Sigmund Freud, La Marque jaune et les adorateurs du cerveau « augmenté »

Freud a inventé l’appareil psychique, et a cru qu’il l’avait découvert. Il était tellement surpris d’avoir dévoilé ce qu’il a rapidement nommé « inconscient », aux propriétés étranges et déconcertantes qu’il s’est rassuré, lorsqu’il qu’il écrivait La science des rêves, en créant cet appareil qui le ramenait vers la terre ferme, alors que ses idées sur les rêves, les symptômes et l’étiologie des névroses, le faisaient voler dans le ciel des contes pour enfants (le Conte de Noël de fin 1896 par exemple).

Il écrivit en décembre 1892 (avec Jospeh Breuer), une « communication préliminaire » dont le titre même ouvre à tout le développement ultérieur de la pyschanalyse : « Le mécanisme psychique de phénomènes hystériques ». (ce texte est repris comme premier chapitre des Etudes sur l’hystérie, parues en 1895). J’en présente quelques extraits, en priant mes lecteurs, que je présuppose non-psychanalystes, de m’excuser pour la difficulté des propos, qu’ils voudront bien lire à plusieurs reprises :

« Dans la névrose traumatique, la maladie n’est pas vraiment déterminée par une passagère blessure du corps, mais bien par une émotion : la frayeur, par un traumatisme psychique. Nous avons, de façon analogue, constaté que la cause de la plupart des symptômes hystériques méritait d’être qualifiée de traumatisme psychique. Tout incident capable de provoquer des affects pénibles : frayeur, anxiété, honte, peut agir à la façon d’un choc psychologique et c’est évidemment de la sensibilité du sujet considéré (et également d’autres facteurs dont nous parlerons plus tard) que dépendent les effets du traumatisme. »

Autrement dit : ce sont des sentiments (affects, émotions, intentions) qui, par malveillance ou maladresse, provoquent les blessures psychiques.

« A notre très grande surprise, nous découvrîmes, en effet, que chacun des symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans retour quand on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l’incident déclenchant, à éveiller l’affect lié à ce dernier et quand, ensuite, le malade décrivait ce qui lui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expression verbale. Un souvenir dénué de charge affective est presque toujours totalement inefficace. »

Autrement dit : ce qu’une émotion a provoqué, la même émotion, si elle est revécue avec une personne capable d’entendre la souffrance qu’elle véhicule, peut libérer de cette souffrance.

« Contrairement à ce que dit l’axiome : cessante causa, cessat effectus, nous pouvons sans doute déduire de ces observations que l’incident déterminant continue, des années durant, à agir et cela non point indirectement, à l’aide de chaînons intermédiaires, mais directement en tant que cause déclenchante, tout à fait à la façon d’une souffrance morale qui, remémorée, peut encore tardivement, à l’état de conscience claire, provoquer une sécrétion de larmes : c’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique. »

Autrement dit : la mémoire affective n’est pas neutre ; elle garde en elle la trace de la blessure psychique et la transporte dans le temps, sans discontinuer. Ceci est sans doute la chose la plus difficile à comprendre dans la psychopathologie, car le temps ne fait rien à l’affaire, ce qui est contraire à l’expérience physique et biologique. Bien que cela reste obscur, le constat est indubitable.

« Nos observations prouvent que, parmi les souvenirs, ceux qui ont provoqué l’apparition de phénomènes hystériques ont conservé une extraordinaire fraîcheur et, pendant longtemps, leur pleine valeur émotionnelle. Il faut cependant souligner, comme un fait remarquable dont il y aura lieu de se servir, que ces souvenirs, contrairement à bien d’autres, ne sont pas tenus à la disposition du sujet. Tout au contraire, la mémoire des malades ne garde nulle trace des incidents en question ou alors ne les conserve qu’à l’état le plus sommaire. Ce n’est qu’en interrogeant des patients hypnotisés que ces souvenirs resurgissent, avec toute la vivacité d’événements récents. »

L’hypnose, verra plus tard Freud, est secondaire. Ce qui compte est que le patient ait le courage (la force, l’énergie, la capacité) de se replonger dans sa souffrance au lieu de l’anesthésier ou de la refouler. Il n’y parvient que rarement seul, car à moins qu’une personne bienveillante l’accompagne, il a PEUR d’affronter cela. Cette peur est, pour moi, l’inconscient lui-même : elle le constitue. Ce que nous allons voir.

