A quoi bon changer les technologies si on ne change pas les rapports sociaux ?

Aujourd’hui comme il y a cent ans, les imaginaires techno-futuristes promettent de rendre la vie plus facile. On connaît la chanson : le travail et les tâches ardues (comme le ménage ou la cuisine) seront automatisés et les plaisirs (quels qu’ils soient) rendus plus accessibles plus rapidement. Décennie après décennie, de nouveaux appareils envahissent les cuisines et les bureaux : Moulinex hier, intelligence artificielle aujourd’hui. Mais pour quels changements dans la société ? Dans un papier sur Real Life, le professeur Sun-Ha Hong (Simon Fraser University) fait le constat que les technologies passent, mais les vieilles hiérarchies sociales demeurent. Dès lors, à quoi bon changer de technologies si celles-ci figent les structures existantes ?

Les imaginaires de l’informatique ubiquitaire

Plus vite, moins cher, partout. Voilà le trio qui pourrait résumer la vision de l’informatique – du numérique – depuis que celui-ci a envahi la sphère marchande. A l’ubiquité dans les usages (tout, tout de suite), correspondrait l’ubiquité des technologies elles-mêmes. Petits et grands entrepreneurs partagent cette vision d’une informatique aussi généralisée qu’invisible. Eric Schmidt le disait en 2015 « Internet est voué à disparaître », quand Rand Hindi expliquait que l’IA de demain serait comme l’électricité d’hier et « le temps que cela arrive, la technologie sera si intégrée à nos vies que nous ne la remarquerons même plus ». Jony Ive (Apple) ponctue en 2010 : « quand vous ne savez pas expliquer la complexité de ce que vous utilisez, alors cela devient en quelque sorte magique ».

Cette vision d’une informatique diffuse et évaporée n’est pas nouvelle. Dès les années 1990, écrit Sun-Ha Hong, des laboratoires à la pointe chez Phillips et IBM inventaient déjà – cas d’usages à la pelle – un numérique « pervasif », une intelligence « ambiante » et l’informatique ubiquitaire (ou Ubicomp). Plus particulièrement popularisée par Mark Weiser, du Xerox PARX, dans son article « L’ordinateur du XXIe siècle », la notion d’ubiquité a été utilisée en 1998 pour la première fois, et désigne une vision d’un futur où les technologies seraient omniprésentes, débouchant aujourd’hui  sur de l’électronique embarqué dans tous les objets du quotidien, du e-banc à la salière connectée.

Deux endroits plus que d’autres, seraient les cibles de cet envahissement programmé : la cuisine et le bureau. Et ce qui choque, avance Sun-Ha Hong, n’est pas tant le manque de renouvellement des imaginaires (ubiquité hier, ubiquité aujourd’hui), ou encore la persistante volonté d’éloigner les utilisateurs de toute prise de conscience des médiations techniques et de leurs frictions. Non, ce qui choque avant tout, c’est que ces imaginaires se répliquent sans jamais interroger les relations de pouvoir au travail, la répartition des tâches au foyer, jusqu’à la composition du foyer lui-même (famille nucléaire et hétéronormée dans nombre de spots publicitaires).

Du vieux avec du neuf

Le conservatisme par la technologie dont parle Sun-Ha Hong s’illustre de bien des manières. L’exemple le plus criant a longtemps été la représentation de l’homme blanc « de bureau » et de la femme au foyer, comme personae privilégiées de ces futurs imaginaires. En 1899, un groupe d’artistes parisiens dépeignaient sur des cartes postales un futur « En l’an 2000 », dont une particulièrement notable où un robot aide une femme à faire le ménage, une femme qui fait donc… toujours le ménage.

Autre exemple dans le monde du travail, en 1992, une nouvelle  dans le journal Palo Alto Weekly imagine le « bureau du futur », un bureau de cadre blanc – toujours le même stéréotype – où une femme est mise en scène, puis reconnue par un ascenseur connecté qui l’accueille en l’appelant par son nom. Toujours dans l’ascenseur, un écran s’allume et donne à voir un mail de son chef : « quand votre analyse est terminée, n’oubliez pas de me l’envoyer ». Dans ce monde du futur, il y a toujours un chef, des tonnes de mail et un boulot stressant, la surveillance en plus. A aucun moment les asymétries de pouvoir ne sont réévaluées : la vie de bureau reste la vie de bureau et Sun-Ha Hong fait le pari qu’il en sera de même sur le Metaverse de Facebook où « il y a plus d’apps, de vidéos, de micro-transactions, de surveillance, de discours de haine et de manipulation comportementale ». Et d’ajouter : « la surveillance des travailleurs reste de la surveillance, qu’elle soit réalisée par le biais de vieilles caméras ou de caméras intelligentes (« Ai Driven ») sur le poste des travailleurs.

Au risque de digresser avec un cas plus personnel : l’essor du logiciel Teams en entreprise me paraît bien illustrer ce glissement supplémentaire vers un contrôle des travailleurs aussi sournois qu’intégral. Teams a réussi la prouesse de réunir à la fois les moyens de communication légers et les livrables produits par les travailleurs dans une seule interface à la vue de tous (ou presque). Certes, les petites pastilles de présence existaient déjà avec Skype. Certes, les répertoires partagés étaient légion avec Sharepoint. Certes, de multiples ajustements restent possibles à l’intérieur de ces configurations. Mais qui les négocie ? Qui dira s’il est acceptable que votre travail soit visible « en direct » par votre patron ?  Teams, dans sa configuration « par défaut », liquéfie les producteurs aussi bien que la production : en 2021, vous n’avez plus vos dossiers dans votre arborescence et sur votre disque. Le travail et ses fruits se sont désormais réseau-ifiés, y compris dans des organisations et dans des métiers où ces procédures de pilotage et de contrôle permanent ne sont pas une nécessité. De ce point de vue, Teams n’est pas un outil de libération pour les travailleurs, ni une simple suite de communication, mais bien une réduction de leur autonomie.

