Les analyses critiques portant sur le numérique s’arrêtent souvent à la dénonciation grossière du potentiel destructeur de grandes firmes de la Silicon Valley, Google en tête. Cette pensée, a priori plus développée en France qu’ailleurs, serait une manière d’expliquer les déséquilibres que renforce parfois l’économie numérique en les mettant sur le dos d’entités agissant pour des intérêts privés, annihilant par la même occasion toute possibilité pour le secteur public de monter sur le podium du tout-numérique.
Pour Alexandre Moatti, ingénieur en chef des Mines et chercheur associé à l’Université Paris 7 Diderot, le parti-pris critique envers Google et consort, loin d’être illégitime, relève pourtant plus souvent de l’étalage idéologique que d’une analyse en profondeur de l’environnement numérique. C’est dans cet esprit qu’il s’attaque au sujet des politiques de diffusion du savoir dans un essai accessible et précis : Au pays de Numérix.
L’ouvrage est construit comme une dissertation, après avoir exploré les ratages des grands projets de bibliothèques numériques européennes, on bifurque vers un recensement des peurs fantasmées envers Google et Wikipedia, pour finir par décrire la réalité des travers du droit d’auteur en France et ses conséquences fâcheuses sur la sphère publique. Avec ce plan, Alexandre Moatti met en lumière les dissonances d’un discours français focalisé sur un ennemi dont on exagèrerait le rôle afin de mieux cacher ses propres contradictions internes.
Des échecs des bibliothèques numériques européennes
Pour y avoir activement participé, l’auteur connaît bien les stratégies numériques de diffusion du savoir mises en place à l’échelle nationale et européenne depuis le début des années 2000. Dans un contexte où Google émerge et constitue peu à peu sa géante domination du web, les États européens se cherchent encore. Pourtant en 2004, la France est plutôt en avance avec la bibliothèque numérique francophone Gallica qui dépasse Google Books en nombre d’ouvrages référencés. Cependant, ceux-là sont stockés sous format image (non indexés par les moteurs de recherche) et le projet souffre d’un manque de soutien du corps politique.
A cela s’ajoute le contexte du refus au référendum européen de 2005. Après cet échec cuisant pour les dirigeants politiques, particulièrement en France, la zone aurait souhaité renforcer son unité en mettant en place de grands projets numériques. Cependant, ces ambitions nouvelles vont peu à peu éteindre les initiatives nationales déjà bien avancées. En créant un mille-feuilles de projets concurrents, l’Europe réduit ses chances de peser à l’échelle mondiale : la bibliothèque commune Europeana émerge mais ne se fait pas plus qu’un agrégateur de bibliothèques nationales mêlant différents formats de recherche et de documents dans une seule interface. De la même manière, le moteur de recherche de l’Union Quaero, ne fait pas beaucoup mieux.
Ainsi l’auteur constate que bien souvent, les stratégies de l’Union européenne se réduisent à contrer celles des géants américains. Plutôt que de vouloir ériger un véritable projet commun, les Européens seraient tombés dans des postures idéologiques faisant fi des résultats concrets qu’apportent désormais des accords de coopétition entre le moteur de recherche et certaines universités européennes. Pour l’auteur, ces postures idéologiques primaires nuisent à l’établissement d’une vraie stratégie européenne, il les exhume dans la suite de son ouvrage.
Critique de la critique numérique, une question de posture au pays de Numérix
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Alexandre Moatti n’aime pas la critique gratuite. Les détracteurs de Google en prennent pour leur grade : leurs méthodes sont tour à tour disséquées dans des opérations qui tendent parfois vers le règlement de compte personnel. En relevant les comparaisons à peine dissimulées entre Google et Hitler / Le diable / Big Brother (faites votre choix) et le manque de rigueur de certaines analyses prêtant au moteur de recherche des intentions sans les accompagner de véritables preuves, Au pays de Numérix lève le voile sur les postures idéologiques que sous-tendent une série arguments trop vite prononcés par des auteurs peu scrupuleux.