« les groupes de représentations présents dans les états hypnoïdes[1] de l’hystérie et qui demeurent isolés des autres représentations tout en pouvant s’associer entre eux, représentent le rudiment, plus ou moins organisé, d’un second conscient, d’une condition seconde. »

On sait que peu de temps après, Freud abandonné en route par Breuer ne parlera plus de « second conscient » mais d’ « inconscient » et renoncera (à tort ou à raison) à l’hypnose pour la « cure par la parole » (« talking cure » ou « chimney sweeping » comme le déclara plaisamment une de leur patientes). Mais l’essentiel y était : il existe un « appareil » psychique, dont la complexité demandera à Freud une vie entière de travail pour l’expliciter.

D’où les tableaux des psychonévroses, les instances (Cs, Pcs, Ics), les symptômes « psychiques ». il remanie tout cela sans cesse et en donne une formule plus élaborée 25 ans plus tard : ça, Moi et Surmoi, les trois à la fois Cs et Ics. L’important n’est pourtant pas cette topique (topologie en fait) ou même cette économie (les rapports de forces ou d’énergies), mais la dynamique (mouvements et motifs des mouvements). L’appareil, si c’est bien un « appareil », est au service de l’âme (et du corps). Quel service ? Nous y reviendrons. Déjà : sa visée est de libérer l’âme des entraves dues aux souffrances passées et surtout infantiles, afin de vivre un vie plus enjouée, joyeuse. Son but ultime n’est pas scientifique mais médical. La vérité cherchée, comme chez Spinoza, Hume, Kant ou Goethe, est la béatitude, le contentement de soi (rien à voir avec l’égoïsme ou l’egotisme)

On peut évidemment critiquer Freud sur la notion d’appareil psychique car elle implique un dualisme fonctionnel (c’est-à-dire la croyance que le psychique et l’organique sont étroitement liés mais différents), mais cela n’autorise pas un retour en arrière (préfreudien, comme on dirait pré-galiléen) tel que celui que pratiquent les thérapies cognitives ou la méthode Coué (la joie par la méditation, l’exercice physique, les sex-toys, etc.) ou, enfin, et menaçant d’évincer toutes ces cataplasmes sur des jambes de bois, le salut mental (et physique) par l’augmentation cérébrale (AC) ou cérébro-corporelle, avec extension du QI (c’est comme l’allongement et l’élargissement du sexe masculin : ça ne sert à rien – je crois, je n’ai pas essayé), gonflage du QE (quotient émotionnel), stimulation du QSLD (je viens de l’inventer : quotient social-libéral démocratique).

La Marque Jaune et l’invention de la « machine à influencer » (télécéphaloscope)

Avant de venir directement à l’AC (équivalente de l’IA ou associée à elle, pour ceux qui ont suivi jusqu’ici), je passe par un épisode intermédiaire : l’invention géniale du télécéphaloscope, qui est à peu près l’inverse du télécran de 1984 (est-ce que E. P. Jacobs a lu Orwell et s’en est inspiré ?).

