Marc-Antoine Mathieu : des bulles de rêve

marc antoine mathieu

Voilà longtemps que je souhaitais rendre hommage à l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu. Cependant, je désespérais de ne pouvoir m’adonner à cet exercice puisqu’il s’agit de bande-dessinée : pas question de faire rentrer aux forceps le thème sur maisouvaleweb.fr, blog avant tout dedié aux mouvements d’innovation.

marc antoine mathieu biographie

Mais à bien y réfléchir et après ces quelques heures passées dans l’oeuvre de l’auteur à en décrypter le sens et le non-sens, il m’a paru évident qu’un angle d’analyse un peu geek était envisageable.

L’œuvre de Marc-Antoine Mathieu court sur une vingtaine d’années et je ne ferai ici qu’en effleurer certaines de ses planches. Assez en tout cas pour montrer qu’il déploie une réelle vision critique à l’encontre du rationalisme technologique. Face à cela, il dispose d’une foi invétérée pour l’imaginaire et pour la force du rêve.

Des bande-dessinées métaphysiques 

Définition (rappel) : la métaphysique fait référence à ces choses abstraites, impalpables, que seule la raison explique. Exemple : « Mets-ta-physique, tu vas prendre froid ».

Mais passons. Marc-Antoine Mathieu a entre autres réalisé la série dont Julius Corentin Acquefacques est le héros. Ce dernier flotte littéralement dans des univers uniques à chaque nouvel opus : le rêve, l’administration, la bande-dessinée, etc. Julius est balloté dans des contextes incompréhensibles qui mêlent architectures délirantes et dialogues burlesques.

La particularité de la série est que l’auteur s’amuse du lecteur et du format dans chacun des épisodes : ici une case « découpée » permettant un étrange effet miroir physique et scénaristique, là une apparition de page couleur dans un album noir et blanc, puis une page en relief qui se découvre avec des lunettes 3D.

Un album découpé qui permet au lecteur d'envisager l'histoire deux fois grâce à la relecture d'une même case dans deux contextes

Un album découpé qui permet au lecteur d’envisager l’histoire deux fois grâce à la relecture d’une même case dans deux contextes

Ainsi, les ouvrages de Mathieu deviennent « méta » bande-dessinées, des terrains de jeu pour expérimenter une métaphysique par le dessin. J’ai rarement vu un tel déploiement créatif dans la bande-dessinée. A mon humble avis, Mathieu est avec Mandryka et son fameux Concombre Masqué un des rares auteurs à même de me procurer ces sensations purement géniales de voyage dans l’absurde.

L’art des surfaces 

Si l’univers onirique de Marc-Antoine Mathieu est aussi réussi, c’est parce qu’il mêle géométrie, philosophie et humour. Dans les bande-dessinées de Mathieu, les figures de style sont graphiques et prennent tout leur sens en dessin : mises en abyme et métaphores sont finement saupoudrées d’un humour multi-dimensionnel. Et l’humour est l’art des surfaces.

L’humour effleure, il est la coexistence des contradictoires : l’ironie qui oppose sens et non sens. De cette façon, on ne contredit pas l’humour car il glisse sur un univers dénué de profondeur qui échappe à la pensée. Si cette dernière phrase vous apparaît peu claire, c’est que vous n’avez pas assez lu Marc-Antoine Mathieu, et il n’est pas trop tard.

Lorigine marc antoine mathieu t

…Et les surfaces de Mathieu sont moyen d’expression formidable. Dans son album La 2,333e Dimension, la platitude a une « très légère épaisseur », car un point de fuite a disparu (fuité, pour ainsi dire), et il manque une dimension pour faire perspective. Comme dans le monde d’Alice, ou certains personnages en deux dimensions (les cartes) ont une largeur, les personnages de La 2.333e Dimension sont à plat car ils ont perdu leur volume dans la page. Quelle ironie.

