Dans un article de la Harvard Business Review, How to Encourage Employees to Speak Up When They See Wrongdoing, la consultante et comportementalisme Nuala Walsh constate l’inefficacité des dispositifs de lancement d’alerte dans les entreprises. Alors que ces dernières dépensent des sommes considérables dans la prévention des conduites frauduleuses, les scandales continuent.
« 10% des lanceurs d’alerte tentent de se suicider »
La cause première qui empêche les employés de lancer l’alerte est la peur des représailles. Les chiffres sont éloquents, selon une étude menée en 2008, 82% des lanceurs d’alerte sont harcelés par leur entreprise, 60% perdent leur emploi, 17% leur maison et 10% tentent de se suicider. Dans un tel contexte, les entreprises peuvent-elles encore encourager les lanceurs d’alerte à sortir du bois ? Et si oui, comment ? Pour répondre à cette question, Nuala Walsh a notamment mené une étude randomisée sur 923 employés.
Elle en tire plusieurs conclusions. Les premières sont d’ordre plutôt général. D’une part, les outils de contrôle, d’audit, et les formations prodiguées dans les entreprises font pâle figure face aux logiques économiques qui guident l’action. Dans l’affaire dite du Dieselgate, les dispositifs de lancement d’alerte n’ont aucunement empêché Volkswagen de concevoir des « logiciels tricheurs » permettant de réduire artificiellement les émissions polluantes (NOx et CO2) des véhicules de la marque lors des tests. De même, les « codes de conduite » qui sont publiés par certaines entreprises n’ont pas les effets escomptés. Comme l’expose une méta-étude sur le sujet, ils peuvent susciter des incompréhensions entre différentes cultures, et perdent tout crédit dès lors qu’ils entrent en contradiction avec les pratiques managériales de l’entreprise. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’analyse de nombreuses chartes éthiques étudiés par Anna Jobin dans un article scientifique publié sur le site Nature montre que l’éthique est encore une boîte aux contours flous et aux nombreux angles morts, où les questions de durabilité et de dignité humaine sont sous-représentées.
Dans la recherche effectuée par Nuala Walsh, les répondants sont exposés à une situation hypothétique dans laquelle ils observent un manager harceler une jeune employée dans le but d’accélérer le lancement d’un nouveau médicament – une situation classique. Or pour la plupart des employés, le fait de dénoncer cette pratique est moins associé au fait de lancer l’alerte qu’au fait d’avoir le courage d’affronter sa hiérarchie. Par ailleurs, un biais, l’effet du témoin (on parle aussi de diffusion de la responsabilité) intervient, et inhibe l’action. Plus la structure est grande, plus ce biais est fort : il y a toujours une raison de penser que quelqu’un d’autre que nous-mêmes peut agir (un phénomène que la division du travail favorise, on parle aussi du problème de « many hands »). Walsh rappelle également que la propension à lancer l’alerte ne varie pas avec le genre ou la position hiérarchique : tout le monde est susceptible de le faire, ou de ne pas le faire. Elle laisse cependant en dehors de son analyse la question du rapport à la hiérarchie, et au respect des ordres, selon les professions. Ainsi, on sait que dans les scandales industriels les plus récents (les crashs des Boeing 737 Max, ou le Diesel Gate), c’est aussi une certaine culture de l’obéissance qui a conduit des professionnels, et notamment des ingénieurs, à ne pas rendre les risques publics. Sans le travail d’associations qui ont reproduit les tests dans d’autres conditions (pour le Diesel Gate), et malheureusement, les crashs de deux aéronefs (pour Boeing), nous n’aurions jamais rien su des fraudes de ces deux entreprises.
En fin d’article, Nuala Walsh propose un certain de nombre de solutions tirées de cette étude et de sa propre expérience, un modèle qu’elle nomme REFRAME et qui consiste, dans les grandes lignes à mettre à jour ses formations internes (en vue par exemple de mieux détecter des conduite harceleuses), à mettre en place ou améliorer les mécanismes sécurisés et anonymes permettant de remonter les problèmes, et plus généralement à lutter proactivement contre les environnement de travail toxiques. Il est aussi question de varier les messages, afin de faire comprendre que tout problème dans l’entreprise est « le problème de tous » et qu’à ce titre, lancer l’alerte est un choix collectif. L’autrice encourage les entreprises à valoriser, plutôt qu’à déprécier (voire poursuivre en justice) les personnes qui lancent l’alerte et reportent des comportements abusifs. Enfin, elle rappelle que les consommateurs sont sensibles aux engagements publics des entreprises pour l’égalité, contre le racisme, pour l’environnement, etc.
