Clément Mabi (@C_Mabi), maître de conférences à l’UTC de Compiègne, spécialiste des questions d’expérimentation démocratique, de participation citoyenne et de culture numérique, interroge dans ce texte le rôle d’Internet dans l’émergence et la structuration des mouvements politiques récents. Là où nous posons trop souvent un regard binaire sur Internet, le jugeant coup à coup favorable à la démocratie, ou encourageant des visées populistes, son propos opte pour une remise en contexte sociale de l’usage des technologies qui permet de dépasser cette dichotomie trop stricte. Il défend qu’Internet n’est pas stricto sensu une représentation fidèle du monde social, mais plutôt son miroir déformant qu’il convient d’étudier sous différents angles avant de se laisser aller à des jugements hâtifs et englobants.
C’est progressivement devenu un poncif que de parler de l’influence de plus en plus forte des technologies d’information et de communication numériques (TICN) sur le développement de notre société. La « révolution numérique » que connaissent nos moyens de produire de l’information et de communiquer entre pairs influence fortement le fonctionnement de la démocratie, considérée dans sa capacité à réguler le vivre ensemble. De fait, l’espace public numérique semble avoir été favorable à des acteurs souhaitant agir en dehors –ou contre– les institutions traditionnelles, comme l’a montré une série de mouvements sociaux récents qui semblent avoir fait la part belle aux TICN (Occupy Wall Street, Printemps arabes, Nuit Debout, #MeToo…), encourageant par la même une forme de réductionnisme –voir de déterminisme technique- qui tendrait à considérer ces mouvements comme portés et rendus possibles par les technologies numériques. Pourtant, plus récemment, un mouvement de balancier semble s’être effectué ; et les technologies numériques sont désormais régulièrement associées à une série de menaces sur le fonctionnement de nos démocraties dites « libérales » qui annonceraient la fin de l’utopie de départ : et si –en lieu et place de l’ouverture- Internet favorisait les tyrannies menées par des leaders populistes ? Et si l’expression en ligne, notamment sur les réseaux sociaux numériques, encourageait principalement l’expression des colères et du populisme ? L’élection de Trump aux USA, de Bolsonaro au Brésil, le scandale Cambridge Analytica sur le détournement massif de données des utilisateurs de Facebook ou encore l’influence présumée d’agents étrangers dans diverses élections (présidentielles américaines, campagne du Brexit…) renforcent les inquiétudes et ouvrent de légitimes interrogations sur le rôle des technologies dans l’expression de la colère sociale par les citoyens. Doit-on y voir une sorte de basculement ? Internet a-t-il changé ? A-t-il été un jour « citoyen » puis le lendemain « populiste » ?
Ce que je propose dans cet article est d’éviter d’avoir une lecture binaire du rôle politique de l’internet en faisant un pas de côté pour rappeler qu’internet est un prisme déformant de la réalité sociale, que la médiation qu’il engage tronque notre vision du monde et que certains sujets épousent plus ou moins bien les caractéristiques sociotechniques d’internet, s’approprient plus ou moins les règles de visibilité. Autrement dit, je pense que les « colères internet » seraient celles qui ont réussi à s’adapter aux contraintes sociotechniques de la communication en contexte numérique et à passer la barrière du tri algorithmique imposé par le web. Approcher le problème de cette manière devra me permettre de remettre les technologies à leur place et d’insister sur le fait qu’elles ne peuvent assumer à elles seules la responsabilité des tensions sociales et politiques que nous connaissons.