C’est vrai, la littérature actuelle prend peu le contre-pied des traditionnels discours anti-Goole et anti-GAFA. En même temps, ce n’est pas comme s’il ne fallait pas compter avec la myriade d’articles grand public qui chaque jour nous inondent des soit-disant bienfaits des nouvelles technologies émanant de la Silicon Valley. Ainsi, il fait bon préciser qu’Alexandre Moatti s’adresse peut-être avant tout à ses semblables en démontant un appareil idéologique supposé, comme si son alter égo n’existait pas dans le reste de l’ « information » disponible sur Internet. Parmi toutes les bonnes raisons de ne pas détester Google, et il y en a, on regrettera qu’il faille, à dessein ou non, réduire ses détracteurs à des anticapitalistes ou à des technophobes. En effet, la majorité des critiques concernant la Silicon Valley dénotent avant tout une inquiétude latente quant à la marchandisation de l’espace et du temps, ce qu’Alexandre Moatti concède à d’autres moments de son ouvrage.
Cette critique de la critique numérique porte également sur le cas Wikipedia. L’auteur fait une analogie directe entre « anti-wikipédisme » et « anti-Googlisme ». Ces « postures » auraient en commun un fond réactionnaire rejetant par définition ce qui ne suivrait pas un modèle théorique parfait au prix d’une inefficacité quasi-certaine. Cependant, en listant les travers dans les processus d’édition de l’encyclopédie participative (catégorisations chaotiques, illustrations peu appropriées), il semblerait qu’Alexandre Moatti contribue à la déconstruction de sa propre thèse.
Dissonances cognitives au pays de Numérix
Le dernier tiers de Au pays de Numérix est dédié à la description du mode de fonctionnement du droit d’auteur en France. A travers plusieurs exemples édifiants, Alexandre Moatti démontre les incohérences d’une mécanique censée servir les auteurs et les lecteurs. Dans les faits, quelques sociétés d’ayants-droits bénéficient des asymétries du système. A titre d’exemple, les articles scientifiques de chercheurs financés par le secteur public repris et vendus par des revues spécialisées aux tarifs exorbitants, souvent situées à l’étranger et ne payant pas d’impôts en France. Autre illustration avec le stock de documents publics (télévisuels, radiophoniques) de l’INA, également revendu sous des licences privées. On pourrait ajouter à cette liste une série d’inepties tout à fait actuelle comme par exemple l’impossibilité pour les professeurs de l’éducation nationale de projeter plus de six minutes d’un film couvert par le droit d’auteur à ses élèves. Autant dire que le contribuable français est souvent amené à payer plusieurs fois pour le même contenu.
Si l’on insiste sur ces quelques abus de la législation française, c’est avant tout pour pointer l’inconfort mental des décideurs français qui, rebutés par la logique privée des géants américains souvent par pure posture idéologique, en viennent à oublier que la réalité n’est pas bien différente dans leur propre pays. En somme, nous gagnerions à ne pas déconsidérer les fonctionnements du privé quand ils fonctionnent, a fortiori quand notre secteur public s’y engouffre sans réellement se l’avouer. En effet, en matière de diffusion du savoir, nous aurions une ou deux choses à apprendre des américains.
Vers un humanisme numérique
Au pays de Numérix est un ouvrage qui a les pieds sur terre. Les faits servent la thèse sans s’embarrasser d’un bagage conceptuel qu’on retrouve souvent quand vient l’heure de nourrir une critique des politiques numériques ou des pratiques de certaines entreprises. On notera un traitement croisé réussi de sujets a priori très déliés, mais qui dressent au final un panorama audacieux des problématiques numériques nationales et européennes comme on a peu l’habitude de les traiter.
Alexandre Moatti relève donc un défi difficile et caresse quelques solutions concrètes en fin d’ouvrage. Il appelle ainsi à renouer avec la notion d’humanisme numérique développée par Milad Doueihi, qu’il décline de deux manières : diffuser la connaissance sur Internet et faire confiance aux internautes, c’est-à-dire connaître leurs usages, reconnaître leur capacité à s’organiser sur la toile et à y discerner le bon du mauvais, notamment en croisant les sources.
Enfin, l’auteur milite pour ce fameux « État stratège à l’écoute des internautes ». A la fois conscient des enjeux numériques et de ses usages concrets, celui-ci devrait être à même de créer un véritable portail de l’audiovisuel public patrimonial et à s’extraire des positions partisanes.