Y a-t-il ou non un « backlash » dans la tech ?

Dans une tribune au New York Times, Rob Walker (@notrobwalker) avance que le prétendu « Backlash », le retour de bâton du secteur technologique, n’existe pas. Contrairement à ce que certains signaux laisseraient penser, nous ne serions pas à la veille d’un grand matin technocritique. Au contraire, le secteur ne s’est jamais si bien porté.

Quand le business va tout va ?

Pour Walker, le backlash (on parle aussi de « Techlash ») – ce mouvement critique parfois organisé faisant suite aux scandales quotidiens qui affectent le secteur technologique – ne reposerait sur rien de très sérieux. Le journaliste convient qu’au cours des dernières années, nous avons certes connu quelques sorties dénonçant le manque d’éthique du secteur, que le ton de la presse s’est endurci, et n’oublie pas de préciser qu’on en appelle désormais à un démantèlement des GAFAS, ce qui n’est pas rien. Ajoutons à cela des changements d’ordre culturels, avec la multiplication de films et de séries pointant les dangers potentiels d’un futur technologique incontrôlé. Rien de très surprenant selon lui. Tout le monde râle à propos de la technologie, et tout le monde l’a toujours fait, parce que c’est tendance.

Et d’ailleurs, aucune réalité ne viendrait confirmer qu’un réel mouvement critique se prépare. La preuve : nous n’avons jamais tant apprécié nos gadgets numériques. Les revenus de Facebook ont cru de 28%, et aux Etats-Unis, le nombre d’utilisateurs augmente. Twitter a gagné cinq millions de nouveaux utilisateurs lors du dernier trimestre. Snapchat a cru de 7% et 72% des américains utilisent un réseau social. Le marché quant à lui, ne semble pas s’inquiéter outre mesure du fait que des enceintes connectées puisse écouter toutes ses conversations privées : Amazon a vendu 100 millions de « Echo » aux USA, et la sonnette vidéo « Ring » est partie pour connaître le même succès, quand bien même elle envoie son contenu vidéo à la police, renforçant par cette occasion une surveillance mutuelle, consentante et généralisée. Enfin, Smart TV et « Wearables » se vendent comme des petits pains.

En un mot : les Luddites ont perdu. Les quelques hurluberlus qui souhaitent boycotter Amazon ou quitter Facebook vident l’océan goutte par goutte alors qu’en face d’eux, les entreprises technologiques jubilent. Et les utilisateurs en veulent encore plus. Cela s’explique facilement : la technologie améliore nos vies et nous sommes disposés à lui abandonner certaines libertés. Fin de l’histoire.

Mais.

En façade, le discours de Rob Walker s’entend. Si le business va bien, alors c’est que tout va bien. La vitalité du marché serait donc un reflet direct de l’état d’esprit des consommateurs, et de leurs choix éthiques. « La » technologie quant à elle, se résumerait à quelques entreprises technologiques américaines, ce qui peut déjà se discuter. Seulement comme toujours, c’est un peu plus compliqué que cela.

D’une part, une chose que l’on fait rarement est de définir ce qu’on entend par « Techlash ». S’agit-il d’un mouvement social unifié ? Emane-t-il d’une catégorie sociale en particulier ? Par quels relais s’exprime-t-il ? Il y a mille réponses à cela. Comme je le disais dans un précédent article, il s’agit avant tout de mouvement qui se caractérise pour son manque d’uniformité. Des groupes qui se parlent ou qui ne se parlent pas, et dont les combats sont parfois contradictoires (du refus pur et simple d’une technologie ou d’une entreprise, aux demandes d’aménagement ou de participation à la conception de nouveaux services).

Je ne prétends pas ici être en mesure de définir sociologiquement ce qu’est le Techlash, mais une chose dont je suis sûr est qu’il est tout à fait réducteur d’en faire le relent tenace d’une technophobie séculaire. Le Techlash est avant tout à lire comme une demande de prise en compte des considérations de différents publics, lors du développement d’une technologie, nouvelle ou ancienne (même si l’on tend à le focaliser sur le numérique). En cela, il est évident que ce mouvement ne touche pas toute la population, ni n’empêche ces entreprises de continuer à vendre des produits ! Les luddites par exemple, auxquels renvoie Walker, étaient eux-mêmes une minorité pas particulièrement appréciée des syndicats. Ils n’ont en rien empêché l’industrialisation à marche forcée de tous les processus productifs. Il convient de rappeler ici que l’effet cliquet que peut produire une mobilisation sociale ne dépend pas moins du nombre de participants que de leur ténacité, et de la précision de leur objectif. En d’autres termes, une minorité peut faire basculer le tout : il a suffit de quelques manifestants bien mobilisés pour que Google ne s’installe pas à Kreutzberg. Il en sera peut-être de même à Toronto, où certains habitants s’opposent au projet de smart-city. De la même manière, on ne peut pas dire que toute la France se soit mobilisée physiquement contre le projet d’aéroport à Notre-Dame des Landes !