Une culture du débat public renouvelée par Internet
Le développement des TICN, et notamment d’internet et du web, a facilité une démocratisation de l’espace public en permettant à chacun « d’être son propre média » et de publier ses contenus en ligne. Le sociologue Dominique Cardon a ainsi pointé un basculement du centre de gravité de la démocratie de nos institutions vers ce qu’il qualifie d’une « démocratie Internet »[1], où Internet est présenté comme un espace d’expérimentation démocratique qui permet un débat un public émancipé de nombreuses contraintes matérielles inhérentes à la prise de parole où chacun s’exprime à sa convenance, sans attendre l’autorisation des autorités traditionnelles (politiques, journalistes…). Dans ce bouillonnement, l’autorité d’un argument se construit désormais moins par le statut du locuteur que dans sa capacité à convaincre la communauté. Les arguments qui circulent le plus largement sont ceux qui ont réussi à trouver « leurs publics » de manière horizontale, de groupe en groupe. Les contenus qui vont le plus facilement circuler dans cet espace public seront donc ceux qui vont réussir à « toucher » les gens, à faire appel à leurs émotions et à leurs affects de manière à encourager une analyse subjective des contenus : c’est parce qu’un contenu prend sens dans ma réalité vécue que je le repartage et qu’il peut rendre compte de mon ressenti. Le travail de Virginie Julliard est éclairant sur ce point. Son analyse de la controverse autour de la « théorie du genre » sur Twitter montre notamment comment des communautés hétérogènes se structurent autour de contenus circulant, à l’instar de photos et de vidéos[2]. Les militants partagent des photos et des vidéos dénonçant le problème qu’ils identifient (ici l’enseignement du genre à l’école), ce qui a pour effet de faire circuler un sens implicite sur la controverse qui contribue à la mobilisation de ceux qui se sentent concernés. Ainsi, les mobilisations dites « affectives » s’organisent autour de point de fixation –comme peuvent l’être les hashtags– qui donnent de la visibilité aux sujets débattus en rendant possible l’agrégation des contenus. En effet, sur Internet, la régulation de la parole en public s’effectue a posteriori, c’est-à-dire que si tout un chacun peut publier, les algorithmes des moteurs de recherche proposent un classement basé sur la popularité des contenus. Les résultats les plus sollicités d’une requête sont automatiquement mis en avant pour les internautes, ce qui améliore d’autant la visibilité des contenus cités.
Le web n’est donc pas un espace public unifié et fonctionne plutôt en couches de visibilité. Il est certain que les contenus de la couche haute bénéficient d’une exposition maximum qui leur permet de circuler à grande échelle. L’ouvrage de Mark et Paul Engler This Is an Uprising: How Nonviolent Revolt Is Shaping the Twenty-First Century[3], fait par exemple le pari que cette capacité de mobilisation à grande échelle autour de revendications ciblées est en train de redessiner notre culture politique en démultipliant la capacité des opinions publiques à peser sur les gouvernants, sans recourir à la violence physique. Dans une optique proche, l’ouvrage récent de Fabien Granjon avec Venetia Papa et Gokce Tuncel Mobilisations numériques. Politiques du conflit et technologies médiatiques propose un tour d’horizon assez complet des expériences de mobilisation contre-hégémoniques où les technologies numériques ont joué, a priori, un rôle important[4]. Comme le montrent les auteurs, la capacité d’internet à faire circuler des discours pluriels sur un même sujet, contribue à mettre en mots les malaises sociaux et à susciter des mobilisations à grandes échelles qui viennent bousculer les logiques traditionnelles du conflit social. Ainsi, certains mouvements sociaux comme les Occupy ou les Indignés ont su tirer profit de la capacité des technologies numériques à rendre possible de nouvelles interactions entre individus engagés et le déploiement de formes de visibilité qui n’étaient pas nécessairement à l’œuvre auparavant. Les participants à une mobilisation auraient désormais la possibilité de plus facilement se rencontrer, d’échanger, de partager de l’information et ainsi de renforcer la dynamique de leurs mouvements.