Renforcer les protections des lanceurs d’alerte
L’article de Nuala Walsh a le grand mérite de montrer, en creux, que beaucoup d’entreprises sont encore loin du compte. Les licenciements récents des chercheuses Timnit Gebru et Margaret Mitchell, du département éthique de chez Google, ont illustré cette triste réalité. En l’occurrence, les deux femmes avaient dénoncé et démontré, en privé et dans des articles de recherche, la politique de l’entreprise vis-à-vis de populations discriminées et invisibilisées par les systèmes d’intelligence artificielle. Ces deux renvois ont sonné comme un avertissement adressé à tous les salariés de l’entreprise, qui ne fait pas mystère de la façon dont seront traités les futurs « traîtres ». Cet événement, qui a été un coup de tonnerre dans le monde de la tech, a montré la terrible faiblesse des systèmes de protection des lanceurs d’alerte. Comme le rappelle Khari Johnson dans un article sur Venturebeat, quelques jours avant d’être remerciée, Timnit Gebru avait d’ailleurs demandé sur Twitter si des régulations spécifiques existaient pour protéger les chercheurs en éthique « parce qu’avec la quantité de censures et d’intimidations qui ont cours dans ce domaine, comment qui que ce soit peut encore penser qu’une véritable recherche scientifique puisse y avoir lieu ? »
Aux recommandations de Nuala Walsh, il faudrait ajouter certains principes, qui demandent préalablement à rappeler les distinctions entre les systèmes d’alerte français et américains. Outre le fait que ces systèmes devraient être mieux harmonisés étant donné la dimension internationale de nombreuses entreprises, il faut noter qu’ils ne partagent pas la même définition de l’alerte. S’il existe bien un Whistleblower Protection Act aux Etats-Unis depuis 1989, celui-ci vise avant tout à protéger les salariés du gouvernement fédéral américain, c’est le Sarbanes-Oxley Act, dit « Loi SOX » (2002) qui permet aux salariés du privé – et notamment du secteur financier – de rapporter anonymement des conduites frauduleuses. Cependant, ce dernier n’envisage l’éthique que sous son angle financier : les questions relatives au travail, à la santé ou à l’environnement n’y sont pas considérées. Enfin, le Defend Trade Secrets Act (2016) protège contre la diffusion de secrets d’affaires, mais force est de constater que sa portée est dans les faits totalement insuffisante. Pour ce qui concerne la France, la loi Sapin II (2016) donne à l’alerte éthique une définition très ample, puisqu’il s’agit « d’une menace ou d’un préjudice grave pour l’intérêt général ».
En plus des recommandations de l’autrice donc, il est utile de rappeler les propositions défendues par plusieurs ONG, en complément du cadre juridique actuel. Une première proposition consisterait à accroître l’intensité des sanctions contre les représailles aux lanceurs d’alerte. Si l’interdiction des représailles professionnelles existe bien dans la loi Sapin, nous sommes encore loin du compte. La récente affaire Dedalus, une société informatique dans le domaine de la santé, l’a bien montré. Alors que les données de 500 000 français sont aujourd’hui dans la nature, faute de sécurisation des systèmes de l’entreprise, celle-ci n’avait pas hésité à licencier pour faute grave un développeur de 28 ans qui avait détecté les failles de sécurité l’année dernière. Parmi les autres propositions énoncées par les ONG : un fond de soutien aux lanceurs d’alerte (il existe déjà une Maison des lanceurs d’alerte en France depuis 2018, et un guide publié par le Défenseur des droits, aux USA, une ancienne employée de Pinterest, Ifeoma Ozoma, travaille également en ce sens, cf. l’article de Venturebeat précité), le droit d’asile pour les lanceurs d’alerte (s’il existe un « asile constitutionnel » pour les personnes « persécutée en raison de leur action en faveur de la liberté », rappelons que la France a refusé l’asile à Edward Snowden en 2013 et en 2019), ou encore la création d’une haute autorité de l’alerte, afin d’encadrer les expertises menées par les agences habilitées, comme le propose l’association Sciences citoyennes depuis 2007.
Lors d’une rencontre organisée par le Défenseur des droits en 2019, le biologiste Jacques Testart, président d’honneur de l’association Sciences citoyennes, soulignait qu’une telle autorité « permettrait d’asseoir la défense des lanceurs d’alerte scientifique sur des éléments de preuves démocratiquement établis ». Dès lors, il proposait d’ouvrir un nouveau champ : les alertes à propos de la recherche en amont, avant même qu’elle n’ait aboutie, car ses conséquences éthiques et anthropologiques ne sont pas neutres, et de demander : « Ainsi, à supposer que son retrait ne fut pas trop tardif, Oppenheimer était-il un lanceur d’alerte en s’inquiétant des risques pour l’humanité de la mise au point de la bombe atomique ? ».
