D’or et d’airain. Penser, cliquer, agir. Eric Briys

D’or et d’airain. Penser, cliquer, agir. est une jolie virée analytique en terrain numérique. L’auteur, Eric Briys, cofondateur de www.cyberlibris.com et anciennement professeur de finance à HEC offre une synthèse toute personnelle des grands enjeux liés au numérique et qui ont parsemé ses vies d’entrepreneurs. Lettré, extrêmement bien référencé, l’ouvrage reprend et articule élégamment les grandes questions économiques et philosophiques liées à la société du numérique plus qu’il n’impose une thèse en particulier. Un témoignage en somme, qui vient habilement soutenir une vision critique et nuancée dans un monde où la technologie galope sur ses pieds d’argile.

Baladons-nous un peu…

Casser les mythes

Il en faut peu pour saisir qu’Eric Briys parle depuis le terrain, il puise sa critique dans la novlanque ordinaire qu’il commencera par démonter assez méthodiquement. « Disruption », « Uberisation », « destruction créatrice » sont les concepts phares de cette nouvelle économie qui a érigé l’innovation en dogme. Employés sans recul, ces termes sont le langage de la non-pensée pour Briys :

« Mon exaspération provient de cette paresse du regard que j’associe à tous ces termes dont ceux qui les profèrent n’imaginent (sans doute pas) la violence et la gratuité. Je refuse de me joindre à la cohorte de tous ces fous techno-réjouis, pour ne pas dire techno-ravis de la crèche numérique. Je récuse ce bluff numérique, jumeau digital du bluff technologique, qui irritait tant Jacques Ellul. »

N’y voyons pas les marques d’une technocritique gratuite, une bonne part de l’ouvrage est consacrée aux réalisations (aussi techniques) de l’auteur, notamment dans le domaine des bibliothèques électroniques. Les livres sont au coeur de sa vie, il semblerait qu’il en ait fait une mission. Numérique ou physique, les bibliothèques devraient se métisser, produire du hasard, de la « créolisation » dira-t-il à plusieurs reprises : une production d’inattendu, qui l’amène naturellement au cours des quelques pages qui suivent à critiquer vivement le réductionnisme du big data et sa quête d’explication, de prédiction de tout.

« J’ai donc décidé d’écrire ce livre qui est mon invitation à la flânerie »

La seconde partie du livre est clairement Simondonnienne. Briys s’inscrit dans cette tradition qui promeut la connaissance de la technique pour ce qu’elle est, en tant qu’artefact(s) issus de la réflexion humaine et produits par les mains de l’homme (et de la femme). « L’humilité (numérique) du canif me suffit, il est objet qui s’interdit de faire de nous ses sujets » déclare-t-il, comme un besoin fort de rappeler la supériorité des techniques qui ne nous aliènent pas (original, on alterne ces longs passages où il est expliqué en quoi le canif est supérieur au couteau Suisse, pour introduire ensuite une analyse plus précise du contexte économique qui semble parasiter la société numérique : « L’internet était jusqu’ici synonyme de de (plus) grande transparence, de raccourcissement des distances, d’accès plus ouvert à toutes sortes d’opportunités. Il y a un risque évident que ce à quoi nous avons cru n’était que l’appartement témoin »).

Quoiqu’il en soit, après l’ère du capital physique (Rockfeller & co, le « capital d’Airain »), puis financier (fin du XXe, la dérégulation des marchés et ses « Banksters »), est arrivé celle du capital numérique (l’ère des GAFA et du « winner takes all »). Ce dernier passage est l’occasion de rappeler l’inégalité intrinsèque de ces systèmes qui vont jusqu’à détruire la concurrence que la capitaliste croyait promouvoir. Zuckerberg et les autres nouveaux héros sauveurs-d’Etat-affaibli en prennent pour leur grade. Non seulement leur hypocrisie serait criante (refuser de se soumettre à l’impôt puis prétendre égaler les Etats dans leurs missions) mais leur existence de héros providentiels même serait fantasmée, on appréciera que Briys mobilise Amanda Schaffer (dans la MIT Technology Review) pour rappeler que le patron de Facebook  « n’est pas plus responsable du paysage technologique dans lequel il opère que les Russes ne le sont du rude hiver qui leur permit de vaincre Napoléon ».

Influences, influences…

D’or et d’airain. Penser, cliquer, agir est à mon sens à prendre comme une synthèse stimulante des débats qui animent la sphère numérique et plus largement, la nouvelle économie issue des technologies de l’information. L’ouvrage est brasse large, les questions bien posées et – défaut d’une telle synthèse – sans doute trop nombreuses pour être exprimées dans une simple recension. Cependant, chaque rappel, enrobé des sentiments personnels de l’auteur se veut rigoureux et particulièrement bien illustré. Les mécanismes qui font vivre l’économie du numérique sont bien déconstruits, comme par exemple lorsqu’il est rappelé qu’« une technologie inférieure peut évincer une technologie supérieure parce qu’elle aura pour une raison ou une autre bénéficié plus tôt de l’effet des rendements croissants (…) le gagnant peut rafler la mise pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la qualité de sa technologie » En somme : rien n’est naturel dans nos choix techniques, tout est politique.

Très influencé par Nassim Taleb (ancien trader, aujourd’hui écrivain dont il faut lire l’excellent – et dérangeant – Antifragile) Eric Briys n’a de cesse pointe la fragilité des modèles figés (salariat, entreprises hégémoniques) et de plébisciter une économie plus « souple », capable de fonctionner en tenant compte de l’arrivée de machines de plus en plus perfectionnées à même de remplacer un certain nombre de tâches bien humaines (tout en ajoutant : « Je ne pense pas que les robots soient nos ennemis »). C’est peut-être un point de vigilance qu’il faut conserver : difficile de savoir comment peut se traduire en objectifs politiques une notion comme l’ « antifragilité » aujourd’hui, de la même manière, comment ne pas voir un biais d’association quand l’auteur met en doute le revenu universel sous prétexte que « cette allocation recueille une unanimité beaucoup trop large, des ultra-libéraux aux altermondialistes, pour être crédible ». Quelques questions donc, restent totalement ouvertes dans le système de Briys.

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