Plutôt que de s’inspirer du modèle américain, il conviendrait de faire émerger en Europe une vision originale de l’exploration spatiale qui ne soit pas fondée sur une économie orbitale spéculative, estiment, dans une tribune au « Monde », trois chercheurs, Philippe Lugherini, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin.
Désespérément complexée par son retard vis-à-vis des Etats-Unis, l’Europe spatiale semble céder à une doxa : celle d’une prétendue économie orbitale à laquelle il faudrait participer coûte que coûte, au risque de sombrer. Le Space Summit 2023, qui s’est tenu à Séville, l’illustre : le Vieux Continent souhaite se doter d’un cargo spatial « privé » [pouvant apporter du fret à la Station spatiale internationale et revenir sur Terre] et confier son avenir à une myriade de start-up. Ce bouleversement en cours, calqué sur la politique spatiale américaine, ne fait pourtant pas une stratégie industrielle et risque de bénéficier avant tout à des acteurs opportunistes.
Il y a presque vingt ans, prenant acte du désastre auquel avait mené le choix dit « du tout-navette [spatiale] », l’administration américaine sommait la NASA de se réinventer. L’agence lançait alors le programme Commercial Orbital Transportation Services (COTS), par lequel elle se faisait acheteuse de services de transport spatial et non plus de fusées ou de vaisseaux spatiaux.
Cette « révolution » intervenait sur un champ entièrement sous la responsabilité de la NASA : le transport de fret et d’équipages vers et depuis la Station spatiale internationale. Ce changement de paradigme a eu de multiples effets, notamment de faire émerger SpaceX, portée à bout de bras par la NASA.
L’Europe s’est donné pour ambition de transposer, vingt ans après, à une situation fondamentalement différente, le vieux programme COTS. Or la NASA est une agence fédérale dans un Etat fédéral. L’Agence spatiale européenne (ESA) est une organisation internationale qui n’est rattachée à aucune entité étatique. La NASA intervenait sur un marché dont elle était la seule cliente. L’ESA se propose d’intervenir sur deux marchés sur lesquels elle n’a ni prise ni mandat : les petits lanceurs et les vaisseaux.
Un marché fictionnel
Pour copier la NASA, il fallait des marchés… ou des récits en tenant lieu. En 2022, 350 petits satellites ont été lancés dans le monde. Ils l’ont presque tous été comme passagers sur des lanceurs classiques. Aux Etats-Unis, après vingt ans d’efforts, l’offre de petits lanceurs se résume à un seul engin opérationnel qui a pris, en 2023, 100 % d’un marché de sept missions. En Europe, plus de dix projets sont encouragés par des dispositifs d’aides régionales ou nationales.
Le marché des cargos spatiaux, quant à lui, n’a d’autre réalité que fictionnelle. Il repose sur la promesse de fabriquer en orbite toutes sortes de choses. Ce qui n’est jamais apparu en un demi-siècle surgirait aujourd’hui du seul effet que ces futures stations seraient opérées par le secteur privé.
Pourtant, des perspectives économiques fantastiques continuent et confondent en un même agrégat économique la valeur créée en orbite, inconnue, avec le coût de production de cette activité (construction des stations, des vaisseaux, des fusées), voire les marchés induits. Les anticipations de croissance sont complètement irréalistes. Dès 2020, la Banque publique d’investissement mentionnait les « opportunités business » liées à la conquête spatiale et, notamment, martienne.
Dans la foulée, des cabinets étatsuniens évaluaient le futur marché de l’espace au trilliard de dollars à l’horizon 2040 (Morgan Stanley), voire 2030 (McKinsey) ; plus modestement, PwC tablait sur 9,3 milliards d’euros pour le vol habité seul, entre 2028 et 2040. De quoi justifier prototypes de cargos et levées de fonds visant à assurer leur développement, chez les acteurs installés comme chez les nouveaux entrants. Ce plan est soutenu par l’ESA, sur la base notamment des conclusions d’un « groupe consultatif de haut niveau », qui, en 2023, invitait l’Europe à se doter entre autres choses de capacités en matière de vol habité pour retirer tous les avantages d’« une économie spatiale en plein essor ».
Ces chiffres signalent que le mythe d’une économie orbitale est construit, avant tout, afin de justifier l’engouement pour les cargos et les budgets faramineux qui seront dépensés dans le but de les soutenir. Plus inquiétant, ces spéculations ont pénétré la sphère politique, du simple suivisme d’un Emmanuel Macron fantasmant un « SpaceX français » à un surréaliste rapport sénatorial de juin 2023 vantant les mérites de l’extraction de minerais sur la Lune et Mars. Le risque est réel : si l’Europe spatiale est loin d’être vraiment engagée dans de tels projets, elle paraît courir vers le point de non-retour.
La pensée magique injectée dans la politique spatiale, en Europe et en France, est entêtante. Elle verse dans un modèle du new space [l’ouverture de l’économie du spatial aux start-up] délibérément mis au service de ceux qui bénéficieront des mannes de la puissance publique. Elle appelle un choix de développement à marche forcée : accélérer, briser les codes, fluidifier le contrôle administratif, pour que puissent s’exprimer sans entraves d’hypothétiques champions.
Un malaise profond
Sidérés, n’osant pas être absents de la photo, les acteurs publics emboîtent le pas. Le spatial, désormais sous la tutelle principale de Bercy, est mis au service de fables, celles de la nouvelle économie orbitale.
Cette vision ne fait pas l’unanimité. Au printemps 2022, un conflit social a suspendu les activités au Centre national d’études spatiales à Toulouse. La raison ? 1,5 milliard d’euros déversés sur les start-up, quand les employés du centre peinent à donner du sens à leur travail. Mille signataires d’une tribune au Monde ont également déploré le fléchage probusiness des investissements, au détriment de la science et de la recherche technologique « maison ». C’était là la manifestation d’un malaise profond pour le spatial français.
Une copie bâclée de ce que les Américains ont fait il y a vingt ans ne peut tenir lieu de politique. Une autre voie possible, autrement exigeante mais pas moins inspirante, serait de faire émerger une vision originale de l’exploration spatiale : non plus celle qui valorise l’espace futile de l’économie orbitale non soutenable, mais celle qui réalise l’espace utile des missions spatiales qui répondent à des besoins socialement établis et légitimés. Cela demanderait de soumettre les arbitrages politiques en matière spatiale à l’exercice de la délibération collective, en rupture avec l’entre-soi des décideurs et des acteurs privés, qui, trop souvent, leur tordent le bras.
Philippe Lugherini, ancien cadre dirigeant de l’industrie aérospatiale, auteur de L’Espace des fous (Cépaduès, 2023) ; Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne (UTC), coauteur d’Une histoire de la conquête spatiale, des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space (La Fabrique, à paraître le 2 février 2024) ; Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS, coauteur d’Une histoire de la conquête spatiale, des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space (La Fabrique, à paraître le 2 février 2024).
Bravo pour cet article plein de bon sens !!!