Du bon usage du mot « technologie » : pour en finir avec les non-sens

Dans une série de tribunes à Fast Company, Charles Fishman (@cfishman) nous rappelle que l’usage du mot « technologie » n’a rien d’une évidence dans l’histoire. C’est au tournant de la seconde guerre mondiale puis de la conquête spatiale qu’il fait son entrée dans le langage courant, charriant tout un imaginaire pop qui déterminera largement son sens et nos façons de penser pour les décennies à venir.

Alors que la second conflit mondial prend fin, le mot technologie évoque avant tout l’arme atomique et autres missiles associés à la guerre. La catastrophe d’Hiroshima ouvre une nouvelle ère qui fait de l’humain un être théoriquement capable de provoquer sa propre destruction par des moyens techniques (et nous ne parlions pas encore d’anthropocène !). Les penseurs de la technique comme Günther Anders, Martin Heidegger et Hannah Arendt focalisent leurs critiques sur la démesure de la technologie et ouvrent plus largement des pistes de réflexion sur la relation qu’entretient l’homme avec ses artefacts techniques.

Dans les années 1960, la technologie n’a pas le sens qu’on lui donne aujourd’hui. A cette époque aux Etats-Unis, on compte seulement 1767 ordinateurs, nous rappelle Fisherman. A titre de comparaison, lors des dernières fêtes de Noël, Apple a vendu 22 500 ordinateurs toutes les 38 minutes. En ces temps-là, les américains disposent pourtant de tout un tas d’objets qui leurs facilitent la vie (machines à laver, aspirateurs, laves-vaisselle, ou encore les sèches-linge dont le nombre est multiplié par 10 entre 1950 et 1969), mais on ne les désigne pas comme de la « technologie ». C’est avec la conquête spatiale que le terme connaît ses premières heures de gloire. Une des raisons de cette soudaine diffusion réside dans le fait que les américains passent une décennie collés devant leurs écrans à suivre en direct les péripéties stellaires, jusqu’aux premiers pas sur la lune. Concrètement, ces heures de visionnage acculturent les spectateurs aux immenses salles de contrôle où des analystes scrutent jour et nuit des écrans d’ordinateurs. On commence progressivement à dissocier technologie et nucléaire. En effet, il ne s’agit plus de se battre, mais bien d’envoyer des hommes dans l’espace, une des opérations les plus difficiles et aventureuses entreprises par le genre humain. Les astronautes, eux aussi, disposent d’appareils qui préfigurent la micro-informatique moderne qui arrive à grands pas.

Ce passage d’un monde à l’autre ne doit rien au hasard. Au sortir du conflit mondial, une partie du monde scientifique tente désespérément de trouver dans les nouvelles technologies une voie de sortie pour mieux réguler les activités humaines. La cybernétique (ou « la science du gouvernement des hommes »), embryon de l’intelligence artificielle, fait miroiter un monde où l’information permet cette régulation et garantit de fait un futur débarrassé de tout désastre. Les comportements individuels et collectifs sont assimilés au fonctionnement d’une machine qu’on peut régler comme une horloge. C’est « l’utopie de la communication », parfaitement décrite par le chercheur Philippe Breton dans l’ouvrage éponyme (il désignera aussi la cybernétique comme une « religion laïque »). Si l’on devait raccourcir : la société de l’information n’est pas plus l’oeuvre des nouvelles technologies que le fruit d’un traumatisme généralisé produit par la guerre, et d’une indéfectible foi dans les théories béhavioristes qui stipulent que tout comportement humain, y compris la pensée, peut être assimilé à des réactions adaptatives selon le schéma stimulus-réponse.

Mais pour entrer dans l’ère de la technologie, il faut un peu plus que quelques scientifiques. Dans les années 1950-1960, les Etats-Unis sont bercés par les séries de science-fiction : Lost in space et Star Trek au premier plan. C’est à ce moment-là que se crée la véritable culture du gadget : téléphones, montres électroniques, assistants vocaux et autres dispositifs tous plus séduisants les uns que les autres. Ils facilitent le quotidien comme jamais auparavant : « ces spectacles télévisuels façonnent les perceptions et les attitudes, il présentent la technologie comme étant au service des gens. Elle fait à manger, vole dans l’espace, répond aux questions, rend possibles les appels vidéo instantanés » explique Fisherman. Bonus : ces objets sont conviviaux et s’intègrent parfaitement dans le quotidien. Côté décors, on peut compter sur les réalisations de Ken Adam et ses bases futuristes dans Docteur Folamour et James Bond. Rien de très surprenant ici non plus, comme le rappelait Ariel Kyrou, les imaginaires fictionnels sont indissociables de la pensée computationnelle et de l’intelligence artificielle. Force est de constater que nos technologies contemporaines en sont directement issues. Les géants de la tech et leurs patrons en témoignent quotidiennement lorsqu’ils mêlent conquête de mars ou de l’espace et business très « brick and mortar » sur cette bonne vieille terre. Nous sommes encore totalement bercés par les « souvenirs du futur » de la science fiction, comme l’écrit Kyrou.