Une association des technologies numériques à l’empowerment un peu rapide…
Au fur et à mesure de son appropriation par les acteurs, on mesure également de mieux en mieux les écueils de ce nouvel espace public. On peut désormais faire le constat que sa capacité à encourager l’auto-organisation et l’innovation servicielle a été –trop- rapidement associée à une mise en capacité d’agir (empowerment) des citoyens. En réalités les biais sont nombreux. Ainsi, le modèle économique des acteurs du numérique qui se rémunèrent sur la mise en visibilité des contenus conduit à une véritable course pour gagner l’attention des internautes, notamment à travers une personnalisation algorithmique toujours plus importante : les services comme Facebook proposent à l’utilisateur des contenus qui sont censés lui plaire au vu de l’historique de ses consultations, de sa navigation et des intérêts qu’il a pu manifester dans son propre réseau. On parle alors de bulles de filtres pour désigner l’environnement informationnel toujours plus homogène dans lequel est plongé l’internaute, environnement duquel s’éloigne progressivement les avis contraires et la contradiction. Cette mise en cohérence algorithmique de nos opinions renforce l’isolement des communautés et leur perméabilité à certains contenus qui peuvent entrer artificiellement dans ces bulles. C’est par exemple le cas des infoxs, autrement qualifiées de fake news, que des acteurs malveillants font artificiellement monter dans les couches du web de manière à ce qu’elles intègrent les communautés et influencent l’écologie informationnelle dans laquelle elles évoluent.
L’analyse du sociologue Martin Gurri s’appuie sur ce contexte sociotechnique pour montrer que le développement des réseaux sociaux contribue à la fois à l’affaiblissement des autorités traditionnelles et à l’agrégation des colères populaires[5]. Du fait de ces bulles de filtres, les citoyens chercheraient de moins en moins à s’informer auprès des experts et préfèrent récolter du contenu auprès de ceux qui font écho à leur colère, qui en sort renforcée. Il évoque ainsi une « cinquième vague » de diffusion de l’information, après les médias de masse, qui via les réseaux sociaux permet aux communautés d’échanger et de s’informer directement entre elles. Stéphania Milan parle elle de « cloud protesting » pour rappeler l’épaisseur algorithmique de l’action collective, qui se retrouve reconfigurée dans une logique de « politique de visibilité » qui en découle[6]. Son travail empirique cherche à montrer combien les usages des technologies numériques, leurs imaginaires et leurs représentations (réunis au sein du concept de cloud) ont contribué à façonner les discours produits sur des mouvements sociaux récents (à l’image –une nouvelle fois- des Printemps Arabe), leurs organisations et la manière dont leurs membres se sont perçus entre eux.
On constate également que tout le monde ne profite pas de manière homogène des technologies numériques. L’enquête de la sociologue Dominique Pasquier dans l’internet des familles modestes[7] nous rappelle ainsi à quel point les usages d’internet sont marqués par les inégalités sociales et territoriales. La très forte individualisation des pratiques communicationnelles et de prise de parole dans l’espace public pénalise les groupes sociaux les plus fragiles qui voient leur visibilité diminuer pour cause de difficulté d’usage. Dans certains cas, les technologies numériques produisent donc un effet de « mise en incapacité d’agir » qui ne doit pas être sous-estimé. Comme l’a bien montré la sociologie politique des classes populaires, la construction collective des arguments est un facteur essentiel d’empowerment pour les classes populaires[8].
Ce constat est renforcé par une étude récente qui apporte une contribution importante au débat. Dans son ouvrage « The revolution that wasn’t : How digital activism favors conservatives »[9], Jen Schradie avance qu’internet n’est pas capable d’abolir les structures sociales et économiques de domination et risque même de les renforcer. De fait, grâce à une minutieuse enquête de terrain sur une controverse autour des droits sociaux en Caroline du Nord, elle démontre de manière implacable combien les capacités d’usages du numérique sont inégalement distribuées sur le spectre politique et se retrouvent en grande partie concentrées à droite de l’échiquier politique. Pour expliquer ce phénomène, elle avance l’idée que l’idéologie conservatrice –et l’organisation militante pyramidale qu’elle adopte le plus souvent- s’approprie mieux les contraintes de l’espace public numérique dans sa capacité à organiser la visibilité d’un message simple (préserver les acquis) ; alors que les militants de la gauche progressiste valorisent le pluralisme ce qui encourage la dissémination de leur visibilité sur les réseaux. Globalement, son étude montre que l’autonomisation et l’émancipation des citoyens qui découlent de l’espace public numérique doivent être réinscrits dans des dynamiques sociales élargies et que leurs effets sur la démocratie sont fortement contrastés en fonction de que l’on choisit d’observer.