Le Techlash est intéressant dans le sens où il permet d’envisager les liens éventuels entre différents foyers de contestation spécifiques, qui peuvent à leur manière s’étendre à de nombreux endroits de la société. Et à ce propos, certaines données devraient attirer notre attention. Dans sa newsletter The Intercept, Casey Newton (@CaseyNewton) rappelle que l’attitude vis-à-vis de la technologie a changé. Les américains sont beaucoup moins confiants envers les « big tech » qu’auparavant. Selon Pew Research, dans le passé « les entreprises technologiques étaient majoritairement perçues comme ayant un impact positif aux Etats-Unis. La part des américains qui partage cette vue a baissé de 21%, passant de 71% à 50% en quatre ans. » Qui sait ce que ce déficit de confiance pourra produire politiquement ? Du côté des pouvoirs publics, la donne a également changé : San Francisco requalifie ses chauffeurs VTC en salariés, l’Europe a posé le RGPD, un acte fort. Le Backlash ne se limite pas à mesurer les parts de marché !

Du côté des salariés de la tech, un rapport du Think tank Doteveryone rappelait récemment qu’au Royaume-Uni, 28% des travailleurs du secteur avaient eu à prendre des décisions contraire à leur éthique, menant à 18% de démissions (une démission est estimée à 30 000 pounds !) – les derniers salariés mécontents chez Google et Amazon sont à lire ici et  (et aussi , si vous cherchez des critiques relatives au climat). Par ailleurs, 45% de ces mêmes salariés considèrent que le secteur est trop peu régulé, et 78% souhaiterait pouvoir mieux anticiper les conséquences sociales négatives de leurs productions. Certes, 81% d’entre eux gardent confiance en l’intérêt de développer des nouvelles technologies, mais cela n’est pas du tout antithétique avec le « Backlash ». Ajoutons à cela les mouvements étudiants, de plus en plus nombreux à refuser de travailler pour certaines entreprises en raison de leur positionnement éthique (1200 aux Etats-Unis, dans 17 universités dont Standford, une tendance à suivre avec le hashtag #TechWontBuildIt, et en France également, exemple récent à Centrales Nantes). Aux dernières nouvelles, ce ne sont-là ni des ouvriers, ni des technophobes. C’est d’ailleurs ce que semble ne pas comprendre Rob Walker : critiquer la technologie ne revient pas à être luddite. Il n’y a pas d’un côté les technophiles béats, et de l’autre les technophobes réactionnaires. Est-ce que ces mouvements seront suffisants pour inverser le cours des choses ? Personne ne le sait. Est-ce que les GAFAS s’en sortirons indemnes ? Impossible à dire. Ce que l’on sait, c’est qu’il existe des mouvements sur lesquels on peut s’appuyer, et que ces mouvements s’accélèrent.

Mais alors.

Alors pourquoi les entreprises du secteur technologique sont-elles toujours aussi performantes ? Tout simplement parce que nombre d’entre elles sont en situation de monopole. Et même plus, de « monopoles radicaux », dans le sens où il est devenu impossible de s’en passer. Une autre raison ? Parce que le martèlement publicitaire est puissant. Une autre raison ? Parce que la pression sociale pour posséder le tout nouvel iPhone est toujours vive. Une autre raison ? Parce que l’obsolescence programmée touche encore et toujours de nombreux appareils. Une autre raison ? Parce que la force de frappe des lobbys du secteur est immense. Bref, le fait que le Backlash n’empêche pas la croissance économique du secteur technologique n’a rien d’étonnant. Il y a même fort à parier que cette croissance le nourrisse, tant que rien ne change. Nul besoin d’un immense effort d’analyse pour le comprendre.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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olivier auber
4 années il y a

« Il n’y a pas d’un côté les technophiles béats, et de l’autre les technophobes réactionnaires »
Merci de l’avoir précisé. Mais pourquoi avoir relayé un auteur américain apparemment si manichéen ?

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