Pour en finir avec la « défense de la vie privée sur internet »

Malgré des tensions explicites, récurrentes et dénoncées avec force la « défense de la vie privée sur internet » est une cause derrière laquelle beaucoup sentent un enjeu important. Pourtant les mots peinent à convaincre.

Le terme « vie privée » s’oppose habituellement à la vie publique ou à la vie professionnelle. Ces vies sont des territoires de l’existence. Les distinctions en territoires sont opérées par chacun de nous. Ces territoires sont multiples et parfois poreux. Se focaliser sur « la vie privée uniquement », c’est laisser de côté d’autres aspects de la vie de l’individu, et ignorer leurs dynamiques propres. L’interlocuteur n’est donc pas totalement mobilisé.

Le terme « internet » laisse croire que l’enjeu est d’ordre technologique, voire se limite à un monde immatériel et évanescent qui n’entraîne pas de changement de la vie de tous les jours. Internet est une réalité physique bien tangible, ce qui s’y passe relève du monde physique et n’en est pas moins tangible. Une fois une information rentrée dans un réseau, elle est traitée puis rendue disponible à des acteurs tout à fait identifiés : entreprises, particuliers, collectivités. Ce fonctionnement type ne se limite d’ailleurs pas à internet, mais s’étend à tout réseau de collecte, traitement et distribution de l’information, y compris les réseaux privés, et ceux qui sont encore en grande partie à venir (comme par exemple ceux dédiés aux objets connectés qui posent déjà problème). Le lieu de l’action et de ses conséquences n’est pas immatériel, mais bien concret, et beaucoup plus large qu’internet. Il concerne la vie quotidienne et l’impact ira grandissant.

Le terme « défense » laisse entendre une attaque, un combat, donc une source d’angoisse potentielle pour l’interlocuteur auquel on s’adresse. De là un mécanisme de défense courant et compréhensible : l’interlocuteur se referme et nous affuble d’une étiquette « paranoïaque » pour nous mettre à distance de sa zone de confort. Il n’y a pourtant ni défense, ni combat, et si attaque il y a, elle ne peut cibler que l’ignorance. Pas l’ignorant.

L’ignorance se dissipe par la pédagogie : premièrement considération inconditionnelle de l’autre, puis accompagnement, puis écoute, et enfin transmission de ce qui est nécessaire à chacun. Il n’est pas tant question de technique que d’humanité. Répondre à l’un sans inclure l’autre est absurde. Soyons-y attentifs.

Il me semble que ce n’est donc pas la « vie privée » qu’il faut « défendre » sur « internet ». L’intimité a vocation à être partagée. Rien n’est d’ailleurs plus beau que l’intimité partagée. Ce partage peut se faire de multiples façons, y compris via les réseaux.

C’est lorsque ce partage n’est pas consenti qu’il y a problème. Métaphoriquement, ce problème s’apparente à une trahison, voire à un viol. Le mot est volontairement fort non pour amoindrir le préjudice inouï d’un viol physique, mais pour susciter l’indignation de ce qu’est son équivalent mental, qui existe depuis toujours, mais qui avec les traitements automatiques de l’information ont pris une ampleur industrielle.

Ignorer le préjudice duquel nous sommes victimes ne nous libère en rien, et peut conduire à nous laisser dévaloriser ce qui semble d’ores et déjà perdu quand bien même elle nous est essentielle à tous : la liberté, souveraine et éclairée, à laquelle chacun peut aspirer, d’organiser sa propre vie, dans un évident respect des règles définies ensemble dans et par collectivité d’appartenance.

La cybersécurité ne concerne pas les systèmes d’information. Elle consiste avant tout à promouvoir auprès de tous cette liberté.

Cet article a été rédigé par Aurélien Grosdidier, chercheur indépendant fondateur de Latitude77, un espace de réflexion et de prospective à la confluence de l’anthropologie, de la sociologie et de la philosophie appliquées au questionnement technoscientifique et aux enjeux numériques. Contact: Latitude77, LinkedIn, Twitter.

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Mais où va le Web
Administrateur
7 années il y a

Merci Aurélien pour cette nouvelle pièce de pensée, j’ai quelques remarques de mon côté, qui mériterait que j’approfondisse vraiment mais pour faire court : j’ai la sensation que cet argumentaire pourrait être déployé pour à peu près n’importe quoi, avec le risque d’associer toute opinion contraire à de l’ignorance. D’ailleurs, si le droit sanctifie ce qui – selon toi – peut être ignoré, donc bafoué, alors pourquoi rejeter le mot « défense » ? Qui plus est, « l’intimité partagée » qui comme tu le dis, est un horizon plutôt sympa, a peu à voir avec ce à quoi les « défenseurs de la vie privée » font référence. Je ne partage aucune intimité réelle avec les GAFA. Avec mes amis oui, grâce aux GAFA, peut-être, qui font office de médiateurs dans la relation. Bref, j’attends ton éclairage là dessus !

Aurélien Grosdidier
7 années il y a

Il y a en effet là-dessous un implicite qui mérite un éclaircissement, voire un article dédié.

Chacun étant dans un rapport perceptif donc subjectif au monde, il est tout à fait normal d’avoir des opinions différentes. En rester là me semble confiner à l’impuissance. En effet, se satisfaire de ces opinions, comme autant de postures différentes, pose la question de l’espace commun. Des postures incompatibles ne serait-ce qu’en partie ne sauraient s’incarner collectivement autrement, au choix, que dans le conflit (« j’ai LA vérité et pas toi ») ou dans le relativisme généralisé (« tu as la tienne, j’ai la mienne, et tout va bien: on fusionne, ou on ne se croise pas »).