La « colère internet » comme symptôme des malaises sociaux ?
Ainsi, ce rapide état de la question permet de rappeler à quel point les colères que nous percevons en ligne ont fait un long chemin et traversé de nombreuses épreuves pour arriver jusqu’à nous. On constate que les « colères Internet » qui obtiennent le plus de visibilité sont celles qui parviennent le mieux à utiliser la force des émotions des sujets pour toucher leurs publics tout en mobilisant des réseaux organisés pour optimiser la circulation des messages et ainsi réussir à exploiter la force de frappe de l’internet. Loin d’éclater les organisations, l’espace public numérique semble récompenser les collectifs les mieux structurés qui contribuent à faire monter artificiellement leurs contenus.
De fait, la colère qui s’exprime en ligne rend compte des aspirations des citoyens à la défiance envers les institutions et le personnel politique, dans un contexte d’usage des technologies numériques, mais sans que cela ne permette véritablement d’expliquer cette défiance. Ce constat montre que si les usages des technologies numériques contribuent à la structuration des rapports de pouvoir et des rapports de classe, il convient de ne pas adopter une posture trop manichéenne et de rappeler l’importance d’élargir le spectre de l’analyse pour saisir ce que les acteurs font des technologies dans leurs mondes sociaux, d’adopter une approche située des activités qui permet d’éviter de manipuler des connaissances et des informations qui « flottent » dans le « cloud », détachées de tout ancrage social.
Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, il est bon de rappeler que le monde du « numérique » ne correspond pas au monde social, il ne permet pas de rendre compte de sa complexité et de la diversité des usages des technologies. Il propose une médiation, nécessairement déformante de la réalité. Quelque part, on pourrait presque dire qu’il y a plusieurs Internet en fonction des usages qui en sont faits et que si les plus habiles occupent un espace médiatique important, cela ne disqualifie pas pour autant la variété des situations qui continuent d’exister sous les radars de l’espace public numérique. Prendre conscience de ce filtre grossissant et des biais cognitifs qu’il entraîne est une première étape pour mettre à distance les discours d’accompagnement du numérique qui survalorisent la figure de l’internaute -et par extension du citoyen- mis en capacité d’agir par les technologies numériques, et ainsi lever le voile d’ignorance dans lequel observateurs et analystes se complaisent bien souvent[10]. Plus que la cause de ses dérèglements, Internet doit donc être considéré comme un symptôme des tensions que connaissent nos démocraties contemporaines.
[1] Cardon D., (2010) La démocratie Internet, Paris, Seuil
[2] Julliard, V. (2016). #Theoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ?. Questions de communication, 30(2), 135-157
[3] Mark et Paul Engler (2016) This Is an Uprising: How Nonviolent Revolt Is Shaping the Twenty-First Century, Nation Books
[4] Granjon F., avec la collaboration de Papa V. et Tuncel G., (2017) Mobilisations numériques. Politiques du conflit et technologies médiatiques, Paris, Presses des Mines
[5] Gurri M., (2018), The Revolt of the Public and the Crisis of Authority in the New Millennium, NYC, Stripe Press
[6] Milan S., (2013), Social Movements and Their Technologies: Wiring Social Change, Palgrave Macmillan
[7] Pasquier D. (2018), L’internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Paris, Presse des Mines
[8] Voir sur ce point à titre d’exemple : Talpin J., (2016) « La représentation comme performance. Le travail d’incarnation des classes populaires au sein de deux organisations communautaires à Los Angeles, USA », Revue française de science politique, vol. vol. 66, no. 1, pp. 91-115.
[9] Schradie J., (2019), The revolution that wasn’t : How digital activism favors conservatives, Harvard, Harvard university Press
[10] L’ouvrage récent de Dominique Cardon culture Numérique http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100540390&fa=author&person_id=1201
et le dernier ouvrage d’Antonio Casilli : http://maisouvaleweb.fr/attendant-robots-coulisses-intelligences-artificielles/ ont déjà largement contribué et ouvrent la « boîte noire » du numérique pour mieux comprendre ses dynamiques et ses champs de force.