Souriez, vous êtes fichés !

Si vous l’avez raté, sachez que lui, ne vous a pas oublié. Lui, c’est ce fichier TES pour « Titres électroniques sécurisés » qui vient d’être mis en place sur le territoire de la république. Dans la droite lignée du « fichier des gens honnêtes », le fichier TES est arrivé par décret (en ligne ici) et répertorie une quantité d’informations impressionnante sur soixante millions de français.

Comme tout le monde y va de sa petite râlerie (pour ne pas dire de son grand méchant coup de gueule), je ne vois pas pourquoi je m’en priverais. C’est vrai, beaucoup a été déjà dit et lu sur ce méga-fichier, et tant mieux.

Du point de vue du gouvernement, c’est avant tout une façon d’éviter les usurpations d’identités (toutes relatives au demeurant) et de lutter contre le terrorisme (moins relatif, certes), même si ça n’est pas vraiment présenté comme tel. Vu de la fenêtre des défenseurs des libertés fondamentales, c’est un fichier qui contient trop de données sur trop de monde, et qui pourrait constituer une arme de destruction massive antidémocratique. Je ne vous fais pas l’offense d’un point Orwell dès le deuxième paragraphe, mais le clavier me démange quand même un peu.

Mais que contient-il exactement, ce TES ? En dehors de votre nom, prénom, date et lieu de naissance, sont répertoriées des données biométriques, couleur des yeux, sexe, taille, adresse et adresse mail, filiation, signature. Pour une liste plus exhaustive, rendez-vous ici, c’est très bien expliqué. Rien ne dit qu’on ne rajoutera pas une colonne au tableau Excel (« tiens, Robert, rajoute « race », dans la colonne G, on va bien se marrer »).

Comme souvent, ce genre d’annonce fait des émules. Un fichier unique pour tous les français, il y a de quoi frémir. A dire vrai, on n’avait pas vu ça depuis 1940, et personne n’aime être ramené aux heures les plus sombres de l’histoire (mis à part que le climat social en France fait indéniablement penser à nos chères années trente).

Vous me direz, si le climat est délétère, c’est aussi parce que quelques attentats nous ont bien retourné le cerveau ces temps-ci. Moi le premier, quand ce type s’est fait sauté à trois-cent mètres de chez moi, j’avoue qu’un frisson terrifiant m’a traversé. Il me traverse encore et dans des moments de faiblesse, j’ai pu croire que troquer un peu de démocratie contre un peu de sécurité n’était peut-être pas forcément un mal, après tout. Mais non.

Tout commence toujours par du conditionnel

Alors oui, beaucoup de ce qui est dit commence par le conditionnel, ce fichier soulève tous les fantasmes totalitaires et autres abus qui « pourraient » arriver. un fichier qui « pourrait » tomber entre les mauvaises mains, au mauvais moment. M’est avis que quand on achète une arme on finit toujours par s’en servir, et ce n’est pas la NRA qui dira le contraire. Parce qu’il s’agit à peu près du même réflexe de « guerre préventive » qui vous pousse au mal avant d’avoir mal. J’entendais ce matin même à la radio que de plus en plus de français s’armaient (oui, avec des flingues et tout) pour se préparer à répondre à une éventuelle attaque terroriste. A croire que l’État ne fait plus son job, n’inspire plus confiance, puisque lui aussi, s’arme avec ce fichier. Voilà où nous en sommes, rajoutez quelques burgers et un cactus ici ou là : welcome to Texas.

Car oui, si le conditionnel est hypothétique, il n’en demeure pas moins que les pires saloperies ont aussi commencé avec lui. Si encore l’efficacité d’un tel projet était avérée, discutée (démocratiquement, n’ayons pas peur des mots) mais non, même pas ça. De surcroit, on n’attrape pas des terroristes avec des bases de données et des requêtes SQL, a fortiori quand on noie son identité dans une liste longue comme le bras (et quel bras ! 60 millions  de coupables potentiels !).

En effet, peut-être que personne n’ira jamais abuser de ce fichier. Peut-être qu’il restera bien au chaud sur son disque dur, bien protégé des attaques (60 millions de mails ! De quoi faire une sacrée campagne de pub !). Peut-être même que Marine le Pen ne sera jamais élue. Peut-être pas cette fois. Mais la prochaine ?