Par conséquent, ni le conflit ni le relativisme absolu ne me semblent viables. L’un et l’autre nous isolent alors que nous ne sommes et ne devenons nous-mêmes qu’avec l’Autre. Je crois donc important de se placer entre la revendication de détenir « LA vérité » et la tentation de céder au relativisme.

La thématique sous-jacente est celle de la construction de ce qu’on peut considérer vrai, c’est-à-dire une croyance, une partie de ce qui nous constitue en tant que groupe. Ce dépassement de la posture est indispensable à l’émergence du groupe: l’autre est toujours « à rejoindre », il n’est jamais proche d’entrée de jeu, sinon par illusion. De plus, le groupe est précisément nécessaire à toute action au-delà de nos individualités.

Plutôt que de rester coincer dans des postures rigides, je crois donc nécessaire de nous inscrire chacun dans mouvement, pour que des mouvements individuels et pluriels puisse émerger une réalité commune. Mais quel type de mouvement ?

Un mouvement qui découlerait d’un objectif premier de rejoindre l’autre, ou d’être rejoint, inclinerait au rapport transactionnel, de négociation, voire de force. Ce n’est pas une direction qui me semble souhaitable. C’est pourtant une des origines possibles de la raison, cf. https://www.edge.org/conversation/dan_sperber-the-function-of-reason .

L’alternative qui me semble la plus pertinente, c’est de proposer à chacun d’examiner avec une critique radicale en quoi nos perceptions sont validées/invalidées par ce réel qui nous est extérieur. Il s’agit de le considérer comme toujours trop confus et de le questionner pour travailler à son impossible clarification. Cette démarche est individuelle et intime. L’enjeu n’est ni l’autre ni le rapport à ce dernier, mais bel et bien un rapport critique à soi: le mouvement nécessaire est de tendre vers cet objet qui nous échappe et de ne pas se satisfaire de ce que nous en expérimentons. La conséquence de ce mouvement est un rapprochement de tous, indirectement médié par l’objet commun vers lequel chacun converge. Ce n’est pas sans lien avec la théorie du désir mimétique de René Girard. Il s’agit de questionner individuellement ce qu’est ce que nous avons en partage pour ensemble non pas le connaître dans sa nature, puisqu’elle nous échappe, mais pour le circonscrire autant que faire se peut. Que des divergences subsistent, c’est probablement qu’il s’agit de deux objets différents. Raison de plus pour les circonscrire.

Par conséquent, les opinions différentes et incompatibles deviennent dès lors une richesse: la convergence asymptotique vers ce même objet entraîne l’émergence d’un vocabulaire commun et d’une démarche cohérente sans être coercitive et sans que quiconque puisse se prévaloir d’être indispensable, quoique chacun puisse aider à des degrés différents.

Pour illustrer, imagine, en 2 dimensions: chacun est un point noir placé sur une feuille de papier blanche et « regarde » dans une direction précise, ce qui illustre la diversité de nos perspectives. Quelque part sur la feuille se trouve un objet non circonscrit que chacun, par définition, voit devant sa porte à 12h. Par itération, il s’agit pour chacun de savoir si c’est plutôt à 11h59 ou 12h01, et si c’est plutôt à la boite aux lettres, ou à la clôture du jardin. Je fais l’hypothèse que de tels mouvements individuels, itérativement répétés, sont un moyen de nous rassembler autour de cet objet afin de le caractériser par ce que nous en percevons et qui ne saurait s’avérer qu’être complémentaire. Nous ne pouvons pas le connaître, ni individuellement ni collectivement, par contre nous le circonscrivons d’autant mieux que nous sommes nombreux à l’entourer. Comme si la nature de l’objet, diffractée autour de lui et insaisissable, était intelligible fragment par fragment.

Je ne dis pas que c’est la seule façon de procéder, je dis seulement que je n’en vois pas d’autres. Je suis évidemment ouvert à toute suggestion. Dans cette démarche, l’opinion contraire n’est jamais réductible à de l’ignorance. Au contraire, elle est l’occasion de l’interrogation qui précède toute recherche.

Pour en revenir à nos moutons (numériques), concernant l’« l’intimité partagée » : le rôle de médiateur des plateformes techniques est effectivement problématique puisqu’elles ont bien trop souvent un accès sinon légal au moins technique à l’intimité en question. Au-delà de la confiance qu’il est possible de leur porter, elles sont des cibles majeures, comme l’a illustré le programme PRISM par exemple. Une solution serait que ces plateformes soient médiatrices sans avoir accès aux données. Je pense par exemple au projet SOLID du MIT, à l’initiative unhosted, ou encore au chiffrement homomorphique. Dès à présent, des solutions de chiffrement end-to-end comme celui implémenté par la messagerie Signal, par exemple, s’en rapprochent (cf. http://arstechnica.com/tech-policy/2016/10/fbi-demands-signal-user-data-but-theres-not-much-to-hand-over/). Toutes ces solutions sont toutefois techniques et ne dispensent pas de faire confiance à un tiers. Elles permettent seulement de compartimenter. L’idéal est sans doute de s’autohéberger, mais ce n’est de très loin pas à la portée de tous le monde, et ça pose toute une série d’autres problèmes. Le travail qui reste à faire est considérable, mais les premières marches sont heureusement simples: https://security.googleblog.com/2015/07/new-research-comparing-how-security.html

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