Soixante ans après Le mécanisme psychique, entre août 1953 et novembre 1954, Edgar P. Jacobs (1904-1987) publie La Marque Jaune, d’abord dans Tintin, puis en un album de 68 pages (avril 1956, éditions du Lombard). De quoi s’agit-il ? Pour aller au coeur de l’intrigue, c’est l’invention d’un autre « appareil », psychophysiologique celui-ci : le télécéphaloscope, capable de moduler l’onde Mega. Laissons parler Jonathan Septimus :

« Aiguillonné par ma haine, je me lançai à corps perdu dans mes recherches. […] Applicant à mes propres travaux les foudroyants progrès de la science radio-électrique nés de la guerre, j’ai mis au point minutieusement l’appareil qui allait bouleverser TOUTE LA SCIENCE CEPHALLOGIQUE. Aussi la fin du conflit fut-elle pour moi le signal de la revanche, car je venais, moi Septimus, de réaliser la plus forte découverte de tous les temps : LE TELECEPHALOSCOPE !!! » (p. 53)

Lequel stimule l’onde Mega du « sujet » et lu fait accomplir tel ou tel exploit. Un seul défaut, reconnaît Septimus : elle n’agit pas sur le subconscient [nom que donnent alors la plupart des gens à l’inconscient] et sur « certains réflexes ». En complément, le télécéphaloscope permet d’amplifier l’énergie potentielle cellulaire pour constituer une cuirasse électro-magnétique très protectrice.

Certains voient une ressemblance entre Guinea-Pig (le bonhomme manipulé) et le Golem ou la créature de Frankenstein. Pure paresse : le golem est un être de terre qui n’a pas la parole ; la créature est faite d’une assemblage de parties disparates de corps humain. La Marque Jaune met en scène Olrik, l’increvable adversaire de Blake et Mortimer. Septimus parvient à téléguider Olrik parce que celui-ci a été dépouillé de son identité et de sa volonté dans l’album précédent.

Olrik-Guinea Pig (Septimus ignore qu’il est Olrik) est doté de pouvoirs peu ordinaires : projeter de fortes décharges électriques ; bondir loin, fort et haut, et déployer une force prodigieuse ; voir la nuit, grâce aux infra-rouges ; être quasi-invincible aux balles et projectiles légers ; ignorer la peur et la fatigue. Contre-partie : il n’est que l’exécutant docile de Septimus, qui le téléguide et commande. Que veut Septimus ? Prendre sa revanche sur ceux qui ont, vingt ans avant, dénigré son invention et en faire ses esclaves suppliants. Le seul rapport qu’il désire c’est celui de maître à esclave : lui Maître de ces ignorants, enfin subjugués par son génie. D’où ces séquences inoubliables, au cours desquelles on voit ses trois principaux détacteurs (un magistrat, un journaliste et un médecin) avancer vers lui, se battant la poitrine et psalmodiant : « Salut Ô Très Puissant, Très sage et Très Savant docteur Septimus […] Chétives larves que nous sommes, nous avons osé, dans notre incommensurable orgueil et notre insondable ignorance, injurier, bafouer, insulter et outrager ton Rayonnant Génie. Mais nous étions dans les ténébres et ne le savions pas… Aussi est-ce profondément repentants que nous venons, Ô Maître Magnanime, te supplier de nous absoudre. » (p. 61)

L’implant cérébral : un nouveau télécéphaloscope ou un appareil psychophysiologique ?

Encore soixante ans plus tard, disons en 2016, c’est l’envol des spéculations sur l’homme augmenté, le cerveau augmenté, bref l’augmentation de tout (et surtout du coût du maintien en bon état des hommes et du reste de la nature) et la diminution orthogonale de l’autonomie de pensée, d’action et d’affection qui caractérise le pseudo-anthropocène, qu’il vaut mieux appeler par ses vrais noms : la fusion entre Le meilleur des mondes et 1984, avec des zestes de Gattaca, de Matrix et autres dingueries aliénantes.

Olrik, L’Onde Septimus

Il faudra vraiment un cerveau, un corps et un esprit (c’est pareil) très AUGMENTÉ pour suivre les déchainements de balais de sorcières et de baguettes magiques, qu’on appelle à présent : algorithmes, big data, information à n-dimensions.