Et pourtant, Fischerman aurait pu remonter beaucoup plus loin et épaissir son propos de quelques références supplémentaires. En effet, le terme technologie est peut être entré dans le langage courant récemment, mais il puise ses racines bien plus profondément dans l’histoire. Du grec Teknè et Logia, la technologie désigne en premier lieu le discours sur la technique, c’est à dire l’étude des méthodes et outils utilisés pour améliorer la vie humaine. L’entrée « Technology » de l’Encyclopaedia Britannica nous renvoie quant à elle à la définition suivante : « l’application de la connaissance aux buts de la vie humaine » ou encore « les moyens par lesquels l’homme cherche à modifier ou manipuler son environnement. » Ainsi, sont techniques tous les procédés qui permettent de mettre en œuvre des moyens en vue d’une fin. Un décapsuleur est un objet technique, tout comme le fait de déployer un câble sous-marin pour connecter deux continents grâce à Internet. Si l’on remonte le temps de quelques siècles, on constate que le mot technologie apparaît pour la première fois sous Louis XIV, en 1656 dans le livre de Johann Moscherosch La technologie allemande et françoise, qui se rapporte à la pratique des métiers traditionnels. Puis pendant quelques années autour de 1770, la technologie est enseignée comme science politique aux élites afin qu’elles puissent saisir les processus techniques de leurs temps. De siècle en siècle, la discipline est exclue puis ramenée dans le carcan universitaire, et souvent considérée comme une science parfois appelée « technonomie ». Progressivement, on finira par convenir que la technologie est apparue quand les sciences, les techniques et l’industrie finissent par se confondre, c’est à dire au moment de la première révolution industrielle.

Que nous apprend ce très court historique ? D’une part, qu’il n’y a pas à proprement parler « une » technologie mais une multitude d’entre elles (comme les biotechnologies, les nanotechnologies, etc.) qui reposent elles-mêmes sur de nombreuses techniques et savoir-faire. D’autre part, le mot techno-logie n’évoque pas chez nous pas l’étude des techniques, comme la bio-logie évoque l’étude de la vie, mais désigne plutôt une réalité faite d’objets. C’est là une nouvelle confusion : « technologie » est souvent utilisé à la place de « high-tech » ou « techniques de pointe », considérées comme les plus avancées à une époque donnée. Le marketing use et abuse de cette terminologie pour susciter l’envie et flatter les consommateurs désirant être eux aussi « à la pointe ». Cela explique pourquoi les distributeurs affublent certains de leurs rayons d’un écriteau « high-tech ». Le penseur Jacques Ellul dénoncera d’ailleurs l’emploi abusif du terme technologie, qui se contente d’imiter servilement l’usage américain, dénué de tout réel fondement. Or on le sait, emprunter une définition aussi chargée culturellement, c’est prendre le risque de neutraliser toute pensée critique.

Du statut de science, ou en tout cas de regard posé sur la façon dont nous concevons des outils, la technologie a fini par désigner les outils eux-mêmes. Chemin faisant, son poids académique s’est estompé (hormis pendant les années de collège, il ne reste pas grand chose de la « techno »). Or, au moment-même où nous peinons à mesurer les effets des technologies sur le social et l’environnement, n’aurions-nous pas justement besoin d’une « vraie » technologie (ou d’une « mécanologie », comme le plébiscitait le philosophe Gilbert Simondon), c’est-à-dire une réflexion philosophique sur les techniques, leurs rapports avec les sciences, leurs conséquences politiques, économiques, sociales et morales… plutôt que d’un terme à la signification floue, désignant tout et n’importe quoi (un iPhone, la manipulation de l’ADN, un véhicule augmenté d’un peu d’électronique…). Bien sûr, le champ des sciences humaines et sociales s’est emparé des questions technologiques depuis longtemps, mais tant qu’on considérera que « la » technologie désigne le dernier gadget en vogue, alors c’est qu’il nous restera encore beaucoup de travail.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

Image en tête d’article : illustration de Ken Adam.

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[…] démocratie. Ces allers-retours avec le passé ont bien sûr leurs limites : ce qu’on entend par technologie a beaucoup évolué entre temps, en particulier avec internet, un réseau qui par sa nature […]

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[…] plus qu’elle ne désigne à part entière « la » technologie, qu’on gagnerait d’ailleurs à définir plus précisément. Comme elle le précise dans une interview, l’usage de la formule […]