Voici le traditionnel petit billet de décembre avec quelques conseils de lectures pour cet hiver au coin du feu. Ou à côté de votre enceinte connectée. Ou à côté d’un feu d’enceintes connectées.
Twitter et les gaz lacrymogènes, de Zeynep Tufecki, chez C&F Editions
Comment internet et les réseaux sociaux impactent-ils les mouvements de contestations au XXIème siècle ? Dans son ouvrage Twitter et les gaz lacrymogènes, la « techno-sociologue » Zeynep Tufekci répond tout en nuance à cette question, alliant son expérience militante personnelle à une solide analyse de terrain. Son constat révèle qu’internet permet des mobilisations fulgurantes et massives, mais peine à donner suite aux revendications des militants, qui s’épuisent dans l’horizontalité du réseau. Zeynep Tufekci dresse une analyse détaillée de différents mouvements sociaux, des « Révolutions arabes » à Occupy Wall street, en passant par le mouvement des Gilets Jaunes. Ceux-ci partagent une caractéristique commune : ils doivent beaucoup à internet et à la puissance des réseaux sociaux. Cependant, aucun d’entre eux n’a réellement réussi à déboucher sur une organisation politique plus aboutie. Très vite, ces mouvements font face à ce que la chercheuse nomme une « paralysie tactique », et s’illustrent par leur incapacité à transformer leurs revendications au niveau politique. Cela est notamment dû à la nature même de ces mouvements qui favorisent l’horizontalité et souffrent parfois de l’absence de leaders. Par ailleurs, la capacité à se connecter si facilement en ligne se fait parfois au détriment des liens physiques. Schématiquement, avant l’avènement de l’internet, il fallait des mois pour organiser un rassemblement. Aujourd’hui, un hashtag peut suffire. Cependant, ce travail de préparation, certes pénible, qui précédait les mobilisations avait l’avantage d’habituer les participants « au processus de décision collective et en contribuant à créer la résilience nécessaire à tout mouvement qui veut survivre et prospérer sur le long terme. De la même manière, l’acquisition des techniques d’alpinisme par des ascensions préalables permet aux grimpeurs de renforcer leurs capacités de survie dans les moments critiques, quasiment inévitables, où quelque chose ne passe pas comme prévu. » Twitter et les gaz lacrymogène est de loin l’analyse la plus pertinente que j’aie pu lire cette année sur les impacts réels du numérique en démocratie.
Pour aller plus loin, lire la recension de Stéphane Bortzmeyer
Pour une écologie numérique, par Eric Vidalenc, éd. Les Petits Matins
On connaissait Eric Vidalenc pour son blog sur Alternatives Economiques, et ses nombreuses chroniques sur l’énergie et le numérique. L’économiste signe en cette fin d’année un cours essai, Pour une écologie numérique, où il attaque la double question de la transition énergétique et de la transition numérique. L’auteur revient sur les nombreuses promesses numériques en matière d’optimisation des ressources et des actifs (smart-homes, véhicules autonomes, agtech, etc.) tout en rappelant les nombreuses limites de ces solutions, qui n’interrogent pas assez en profondeur nos manières de vivre. Parmi les griefs qu’on peut leur faire : les nombreux effets rebonds qu’elles produisent, et leur potentiel de réplication ad vitam d’un modèle de consommation (du temps, des ressources et de l’espace) incompatible avec une certaine sobriété, y compris en matière numérique. En résumé : le numérique ne doit pas servir à optimiser ce qui ne marche pas, mais bien à changer de perspective. Les données du livre, les fondamentaux techniques et les exemples choisis sont très accessibles, même pour un public qui entre dans le sujet. Cependant, l’intérêt de Pour une écologie numérique est à trouver dans son positionnement, à cheval entre la pensée des critiques de la société industrielle (comme André Gorz et Ivan Illich), et un certain pragmatisme qui pousse à l’action, à la fois politique et institutionnelle. Parmi toutes les conclusions pleines de bon sens que livre l’auteur, une en particulier : remettre le numérique à sa place, en le « sortant de tous les espaces où il est inutile ». Ce serait en effet un bon début.
Pour aller plus loin, lire la note aux Echos
Technopouvoir, de Diana Filippova, éd. Les liens qui libèrent.
