Quand la Silicon Valley épouse l’industrie fossile : mythes et promesses de l’intelligence artificielle

Alors que l’état de la recherche ne permet nullement d’affirmer l’avènement d’une intelligence artificielle capable de dépasser l’intelligence humaine, l’apocalypse par l’IA est un serpent de mer qui semble condamné à refaire inlassablement surface. Parmi les derniers exemples en date, un article publié au mois de mai dans Les Echos et intitulé « Intelligence artificielle : empêcher l’apocalypse »[1] donnait la parole à Seth Baum, directeur du Global Catastrophic Risk Institute, un think tank privé consacré à l’étude des risques systémiques. Insistant sur la nécessité de se prémunir contre les catastrophes qui selon lui ne manqueront pas d’être provoquées par l’IA – sujet sur lequel il se trouve que son organisation vend des prestations de conseil[2] – il évoque également la nécessité de définir des normes éthiques pour encadrer le développement de l’intelligence artificielle.

Une tribune proposée par une membre du Mouton Numérique

La Silicon Valley s’est déjà emparée de cette question, en créant en 2016 le « Partnership on IA », un partenariat destiné à définir les bonnes pratiques de la recherche réunissant entre autres Google et Facebook[3]. Google a également doté en octobre 2017 sa filiale consacrée à la recherche dans ce domaine, Deepmind, de son propre comité éthique. Présence notable dans ce comité, Christiana Figueres[4] est présentée comme un « leader international » sur la question du réchauffement. Diplomate costaricienne active dans le cadre très modéré des conférences sur le climat, Christiana Figueres est le signe, sinon de l’importance réelle de cette question aux yeux des dirigeants de Google, du moins de leur volonté d’apparaître comme sensibles aux questions climatiques au point d’en faire un sujet éthique.

Mais en avril dernier, quelques mois à peine après la création de ce comité faisant la part belle à l’écologie, une autre filiale du groupe, Google Cloud, signait un partenariat avec Total dans le but de développer des solutions d’intelligence artificielle qui assistent les ingénieurs de l’entreprise française dans leur travail de prospection d’énergies fossiles[5]. L’annonce de ce partenariat s’inscrit dans la ligne d’une interview accordée à Patrick Pouyanné au journal Le Monde, où le PDG de Total annonçait un risque de pénurie de pétrole après 2020[6]. Profitant de cette interview pour faire preuve de sa détermination à se procurer de nouvelles sources d’énergies fossiles, et renvoyant par la même occasion la réduction de la production de pétrole aux calendes grecques, il affirmait la nécessité de procéder à des investissements importants afin de prévenir cette pénurie. L’intelligence artificielle serait donc à compter au nombre de ces investissements salvateurs.

On ne rappellera pas la multiplication des constats scientifiques sur les désastres provoqués par le réchauffement climatique qui menace les conditions de vie sur terre, si ce n’est la survie de l’espèce humaine elle-même ; mais ce n’est pas trop s’avancer de constater que, si le dépassement de l’intelligence humaine par la machine reste un horizon abstrait, remis en cause par de nombreux scientifiques, la destruction de notre habitat par les énergies fossiles relève en revanche du consensus et tend à s’accélérer. Il ne s’agit pas de nier que l’IA, comme toute nouvelle technologie, est porteuse de nouveaux risques ; mais face à la réalité urgente du réchauffement climatique, l’apocalypse par l’IA ressemble davantage à un épouvantail en forme de Terminator, destiné à vendre des conseils en éthique et autres solutions de gestion du risque, qu’à un réel péril pour l’humanité.

Ce mariage de la Silicon Valley et de l’industrie fossile questionne aussi une autre facette du fantasme autour de l’intelligence artificielle : celle d’une entité supérieure capable de résoudre tous les problèmes d’une humanité trop primitive. Car si jusqu’ici, l’intelligence humaine ne s’est pas montrée capable d’enrayer la destruction de l’environnement, l’intelligence artificielle, malgré tous les experts chargés de veiller à son bon usage, n’a pas non plus apporté la preuve de sa supériorité dans ce domaine. Quoi qu’il en soit, l’intelligence artificielle n’apparaît aujourd’hui ni comme une menace directe pour notre espèce, ni comme un changement de paradigme qui résoudra nos problèmes à notre place, mais seulement comme une technologie de plus, susceptible, comme toutes les autres, d’être mise au service d’une organisation économique qui repose sur la destruction de la nature.

[1] Seth Baum, « Intelligence artificielle : empêcher l’apocalypse », Les Echos, 28 mai 2018 : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/0301728920593-intelligence-artificielle-empecher-lapocalypse-2179204.php

[2] Présentation du Global Catastrophic Risk Institute : http://gcrinstitute.org/about/

[3] Alex Hern, « ‘Partnership on AI’ formed by Google, Facebook, Amazon, IBM and Microsoft », The Guardian, 28 septembre 2016 : https://www.theguardian.com/technology/2016/sep/28/google-facebook-amazon-ibm-microsoft-partnership-on-ai-tech-firms

[4] Présentation des membres du comité Deepmind Ethics & Society : https://deepmind.com/applied/deepmind-ethics-society/fellows/

[5] Communiqué de presse de Total du 24 avril 2018 : https://www.total.com/fr/medias/actualite/communiques/total-va-developper-des-solutions-dintelligence-artificielle-avec-google-cloud

[6] Entretien de Jean-Michel Bezat et Nabil Wakim avec Patrick Pouyanné, Le Monde, 6 février 2018 : https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/02/06/patrick-pouyanne-pdg-de-total-apres-2020-on-risque-de-manquer-de-petrole_5252425_3234.html

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