Car l’alerte ne se résume pas à dénoncer des pratiques illégales. Elle est en fait à la frontière du légal et de l’illégal : elle est l’équivalent de la désobéissance civile mais dans le domaine professionnel. Aussi, l’enjeu n’est pas seulement de protéger le lanceur d’alerte, mais bien de protéger ceux parmi eux qui signalent autre chose que des infractions et qui de ce fait, donnent au droit une chance d’évoluer. Nul ne le dit mieux qu’Antoine Deltour (qui a lancé l’alerte sur les pratiques d’évitement fiscal mises en œuvre au Luxembourg : « Luxleaks »), dans ce même colloque du Défenseur des droits : « dans l’affaire Luxleaks, j’ai lancé l’alerte sur des comportements fiscaux ne relevant pas d’une infraction au droit. L’optimisation fiscale consiste simplement à exploiter toutes les failles permises par la législation. Je souhaite à l’avenir que les lanceurs d’alerte signalent des cas qui relèvent de l’intérêt général, concernant des pratiques qui n’ont pas encore été abordées par le législateur pour justement changer le droit et corriger les imperfections du cadre légal et réglementaire. »
Introduire cette dimension supplémentaire à la notion d’alerte éthique n’est cependant pas sans conséquences. Si l’on poursuit l’analogie avec la désobéissance civile : les militant du groupuscule d’extrême droite « génération identitaire » disent qu’ils sont des lanceurs d’alerte, « au même titre que Greenpeace ». Et les soutiens de Greta Thunberg voient en elle une lanceuse d’alerte sur les questions climatiques. Dans un registre plus burlesque, on notera que le Figaro est capable de titrer que le polémiste et auteur Laurent Alexandre est « un lanceur d’alerte résolument optimiste » et, dans le camp adverse, le philosophe Eric Sadin n’a aucun complexe à se définir comme un « auteur lanceur d’alerte ». S’il faut évidemment distinguer ce qui relève ou non de la communication, gardons à l’esprit que dès lors que l’alerte concerne un parti pris ou une vision du monde, alors elle risque d’être à géométrie variable.
L’alerte éthique et ses limites
Enfin, et quand bien même il faut se féliciter de certaines avancées en matière de protection des lanceurs d’alerte, nous ne devrions pas nous mettre d’œillères sur les limites du dispositif. Dans leur excellent ouvrage L’éthique de l’ingénieur, les chercheuses Laura Flandrin et Fanny Verrax rappellent ainsi que l’institutionnalisation de l’alerte éthique au sein des entreprises est aussi opportuniste. Elle permet de transférer la responsabilité de la détection de problèmes potentiels aux individus, salariés de l’entreprise, qui viennent ainsi pallier les déficiences des systèmes traditionnels (audit internes, commissaires aux comptes, etc.). Pour les chercheuses, ce transfert vers l’individu « réintroduit en sous-main une vision instrumentale de l’éthique comme outil d’individualisation parfaitement congruent avec un nouvel art de gouverner néolibéral ».
Autrement dit, l’alerte, qui est un droit, devient en fait un devoir qui incombe aux salariés, chargés de la moralité de l’organisation. Pour les deux sociologues, la vision très individualisée de l’alerte masque un grand un paradoxe : alors que la concurrence internationale accentue les dangers pour l’entreprise, et accroît les risques (nous l’avons vu avec le feuilleton Boeing, et le Diesel Gate), et alors que l’espace du secret augmente lui aussi pour « protéger » l’entreprise (en 2018 avec la loi relative à la protection du secret des affaires, et en 2020 la Loi Asap), on demande au salarié de tenir un rôle de vigie qui est en réalité de plus en plus difficile à assurer. Qui plus est, en confiant l’éthique aux entreprises elles-mêmes, on favorise une forme d’auto-régulation à laquelle fait directement écho la diminution de fonds publics alloués à ces mêmes champs disciplinaires…
Les systèmes d’alerte, écrivent Fanny Verrax et Laura Flandrin, devraient être des objets de dialogue social, incluant les syndicats, afin d’agir de manière préventive en tentant de comprendre ce qui amène certains individus à prendre certaines décisions, dans un contexte donné – c’est le même constat auquel arrive Timnit Gebru, toujours dans l’article de Venturebeat. Cela est d’autant plus critique que, à la frontière du légal et de l’illégal, des scandales se multiplient sur de nombreux fronts (sanitaires, climatiques, technologiques), et interrogent non plus seulement le respect des règles, mais la légitimité de certaines activités économiques en tant que telles (la finance, l’industrie du pétrole, etc.).
Récemment un étudiant me demandait ce à quoi pouvait ressembler une « industrie 4.0 éthique ». Au centre de ses préoccupations : les questions relatives à la destruction de certains emplois, ou encore la « complémentarité entre l’homme et la machine ». J’avoue avoir eu du mal à répondre sans détourner la question, et lui appliquer une grille de lecture avant tout politique. Après tout, le chemin vers une « industrie 4.0 » repose sur un certain nombre de présupposés (de la destruction créatrice au mythe du progrès), et son « éthique » (on parle bien de l’éthique d’un secteur, pas d’un métier ni de règles déontologiques) est de ce point de vue, tout à fait relative. Elle dépend des opinions politiques autant que des visions du monde de tout un chacun. Elle interroge le droit du travail, le rôle des CHSCT dans l’entreprise, et plus globalement : le rapport que nous entretenons avec la notion de progrès. Je crois que la question signalait surtout une forme de glissement à la fois inquiétant et intéressant. Inquiétant parce qu’il montre que l’éthique a, d’une certaine manière, remplacé la politique dans la détermination des grandes questions relatives au travail, à l’économie, aux rapports sociaux. Intéressant dans la mesure où, quand bien même certaines entreprises tentent de réduire les questions éthiques à ce qui ne les dérange pas (et ce n’est pas le cas que chez Google), ces vieilles questions politiques reviennent par la fenêtre.