Partons du moins délirant : les implants cérébraux de José Delgado (1915-2011). Il est le premier, dans les années 1950, à pratiquer la stimulation électrique du cerveau ainsi que la lecture de signaux cérébraux. Il met au point un système radiocommandé : le « stimoceiver ». En stimulant différents sites du cerveau, il parvient à plusieurs effets sur la motricité, les émotions et l’humeur. Il obtient, selon lui, des effets spectaculaires : forcer un singe à tourner la tête, un chat à se lécher, un homme à plier les doigts, provoquer la peur ou le rire, la concentration, etc. Il peut également provoquer la remémoration d’événements oubliés depuis longtemps.

En 1963 , dans un ranch à Cordoue, il parvint à stopper l’élan d’un taureau en stimulant son noyau caudé, grâce à un transmetteur radio qu’il tenait dans la main. On peut citer une jeune femme épileptique de 21 ans qui jouait calmement de la guitare et qu’il fit violemment enrager grâce au stimoceiver qu’il lui avait implanté, au point qu’elle casse son instrument contre le mur. En 1966, Delgado affirma que ses travaux « amènent à la conclusion déplaisante que les mouvements, les émotions, et l’humeur, peuvent être contrôlés par des signaux électriques et que les humains peuvent être contrôlés comme des robots en appuyant sur des boutons ». En 1969, il parle de dérive orwellienne de ses travaux, qui pourraient servir à réduire en esclavage des êtres humains.

Il fut l’un des premiers à imaginer un système électronique pour traiter automatiquement certains problèmes cérébraux, comme la maladie de Parkinson et les crises d’épilepsie, en implantant un stimulateur cérébral, ou « pacemaker cérébral », qui détecte à l’avance les crises et envoie des signaux électriques dans certains endroits du cerveau afin de les empêcher.

Notons que nous sommes encore loin du télécéphaloscope : les implants de Delgado provoquent des gestes simples et des expressions primaires. Ils ne dictent pas une conduite élaborée, ils n’agissent pas sur le potentiel électro-magnétique des cellules du corps, ils ne font pas de leur porteur une machine de mort.

Ces recherches ont stagné depuis les années 1980, pour repartir récemment, dans l’honorable direction des soins médicaux et de l’amélioration des performances neuromotrices.

Ainsi, une équipe de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne a conçu un système capable d’interpréter l’intention de mouvement d’un singe et de la transmettre immédiatement à sa colonne vertébrale sous forme de stimuli électriques. Le but est de faire marcher des patients paralysés. A Cleveland, un quadriplégique a réussi, aidé par un accoudoir à ressorts, à lever le bras ou à porter une tasse jusqu’à ses lèvres. Liés à un plus vaste mouvement de recherche visant à concevoir des prothèses neuronales qui pourraient également restaurer la vue ou la mémoire, ces dispositifs restent expérimentaux et complexes. (MIT technology review, 30 mars 2017).

Selon le New Scientist, une équipe de l’université de Caroline du Sud, conduite par le professeur Dang Song a mis au point un implant cérébral permettant d’augmenter les capacités de mémorisation jusqu’à 30 %. Via cet implant on envoie des petits chocs électriques à l’hippocampe. La mémoire à court terme est améliorée de 15 % et la mémoire de travail – essentielle pour réaliser les tâches cognitives – de 25 %. L’équipe a recruté 20 volontaires souffrant d’épilepsie, déjà équipés d’électrodes. Les participants ont d’abord été invités à mémoriser des images pour que les chercheurs recueillent des données sur l’activité cérébrale stimulée lors de l’apprentissage. Les chercheurs ont ensuite modélisé les enregistrements neuronaux afin de travailler sur les endroits activés pendant le premier test. Lors d’une seconde session, les chercheurs ont utilisé l’implant pour stimuler le cerveau des sujets avec des chocs microélectriques. Ces signaux, traversant plusieurs régions de l’hippocampe, sont de même nature que les signaux naturels que nous recevons quand nous essayons de nous souvenir de quelque chose. L’implant est simplement venu en renforcement du travail du mémorisation naturel. « Nous écrivons le code neuronal pour améliorer la fonction de la mémoire, a expliqué le professeur Dong Song. Cela n’a jamais été fait auparavant. »