L’Histoire n’est pas finie

Vous me direz, de toute façon si un gouvernement despotique prenait le pouvoir demain, il mettrait en place bien vite ces outils. C’est juste une question de temps. Peu de chances cependant que le totalitarisme sauce XXème siècle refasse fureur, mais n’excluons pas sa version allégée (bio, même) avec tout ce que cela comporte d’auto-censure et d’autocraties dissimulées. Dans ce cas, on aura été bien content de ne pas monter un tel fichier en première instance.

A l’heure où l’on nous parle de libertés numérique, où l’on souhaite former nos enfants au code, à la « pensée informatique » (il faudra m’expliquer ce truc un jour), à l’heure où l’intelligentsia parisienne elle-même commence à douter du proto-modèle de surveillance qui agglutine la NSA et les grosses firmes technologiques… A cette heure-là, nous, français, montons un machin susceptible de servir de catalogue personnalisé à n’importe quel sagouin que l’histoire fera entrer à l’Élysée. A cette-heure là, le pouvoir envoie des signaux contradictoires, joue à un jeu dangereux qui prend l’histoire à rebrousse-poil.

Et il faut s’en rappeler, l’Histoire avec un grand H n’est pas finie comme l’a dit Fukuyama. Tout peut encore changer, nos démocraties ne sont pas d’immuables exemples amenées à perdurer dans l’avenir en délivrant la liberté sur un plateau (ou presque). Nos systèmes sont de fragiles équilibres qui font face à de sinistres provocations.

Bref, voilà, en dehors du fait que tout le monde s’en foute, je regrette surtout que l’État s’appauvrisse encore plus (même symboliquement) en s’équipant de moyens techniques à haut potentiel liberticide. Je le regrette, parce que jamais la désaffection, (voir la haine) pour l’État n’a été aussi forte, et c’est très grave. Je regrette qu’on ne dialogue pas ou si peu, ou à coups de 49.3. Je regrette qu’on oppose à la surveillance de masse le spectre de l’islamisme radical.

Il ne s’est pas encore passé grand-chose, c’est vrai. Le fichier TES ne scanne pas encore nos visages pour envoyer Terminator toquer à nos portes.

Si ça arrive, je l’accueillerai avec un fusil, de toute façon.

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Camille Gillet
7 années il y a

Très bon billet. Comme toujours, déjà, mais là vraiment, je trouve intéressant et important ton passage sur le conditionnel, sur les éventuelles conséquences, et sur le mal qu’il y a à se gausser des « et si », et autres « hypothèses ».
Surtout en politique, surtout en ce moment, surtout quand on parle d’avenir (meh).
Bravo, et merci pour le temps que tu as pris.

Saint Epondyle
7 années il y a

Un article nécessaire. Et c’est vrai, tout le monde semble s’en foutre.

Germain Huc
7 années il y a

Le conditionnel n’est qu’un futur qui s’ignore encore.

L’être humain est comme un gamin dans une confiserie : donnez lui un outil, il va s’en servir. Surtout quand cet outil lui permet de prendre le dessus sur son voisin. Ce sera très certainement avec de grandes et belles justifications. Très certainement « pour le bien commun ». Plus encore certainement avec la bénédiction des foules, sous le coup d’une émotion.

Et puis…

Et puis quand on commencera à venir frapper à la porte, non pas forcément un grand monsieur avec un blouson noir « emprunté », mais plutôt beaucoup de messieurs casqués avec des gilets pare-balle, chez Madame Michu ou Monsieur Dupont pour rechercher des « terroristes » et qu’on tombera sur des gens ordinaires…

Là, comme d’habitude, ceux qui auront prévenu auront été muselés depuis longtemps.

Et tout le monde se rendra compte de la bourde.

Trop tard…

Notre système a quand même une énorme faille : il agit toujours sans prendre le temps de la réflexion. Et si on me dit qu’il a réfléchit… c’est encore pire !

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[…] par le Conseil National du Numérique (CNnum) organe consultatif seulement. J’en ai parlé ici-même et dans la Nouvelle Quinzaine Littéraire, à retrouver […]

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[…] un système qui prétend faire son bonheur malgré lui. Dès lors, le respect dûment réservé à la vie privée s’amenuise, l’autorité devient gardienne du temple […]