La 2.3333ème dimension

Des univers où architecture, informatique et savoir absolu sont Kafkaïens 

L’ironie dans les formats de Mathieu est partout. Ses mondes sont labyrinthes et réalités intangibles où l’on tombe parfois au même endroit. Et d’ailleurs, l’endroit et l’envers n’ont plus de sens, par exemple l’album La fin du début est tout bonnement renversé, lisible d’un côté comme de l’autre.

La fin du début Marc-Antoine Mathieu

La perte de repères, c’est le fond de commerce de Marc-Antoine Mathieu, à vrai dire, il faut une certaine dose de second degré pour rentrer dans ses histoires. A force, on finit par en saisir les échos, renvois entres cases et dimensions. Alors les pages riment subitement dans une symphonie en noir et blanc délicieusement poétique.

Souvent, on retrouve plusieurs cases à différents endroits, c’est ce que Mathieu appelle l’« anticase ». Pour faire une analogie, disons que l’Anticase est un peu comme un fichier dupliqué en de multiples endroits à l’intérieur d’une même arborescence.

Dans l’album Dieu en personne, c’est carrément au mythe de l’intelligence artificielle et du savoir absolu que Mathieu s’attaque. Pas question de vous divulgâcher l’histoire mais je ne résiste pas à la tentation de vous en faire savourer un morceau. Ici, c’est un véritable Data-center qui est érigé en demi-dieu, un recueil de toute la pensée humaine, une vérité ontologique (en tout cas, « rien ne nous permet de nier que le contraire est impensable »). La perfection à l’état pur.

Dieu-en-personne

dieu en personne

D’ailleurs, le thème « robotique totalitaire » revient souvent dans l’oeuvre de Mathieu. Dans l’album Mémoire morte, c’est l’existence même d’une « entité contrôlante absolue  » qui est envisagée.

Mathieu est sans conteste dans la lignée de Godard avec son Alphaville quand il nous mène dans des salles obscures remplies de machines pétaflopesques* qui parlent un méta-language semi-divin, semi-flippant. Dans l’extrait suivant, l’homme délègue tellement à la machine qu’il finit, en succombant à la facilité technologique, par rendre son propre imaginaire cacochymique et atrophié :

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Vous l’aurez peut-être deviné, il y a à mon sens une adhérence certaine entre les images de Marc-Antoine Mathieu et la philosophie de Gilles Deleuze.

Dans Logique du sens, celui-ci déclare que « Le technocrate est l’ami naturel du dictateur (…) mais le révolutionnaire vit dans l’écart qui sépare la progression technique et la totalité sociale, y inscrivant son rêve de révolution permanente. Or ce rêve est par lui même action, réalité, menace effective sur tout ordre établie, et rend possible ce dont il rêve ».

Or, l’onirisme contre le rationnel, c’est le fin fond de la philosophie des bandes-dessinées de Mathieu, c’est à cela qu’il nous mène dans chacun de ses voyages, une invitation à débrancher le cerveau droit pour le cerveau gauche.

Je ne pourrai que vous encourager vivement à découvrir cet auteur si ça n’est pas déjà fait, je ne vous propose pas de lien mais vous le trouverez facilement chez tous les bons libraires.

*Il est possible que le contenu de ce billet vous ait paru un peu indigeste, je n’ai moi même pas tout compris. En guise de compensation, je vous propose la traduction du néologisme « pétaflopesque » inventé pour l’occasion : est pétaflopesque une chose pleine de « pétaflops », c’est à dire remplie d’une quantité astronomique d’informations stockées sous une forme numérique (des zéros et des uns). 

PS : un chaleureux merci à Théo qui a réalisé cette magnifique page sur l’oeuvre de Marc-Antoine Mathieu, il m’a gentiment confirmé que je pouvais utiliser certaines images et pas d’autres, j’espère être en conformité avec la loi en vigueur à ce sujet.

Pour aller plus loin, je vous suggère de lire ce fabuleux petit papier qu’il m’a été donné de découvrir au cours de mes pérégrinations webesques.

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[…] l’un de ceux-là. Un de ces quelques auteurs qui, comme j’ai déjà pu l’évoquer dans ce billet, se prêtent à de véritables exercices métaphysiques à coups de phylactères bien […]