Ici commencent les inepties. « Ce surplus de mémoire – commente la revue – pourrait devenir une avancée majeure pour la science. En effet, avec l’allongement de l’espérance de vie notamment, les chiffres de personnes atteintes d’Alzheimer n’ont fait qu’augmenter. Un problème d’autant plus important que les personnes âgées de plus de 65 ans sont les plus susceptibles d’être atteintes par cette maladie et qu’aux Etats-Unis, où l’expérience a été réalisée, plus de 20% de la population aura plus de 65 ans d’ici 2030. Un dernier bilan a par ailleurs montré qu’en 2016, les soins de santé pour les personnes touchées par la maladie d’Alzheimer ou atteintes de démence ont coûté plus de 230 milliards de dollars au gouvernement. »

L’escroquerie de l’intelligence augmentée

Après la mémoire, la perception, l’imagination et autres facultés de l’esprit (pardon, du cerveau) vont être augmentées. C’est une description digne du moyen-âge, sachant que la neurophysiologie moderne – celle des chercheurs et non des charlatans – ne parle plus de facultés, mais de schémas perceptivo-moteurs, d’intégration sensorielle, de conduites adaptatives ou non, etc. Le « surplus de mémoire » si cette expression a un sens, ne sert strictement à rien puisque l’important est la hiérarchisation des informations, leur emploi, leur composition pour former des récits ou des ensembles cohérents de données, etc. A strictement parler « augmenter » la mémoire de x % ne veut rien dire. Un idiot doté d’une mémoire photographique restera un idiot (voir Les 39 marches d’Hitchcock). La maladie d’Alzeihmer est une question de dépersonnalisation, dont les pertes de mémoire ne sont qu’un symptôme parmi bien d’autres. La grande perte est relationnelle, comme l’illustrent bien des témoignages[2]. La souffrance des proches, intense et constante, est à traiter autant que la maladie elle-même, et elle n’a rien à voir avec une perte de mémoire. Le terme « démence » ne signifie strictement rien : c’est encore une appellation moyenageuse pour décrire quelque chose auquel on ne comprenait rien jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le New Scientist n’a pourtant pas l’air d’être écrit par des sectateurs du New-Age ou par les lecteurs de BD pour ado. Tout cela relêve plus de la malhonnêteé intellectuelle que de l’ignorance, dans un but qui apparaît clairement lucratif.

De plus, que ferions-nous avec une « mémoire » augmentée de 30% ? Rien, car le problème est celui de savoir utiliser les informations que nous recueillons, dans ou hors du cerveau (je n’ai pas des milliers de livres dans la tête, mais je sais de quoi ils parlent et je peux les ouvrir si besoin est, et même les LIRE). Et comment augmenter de 30 % mon imagination, si je suis trop peu confiant en moi pour oser penser par moi-même, et me contente d’aligner des idées toutes faites ? Est-ce que 30% d’idées reçues vont m’apporter quoi que ce soit ? Non ! Au contraire, elles vont encore me diminuer. Et si j’augmente mon QI de 30 ou 100 % que va-t-il se passer ? Rien, sauf améliorer peut-être mes résultats aux tests de QI. L’intelligence n’a aucun quotient, aucune mesure, aucune norme. C’est la capacité à discerner, à anticiper, à associer, à intégrer, à éliminer, à choisir, et même à désirer (le désir est l’essence de l’homme, et non l’acrobatie intellectuelle), etc. – non mesurable, ou alors selon une pluralité de critères et d’échelles dont je ne vois pas comment on pourrait les standardiser. A ce sujet, on peut lire avec profit La mal mesure de l’homme de Stephen Jay Gould.