Le prix du « friction less »

Alors oui, Teams est pratique. Teams permet de ne plus demander par mail ce qu’on peut obtenir en temps réel en allant fouiller dans les dossiers des autres. Teams réduit les frictions, et offre la fameuse expérience « sans couture » que l’innovation poursuit quoi qu’il en coûte. Pour Sun-Ha Hong, cette quête de « sans couture » (« Friction less ») est devenu une obsession malsaine. Le « tout et tout de suite » masque systématiquement les organisations sociales injustes qui en sont les fondations. Sans doute dans tout ce qui est livraison plus qu’ailleurs. Aux sous-sols ouvriers du Metropolis de Fritz Lang, correspondent les hordes d’étudiants colombiens qui pilotent à distance les robots-livreurs de l’entreprise Kiwibot à Berkeley en Californie. Et parmi les légions de « Ghost workers », ces derniers ne sont sûrement pas les plus exploités. Pas autant en tout cas que les réfugiés – palestinens, syriens, kenyans, indiens – qui alimentent les algorithmes de machine learning de Microsoft, Facebook ou Amazon, opérant à la manière d’une « chaîne de montage virtuelle », comme le décrit Leila Janah, PDG de Sama, une plate-forme à but non lucratif qui forme les réfugiés au micro-travail. Et Sun-Ha Hong d’ajouter : « la réduction de la « friction » est obtenue non pas en éliminant complètement les coûts, mais en les déplaçant vers des populations rendues invisibles. »

Aussi, les normes au bureau n’ont pas volé en éclat avec les nouvelles technologies qui les ont plutôt reproduites comme s’il s’agissait de lois naturelles. Quant à la cuisine, le travail n’y a toujours pas été éliminé – sauf à se faire livrer « sans-couture », hier avec le Dash Button d’Amazon, aujourd’hui grâce à son assistant virtuel. Tout au mieux, faire la cuisine est une activité qui s’est légèrement étendue aux hommes. Mais probablement pas grâce à Moulinex qui, loin d’avoir « libéré les femmes », a contribué à remplacer de nombreux domestiques, et pas seulement dans les familles bourgeoises. Comme l’explique Ruth Schwartz Cowan dans son ouvrage More work for Mother, ces technologies n’ont pas toujours résulté sur une réduction nette du temps de travail à la maison : « pour des femmes plutôt aisées, le changement a pu être de passer à une situation où elles ne faisaient pas du tout la lessive à une situation où elles la faisaient, assistées d’une machine ».

Ces imaginaires techno-futuristes qui promettent l’automatisation de tout – ce qui n’arrive jamais – perpétuent l’idée suivant laquelle le « friction less » est synonyme de liberté, et que la liberté consiste à obtenir ce qu’on veut facilement et au coût le plus bas, moyennant l’effacement de toutes les barrières spatio-temporelles qui freinent cette appropriation. Or comme l’expliquait Kevin Roose dans un article où il se demandait si la technologie était « trop facile à utiliser », la friction est juste un autre mot pour « effort ». Et l’effort est ce qui nous rend capable d’activer notre esprit critique sans lequel nous finirions par ressembler aux humains-assistés du film « Wall-E ».

L’effort pourrait en premier lieu porter sur une meilleure appréciation des conditions de travail sur lesquelles reposent tous ces objets. Car si l’on peut pester à propos d’imaginaires en panne d’imagination et en constante réplication d’eux-mêmes, c’est avant tout parce qu’ils pétrifient et consolident les hiérarchies existantes qu’ils sont critiquables. Pour Sun-Ha Hong, les partisans du « friction less » rendent le travail invisible parce que c’est là un besoin du capital de faire croire que certains jobs et certaines peines n’existent plus : « puisque la cuisine est automatisée, la femme doit être libre, quand les drones livreront notre nourriture, les travailleurs de la « Gig Economy » disparaîtront. En réalité, la promesse de l’automatisation est une couverture idéale pour faire oublier la sous-traitance, les bas salaires, et l’externalisation des réels coûts de la technologie, pour les travailleurs les plus précaires de la chaîne ».

***

En définitive, les innovations technologiques sont trop souvent de vieilles lunes, de vieilles promesses qui se recombinent génération après génération, mais qui remettent en circulation toujours les mêmes « vieux futurs » alors que rien ne change réellement dans la société. Sun-Ha Hong met ce recyclage épisodique sur le compte d’une « objectivité lune de miel » (honeymoon objectivity), cette propension « à tomber amoureux de chaque nouvelle technologie alors même que nous rompons avec la précédente, prolongeant un cycle stagnant au sein duquel la prochaine grande invention, le prochain génie transgressif, nous promet de nouveau une utopie « friction less » et de certitude objective ». Ce recyclage, ajoute-t-il, est une force fondamentalement réactionnaire qui impose « un nombre très limité de choix techniques et de cas d’usages, renouvelant les mêmes relations sociales sans jamais se demander si cela en vaut vraiment la peine, ou ce qui pourrait être construit à leur place. »

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
Pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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[…] À quoi bon changer les technologies si on ne change pas les rapports sociaux ? (maisouvaleweb.fr) […]

denise
denise
2 années il y a

Les trackers d’activités suscitent des craintes relative à la fuite de données personnelles et leur exploitation abusive, intrusion dans la vie personnelle et atteinte à la vie privée, inquiétude sur la surveillance constante et minutieuse de la présence : https://www.officiel-prevention.com/dossier/sante-hygiene-medecine-du-travail-sst/appareils-de-mesure/objets-connectes-portables-et-sante-et-securite-du-travail