évident que la demi-portion allait avoir un rôle à jouer quelque part dans cette histoire. Mais à ce stade il était encore trop tôt pour avancer des hypothèses. Comme pour sauver l’auteur de son embourbement scénaristique, Luke fit son apparition dans la conversation et emprunta Brice à Bruce. En fait, Luke commençait à être bien éméché et chez lui, cet état était annonciateur de révélations (ce qui tombe plutôt bien parce qu’en attendant, l’histoire n’avance pas vraiment).

Luke enroula son bras autour du cou de Brice et l’invita à sortir prendre l’air. Il faisait nuit et la lune était de bonne qualité, ce qui était propice à installer un climat de confiance. « Ecoute Brice » commença Luke derechef « J’ai un grand projet pour faire cliquer » lui lança-t-il dans une haleine d’Happy Hours. Luke fit alors part à Brice de sa stratégie. Selon lui, l’économie du clic allait être clé dans les vingt années à venir, et la place des agences en communication digitale était centrale mais risquée. En effet, il allait falloir à la fois augmenter le nombre de clics et d’interactions, et en même temps diminuer ce même nombre pour ne pas perdre les visiteurs au moment clé de l’achat en ligne. Dans un monde idéal, il y aurait un clic pour s’informer et un clic pour acheter. Mais ce monde idéal n’existait pas et en attendant, la seule façon de continuer à faire du business était d’encourager les gens à cliquer un maximum, et Luke avait pensé à quelque chose de « révolutionnaire » pour atteindre ce noble objectif :

– Ecoute Brice, j’ai eu une super idée, on va mettre derrière chaque écran de gamer des pages fantômes et récupérer tous leurs clics virtuellement pour les vendre à nos clients. On a déjà quelques types à la R&D qui ont planché sur des algorithmes de récupération de clics. J’ai réussi à rallier onze autres agences de communication digitale, on sera plus forts à plusieurs et en plus on déjà un début de charte graphique, dit-il en montrant un vague machin rouge. Autant dire qu’il va y avoir un sacré boulot de coordination, je ne te cacherai pas que j’ai pensé à toi.

Un vague machin rouge

Un vague machin rouge

–  Des clics de gamers ? Mais c’est quoi un gamer ? Demanda tout de même Brice.

– Mais tu sais, ces imbéciles qui passent leur temps devant des jeux-vidéos, ces gens-là cliquent énormément, ils cliquent TOUT LE TEMPS ! Ils représentent une valeur gigantesque et ne le savent même pas ! Il y a clairement de l’optimisation d’actif à faire. Ecoute Brice, il faut désencroûter le clic, il faut HACKER le clic ! Puis il eût ce rire démoniaque typique des méchants qui ont un plan maléfique.

Brice comprit alors. Même si ses connaissances historiques étaient faibles et que la résistance anti-clics ne lui avait fourni que de maigres informations sur 2015, il saisit ce qui était à l’oeuvre : un grand mouvement de convergence entre les clics, le marketing, le virtuel et les jeux vidéo. Ce qui allait se passer était évident : si on revendait les clics des joueurs de jeux vidéo, alors on allait décorréler les clics de toute réalité sensible, le contenu derrière les clics n’aurait donc plus d’importance et finirait par perdre tout intérêt, il ne serait là que pour faire croire aux clients de Luke que les gens cliquent bien sur quelque chose. En d’autres termes, les contenus éditoriaux, c’est à dire le web tout entier risquait de devenir totalement utilitariste et addictif, et ce dans l’unique but de forcer la population à mitrailler un maximum de pages web et autres bannières publicitaires.

Pour soutenir ce grand mouvement et éviter une énième bulle, les instigateurs de la révolution du clic allaient devoir mettre en place un régime despotique (ça, Brice ne le comprit pas immédiatement mais l’auteur de la nouvelle en était persuadé, il inventa même le néologisme « despoclic »). Brice voulu crier sa méfiance à Luke mais Mélissa leur fit signe de venir immédiatement regarder la télévision dans le bar : « Les gars, c’est la montée des marches ! ». Pour rien au monde Luke n’aurait manqué ça.

En effet, c’était beau, les jupettes et autre costards trois-pièces des stars hollywoodiennes scintillaient de mille flashes sur l’immense tapis rouge qu’offrait la croisette au monde entier. Les commentateurs ne tarissaient pas d’éloges sur ces grandes icônes du cinéma, égéries de grandes marques de luxe et hommes politiques appréciés du grand public : « Tout à fait Pascaline, il y a vraiment un sacré gratin ce soir, la sous-préfète sera d’ailleurs là tout à l’heure avec Rose Bergère, la ministre déléguée au numérique qui remettra le prix du meilleur film d’animation, la tension est déjà palpable…» Surpris, Brice fit volte-face en direction de Luke et Mélissa.

– Rose Bergère, c’est celle qui s’est fracturée la mâchoire dans l’escalier non ?

Les deux communicants lui rendirent quatre yeux interloqués :

– De quoi tu parles Brice ? Tu es bourré toi non ? C’est la ministre déléguée au numérique, une grande femme, même si à mon avis elle ne soutient pas assez les entrepreneurs comme nous. Et non elle ne s’est pas cassé…

Ils furent interrompus par Jean-Jacques Goldman, ou du moins par le fond sonore de « Envole-moi » venant de la salle du fond du bar. Mélissa poussa un petit cri strident de groupie et tira Brice par la manche « Le Karaoké a commencé, viens vite ! ». A peine eût-il le temps de réaliser ce qui lui arrivait que Brice se retrouva sous les projecteurs avec un micro en main, devant lui un écran sur lequel défilaient des mots mielleux.

Chapitre sixième : de la bonne manière d’échapper à un karaoké

Brice sentait une petite goutte froide perler sur son front. Autour de lui c’était comme si quelqu’un avait cliqué sur Pause, le monde semblait ralentir à mesure que les cris des clients du bar s’évanouissaient dans le néant. Le visage de Mélissa était pourtant clair, un visage qui lui sembla alors familier bien qu’il fût il y a quelques heures encore rétif à toute description. Mélissa avait ce genre de physique que la rétine efface mais que l’esprit conserve, et Brice eût une imperceptible sensation de déjà-vu avant de plonger dans un tourbillon vertigineusement noir.

Dans le bar, ce fut la stupeur, un grand flash lumineux fit vriller la musique un court instant. Les nombreux stagiaires dans la salle crurent à une montée de MDMA et le visage de Luke s’ouvrit comme jamais : « Il est génial, il fait des trucs de fou Brice ! Il bosse chez moi ne vous inquiétez pas, ce type est un grand délire et vous en entendrez bientôt parler, ha ha ! ». Brice avait bel et bien disparu mais la soirée continua de plus belle avec son lot d’anglicismes et de Mojitos aussi mal bus que préparés. Sur Twitter, le hashtag #FlashAtelier eût sa petite demi-heure de gloire avant de s’évanouir lui aussi dans le flux de l’actualité.

Pendant ce temps-là à Cannes, Rose Bergère montait les marches en arborant son légendaire et radieux sourire.

*** Fin de la troisième partie ***

Pour lire la quatrième partie, cliquez ici !

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3 Commentaires
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bubblecomm
8 années il y a

J’aime pas trop le machin rouge, trop vague pour moi ou pas 😉

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[…] où le personnage principal fait un rêve prémonitoire qui se réalisera dans le futur du passé. Chapitre cinquième : l’afterwork de ce soir. Chapitre sept : où Brice est renvoyé dans son époque et se fait […]