Pourtant – et nous retrouvons notre bateleur préféré (aux Tarots le bateleur est un magicien et surtout celui qui embrouille les spectateurs) Elon Musk – les « recherches » s’orientent vers « l’intelligence augmentée », ne serait-ce que pour tenir tête à nos futurs concurrents et potentiels ennemis : les intelligences artificielles[3]. Libération, déjà en perte de vitesse depui longtemps, s’est surpassé avec un hors série Voyage au cœur de l’IA , dont la présentation par Robert Maggiori est une pièce d’anthologie puisqu’il se trompe à peu près sur tout. L’IA, changement de paradigme ? Alors qu’il ne s’agit que d’un sous-produit parmi bien d’autres de l’automatique et de la théorie des langages formels. Or l’automatique a commencé avec James Clerk Maxwell – celui du « démon » -, puis viennent Shannon, Turing, Wiener, etc. et le véritable changement de paradigme technologique est passé inaperçu du grand public et de bon nombre de commentateurs. Le numérique est à l’automatique ce que l’essence est au moteur à combustion interne. Ajouter que « la » science et « la » technique sont aveugles à leurs propres conséquences est du Heidegger réchauffé. D’abord il y a « des » sciences et « des » techniques et les « savants » et « techniciens » n’ont pas attendu les « philosophes » pour penser leurs œuvres et leurs travaux. Par exemple, Norbert Wiener (God and Golem, inc., 1964) Les inepties continuent tout au long de cet article, dont je ne donne qu’un extrait de plus : « l’intelligence n’est pas une faculté comme les autres […] mais […] ce par quoi l’homme aime à se définir » Ah bon, on en revient aux facultés que depuis Descartes, au moins, on a abandonné à leur abstraction et à leur stérilité ? Désirer, aimer, se souvenir, imaginer, entendre, voir, etc ; c’est cela intelligere, et c’est pourquoi l’idée même d’intelligence artificielle est un leurre ou un truisme : toute intelligence est artificieuse et artificielle (fabricant des choses diverses) ; les robots ne sont pas des intelligences mais des automates programmables, inexistants en dehors de ces programmes.

Elon Musk – déjà créateurs de voitures électriques sans chauffeur, de fusées spatiales et concepteur du train du futur – veut améliorer non seulement les moyens de transport mais l’être humain lui-même. Sa société Neuralink, va créer des interfaces homme-machine, par le biais de « cordons cérébraux » (neural laces), qui auront pour objectif d’augmenter la capacité de nos cerveaux. « Un mouvement qui risque bien d’avoir des conséquences sur l’avenir de l’humanité » écrit, apparemment sans rire, la revue Usbek & Rica, le 28 mars 2017.

Qu’est-ce qu’une « dentelle neuronale » (autre traduction de neural lace) ?

Une dentelle neuronale serait (sera ?) un implant composé d’une maille très fine injectée dans le cortex humain. La dentelle est formée d’une série d’électrodes capables de suivre les fonctions neuronales. La faisabilité de ce nouveau procédé a été confirmée à la suite d’essais effectués sur des souris (vivent les souris ! Elles devraient obtenir des prix Nobel pour leur dévotion à la science) à l’université d’Harvard. D’après une étude publiée en 2015 dans Nature, de nouvelles connexions se sont formées sur la dentelle après injection de la maille électronique. Ces connexions ont ensuite pu être activées de l’extérieur par l’équipe de recherche. Cet implant devrait servir à accéder à Google par la pensée. Ainsi, l’homme s’augmentera lui-même par implants interposés pour ne pas devenir « obsolète » face à la montée de l’Intelligence Artificielle (IA).