Diana Filippova, responsable éditoriale de l’agence Stroïka publie cet année un essai de philosophie politique particulièrement critique – technocritique même – qui je dois l’avouer, m’a pas mal retourné. Le technopouvoir est l’aboutissement d’un projet de dépolitisation massive via notamment les technologies numériques, bien qu’il puise ses origines plus profondément dans l’histoire des techniques. Pour le dire simplement, les technologies ne seraient rien d’autre que des techniques de pouvoir – au sens foucaldien du terme – en conquête permanente des esprits et des corps. Elles s’imposent en gouvernant les individus via une multitudes de mécanismes et de systèmes dont la seule valeur serait l’efficacité. L’analyse de Filippova s’inscrit en droite ligne des écrits d’un Jacques Ellul, Lewis Mumford et bien sûr Foucault. Sa critique du néolibéralisme se hisse au niveau de celle d’un Grégoire Chamayou dans La société ingouvernable, mainte fois cité dans l’ouvrage. Le grand intérêt du livre est qu’il est sans concession, et permet ainsi l’édification d’une critique pleine et entière, sans faux espoirs. Ainsi, la question du démantèlement des GAFA est proprement balayée, puisqu’elle n’interroge en rien la notion même de progrès, qui se passe bien de savoir s’il existe un, deux ou cent-cinquante Google(s). Technopouvoir, c’est aussi le constat d’une incapacité quasi-totale à renverser le cours des choses qui paraissent verrouillées à la fois techniquement et politiquement – l’un n’allant pas sans l’autre. Pour Diana Filippova, les seules armes qui nous restent sont bien minces : la critique, la dissidence. Dans cette conclusion, on ne se retrouvera pas forcément – à titre personnel, elle entre en contradiction avec ce que j’observe empiriquement en terme de révoltes, mais peut-être est-ce moi qui nourrit encore trop d’espoir.
Pour aller plus loin, lire la recension d’Hubert Guillaud sur Internetactu.
Sortir de la croissance, mode d’emploi, Eloi Laurent, éd. Les liens qui libèrent.
L’économiste Eloi Laurent est connu pour ses travaux sur les indicateurs alternatifs au PIB, pour mesurer la croissance et le développement humain. Ses essais sont courts, toujours stimulants et surtout, accessibles. Avec Sortir de la croissance, mode d’emploi, l’auteur préconise de réorienter l’ensemble de notre économie vers le bien-être, la résilience et la soutenabilité. La résilience étant entendue comme « l’horizon court terme de la soutenabilité ». Pour ce faire, il convient de se débarrasser du dogme de la croissance et de son corollaire numérique, le PIB. Il rappelle d’ailleurs que la vitalité des économies n’a pas toujours placé le PIB au centre du jeu, ce n’est qu’au tournant de Bretton Woods en 1944 que celui-ci devient un « étalon de pouvoir et de succès ». Or aujourd’hui, confrontés à la triple crise des inégalités, écologique et démocratique, nous devrions commencer par repenser la manière dont nous calculons la développement, et par conséquent l’essence et l’importance même de ce qui doit être calculé. Toute une partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à la critique des indicateurs qui ne nous servent plus à gouverner, mais qui nous gouvernent directement. Après ce constat bien documenté, l’auteur invite à repenser notre développement au regard d’indicateurs alternatifs qui ont le grand mérite de déjà exister, mais dont l’inscription à l’agenda politique reste largement déterminé par des tractations qui n’ont de démocratique que le nom. On pourra toujours trouver des poux à Sortir de la croissance, mode d’emploi, un manque de militantisme ou de radicalité peut-être. C’est aussi ce qui en fait un ouvrage accessible à tous et diablement salutaire.
Pour aller plus loin, lire son entretien à Mediapart.
Bonus :
Avec ces quatre là, vous pouvez être sûrs de ne pas vous tromper. Cela étant, j’ai sur ma table de chevet un certain nombre d’ouvrages pas encore terminés et que je vous encourage à lire. Je pense à Les possédés du duo de Techtrash (chez Arkhê). A tous les fans d’Alain Damasio, je conseille vivement la lecture de L’étoffe dont sont tissés les vents (Une analyse de La Horde du Contrevent), de Antoine St. Epondyle (chez Goater). Et un petit dernier pour la route : L’art de la fausse générosité, une petite enquête rondement menée par Lionel Astruc sur la fondation Bill et Melinda Gates, aussi court que révoltant.
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.