Que rêver de mieux dans la vie que pouvoir accéder à Google « par la pensée » ? Le monde sera entièrement googlisé. A côté de cette perspective céleste, le meilleur des mondes d’Huxley et le 1984 d’Orwell sont des plaisanteries d’amateurs. Car entrant « dans » Google, « par la pensée », nous serons au sein de Dieu (au Nirvana pour certains), nous serons Dieu, ce que les religions ont promis mais jamais tenu, sauf pour quelques rares mystiques qui y ont laissé leur peau ou leur santé mentale. Je suis ringard : je préfère accéder à la fourrure de mes chats ou au visage d’un être cher, etc., qu’au monde virtuel pris dans sa totalité.

A part cet accès au bigissime data serveur, à quoi servent les dentelles neuronales ? A organiser le transfert de données (bidirectionnel) ainsi qu’une connexion permanente avec une IA. Ainsi, on pourra télécharger des compétences et exporter sa mémoire (neuronale ?) sur un disque dur miniaturisé à portée de main (ou de cerveau).

Toujours la même stupide confusion entre stock de données et mémoire vive (humaine), entre mécanismes neuromoteurs et compétences, qu’il est strictement et définitivement impossible de télécharger. On dirait que ces délirants chroniques ou « petits fûtés » n’ont rien retenu des expériences – dans les années 1950 et 1960 – d’apprentissage des langues sous l’oreiller : on branchait un magnétophone qui débitait les phrases de manuels en anglais, etc. C’était aussi efficace que d’écouter une radio chinoise toute la journée alors qu’on n’a aucun rudiment de cette langue.

Comme dans cet univers, il n’existe pas que des illuminés ou des rusés commerçants (parfois en une seule personne), il arrive qu’un chercheur disent que les « structures d’impulsion neuronales des pensées et de l’intention restent un mystère pour les chercheurs. » Sans parler de risques d’infection.

Résumé de cette troisième étape (si vous n’avez pas suivi de bout en bout) : avec les implants neuronaux, de plus en plus fins et « collants » au cerveau, les capacités humaines vont être surmultipliées, et l’humanité – c’est-à-dire les heureux implantés, les autres sont déjà des sous-hommes, n’est-ce pas ? – feront un bond en avant dans l’échelle de l’évolution : Darwin deviendra lui aussi obsolète, car la sélection naturelle sera définitivement dépassée, et homo sapiens ne se distinguera presque en rien de son cousin le chimpanzé, autre arriéré mental. A moins que les chimpanzés, plus forts que César (La planète des singes, nouvelle version) s’emparent des programmes d’implants cérébraux et se sur-cérébrent tout en nous décérébrant.

Ainsi, en 120 ans, nous passons de l’appareil psychique inconscient, potentiellement bénéfique et maléfique (selon la qualité de l’analyste qui l’utilise, par le biais du transfert), à l’appareil cérébral conscient maléfique (mais il n’agit pas sur l’inconscient – et l’auteur n’envisage pas d’usage bénéfique puisqu’il asservit son porteur), puis à l’appareil neuronal surconscient bénéfique (il n’y a même plus d’inconscient : cela fait partie des croyances désuètes) éventuellement pour une bonne partie – solvable – de l’humanité (la dentelle neuronale ne devrait pas coûter très cher, si elle est fabriquée à un milliard d’exemplaires).

Personnellement, j’avoue, pour finir, que je préférerais être doté d’un cerveau positronique et d’un corps métallo-céramique, comme les robots d’Asimov. Je serais augmenté une fois pour toute et pour longtemps (20.000 ans dans le cas de Daneel R. Olivaw – Terre et fondation, 1987). De plus, je n’aurais plus besoin d’appareil psychique inconscient (une âme, quoi !) et le télécéphaloscope serait remplacé par les trois lois de la robotique, nettement plus orientées vers « peace and love ».

Michel Juffé

[1] Définition classique : « Type particulier de dissolution de la conscience survenant en dehors du sommeil, dans lequel les contenus de pensée sont analogues à ceux du rêve. »

[2] Voir par exemple : Serge Rezvani, L’éclipse, Actes Sud, 2003 ; ‘Approches de la maladie d’Alzheimer », in Expériences de la perte (colloque de Ceisy-la-Salle, dir. Michel Juffé, PUF, 2005)

[3] Libération, déjà en perte de vitesse depui longtemps, s’est surpassé avec un hors série Voyage au cœur de l’IA , dont la présentation par Robert Maggiori est une pièce d’anthologie puisqu’il se trompe à peu près sur tout. L’IA, changement de paradigme ? Alors qu’il ne s’agit que d’un sous-produit parmi bien d’autres de l’automatique et de la théorie des langages formels. Or l’automatique a commencé avec James Clerk Maxwell – celui du « démon » -, puis viennent Shannon, Turing, Wiener, etc. et le véritable changement de paradigme technologique est passé inaperçu du grand public et de bon nombre de commentateurs. Le numérique est à l’automatique ce que l’essence est au moteur à combustion interne. Ajouter que « la » science et « la » technique sont aveugles à leurs propres conséquences est du Heidegger réchauffé. D’abord il y a « des » sciences et « des » techniques et les « savants » et « techniciens » n’ont pas attendu les « philosophes » pour penser leurs œuvres et leurs travaux. Par exemple, Norbert Wiener (God and Golem, inc., 1964) Les inepties continuent tout au long de cet article, dont je ne donne qu’un extrait de plus : « l’intelligence n’est pas une faculté comme les autres […] mais […] ce par quoi l’homme aime à se définir » Ah bon, on en revient aux facultés que depuis Descartes, au moins, on a abandonné à leur abstraction et à leur stérilité ? Désirer, aimer, se souvenir, imaginer, entendre, voir, etc ; c’est cela intelligere, et c’est pourquoi l’idée même d’intelligence artificielle est un leurre ou un truisme : toute intelligence est artificieuse et artificielle (fabricant des choses diverses) ; les robots ne sont pas des intelligences mais des automates programmables, inexistants en dehors de ces programmes.

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Chloé
Chloé
6 années il y a

J’ai lu cet article avec intérêt et bien que j’adhère au propos, je ne peux m’empêcher de vous embêter avec une remarque (disclaimer : je ne suis pas psychiatre/cologue/chanalyste/…) : parler de retour pré-freudien pour les thérapies cognitives me semble erroné. Elles ne nient pas Freud, mais s’adresse à des patient.e.s qui ont déjà identifié le souvenir traumatique qui génère leurs souffrances sans pour autant se délester de ses conséquences. Il s’agit de l’étape 2 pour ceux et celles qui ont, seul.e.s ou en consultation, ont déjà « analysé » le passé. C’est le but de la méditation en pleine conscience à visée thérapeutique. De plus, l’EMDR, thérapie cognitive, fonctionne par stimulation et direction des mouvements oculaires, mais ne prétend pas que lesdits mouvements supprimeront la souffrance : au contraire, ils visent à aider la patient à supprimer la charge émotionnelle d’un souvenir traumatique en lui permettant à la fois de mieux en cartographier l’accès et de s’en distancier (schématiquement : « je vois nettement cet évènement, je vois donc nettement qu’il est passé, je suis dans le présent, je suis en sécurité »). Bref, ce n’est pas nouveau, les thérapies analytiques peuvent, dans certains cas ou au bout d’un certain temps, déposséder la personne d’une autonomie qu’elle pu chèrement acquérir (« vous croyez que vous savez ce qui vous a traumatisé mais ce n’est pas le cas »). Les thérapies cognitives sont alors bien plus aidantes, et s’accommodent très bien d’un retour à l’analytique si la nécessité s’en fait sentir (des psy pratiquent d’ailleurs les deux).
Cela étant dit, merci pour cet effort pédagogique sur un sujet presque partout maltraité : les publications d’Où va le Web sont vraiment d’intérêt public à cet égard.