Prologue.
Nous sommes en 1984. Georges Orwell prévoyait dans son roman éponyme une dictature mondiale pour cette année emblématique. Celle-ci n’aura pas lieu. Comme pour compenser l’évidente déception, un film, Terminator, annonce la même année la fin du monde et l’avènement des machines pour le 29 août 1997.
13 ans plus tard, en août, il ne se passera rien non plus. Pourtant, ces deux fictions portent en germe de grandes questions contemporaines : la surveillance de tous par tous, l’asservissement, la robotique, la guerre.
Hiver 2014, Noël passé. On m’offre un cadeau pour le moins original : un drone. Etrange combinaison d’électronique et de mouche domestique, la bestiole se pilote avec une télécommande pas plus grande que ma paume de main. J’en abuserai jusqu’à extinction de l’animal par destruction de ses microscopiques hélices sur mon parquet.
Qui est Sarah Connor ?
Ou plutôt qu’est ce que Sarah Connor ? Sarah Connor est une égérie moderne. Dans le film Terminator, elle est la cible des machines venues du futur pour la tuer. L’histoire est connue : je reviens dans le passé, je tue vos parents, vous n’existez plus. Sarah Connor devra enfanter celui qui tuera les robots, donc les robots doivent la tuer par anticipation pour ne pas mourir des mains du rejeton, fin de l’histoire. Tuer, ou être tué.
Sarah Connor est une figure quasi-bliblique, Sainte-Marie renouvelée par les standards des blockbusters américains, elle est la génitrice de l’Elu qui mènera la résistance face aux machines. Pour autant, elle n’est ni vierge, ni effarouchée. Sarah Connor est Gaïa-terre, Démeter-nature et Athéna-guerre, contre le rationalisme le plus froid : le robot-tueur.
Revenons maintenant sur terre. Sarah Connor n’existe pas, l’apocalypse n’a pas eu lieu, les robots-tueurs ne nous ont pas envahis. Les voyages temporels sont des hypothèses philosophiques mais des impossibilités physiques. Alors que reste-t-il de ces symboles, de ces fictions ? qu’est-il vraiment arrivé ?
Des grosses mouches dans le ciel.
Nul besoin d’effets spéciaux grandiloquents ni d’armées de robots tueurs pour verser dans le morbide, la réalité suffira. La présidence Obama aura vu le nombre de drones de guerre sextupler par rapport aux deux mandats précédents de Georges W. Bush. Non pas que l’ex président eu préféré les traditionnels Marine’s ou encore prôné une géopolitique apaisée. Non, la vérité, c’est que les temps ont changé et la guerre aussi.
Les Etats modernes croulent sous leurs dettes. Les cimetières aux croix blanches inondent les souvenirs des veuves et autres compatriotes restés au pays. La guerre, ça fait des morts, c’est moche. Mais que celui qui n’y a jamais joué me soumette le premier skud.
A distance, la guerre est moins incertaine, moins chère, plus ludique et surtout; moins régulée. Des 473 frappes et/ou assassinats ciblés hors théâtres d’opération de guerre menés par les Etats-Unis depuis 2002, 98% l’ont été par de drones.
Fort heureusement, chaque grande guerre draine son lot d’innovations; l’avion à réaction, le nucléaire, l’informatique… Cependant, les grandes guerres sont derrière nous en Occident. En contrepartie, un état de violence permanent caractérise ce début de siècle. Les innovations qui découlent de ce climat délétère sont elles aussi constantes et permanentes. Elles modifient graduellement nos usages, elles liquéfient les espaces, effacent les frontières, affectent le droit. La guerre avec des drones, celle qu’on appelle cyber-guerre, relève de cet état d’esprit, elle est liquide, elle autorise tous les dépassements géographiques et fait voler en éclat la notion d’espace.
La cyber-guerre, c’est les lois de l’Internet appliquées à la géographie terrestre : la fin d’une forme de souveraineté proprement physique. Une drone de guerre.
Drones. Du militaire au civil.
Suffit. Je ne vois vraiment pas ce que Sarah Connor vient faire là dedans ! Il faut arrêter de dire n’importe quoi. Déjà, les robots-tueurs existent bel et bien, c’est Samsung qui les fabrique. Ensuite, les drones ne sont pas que des grosses mouches qui tuent des gens dans des déserts. Ils sont l’avenir, un marché évalué à 93 milliards de dollars sur ces 10 prochaines années. Un potentiel de croissance inouï ! Certes, 72% dans le militaire, mais ça laisse un bon 28% pour le civil.
28% ! De quoi changer nos vies. Transport, logistique, livraisons à domicile, etc. Le militaire a apporté 4 merveilles qui seront déclinées par la grande industrie : l’autonomisation, la délégation à la machine, la précision et la résilience (soit la capacité à retrouver son état initial après une perturbation). Imaginez, vous cliquez, vous achetez et un drone se présente à votre fenêtre dans la demi-heure pour vous livrer. Comme Spider-man, mais en moins gluant ! Il pourra même enregistrer votre merci, filmer le sourire de vos enfants.
Le drone, c’est le rétrécissement du temps entre votre désir immédiat et sa concrétisation. L’instantanéité du web appliquée au terrestre. En y réfléchissant bien, c’est l’étape intermédiaire entre le postier (cet être bêtement carbonique habillé en bleu et que les chiens n’aiment pas) et l’imprimante 3D (sorte d’appareil magique qui fera bientôt apparaître sous vos yeux ébahis n’importe quel objet comme un slip ou une tarte).
Bref, les applications commerciales sont sans fins. Elles exaltent nos passions les plus primitives : immédiateté, ubiquité, puissance.
Fragment dystopique.
Du militaire au civil, il n’y a souvent qu’un pas, et réciproquement. Exemple :
Mars 2031, il est 13h. C’est vendredi et Marius a posé un RTT. Le temps est radieux à Maisouvaleweb-city, un bon 34° fait suer les murs du préfabriqué. Marius aura 30 ans ce week-end. Pour l’occasion, il s’est offert une délicieuse grosse matinée au lit avec une pile de bande-dessinées.
Bref, 13h, va quand même falloir se bouger. Raviolis, grille une clope, baskets, ouvre la porte direction dehors. Au dessus de sa tête, comme d’habitude, c’est par rafales que passent les robots-livreurs d’Amazon, les Prime-Air IV. Depuis l’ouverture du marché cyber-aérien, c’est le chaos dans le ciel. Quelques jaunes tentatives de La Poste parsèment les nuées de Prime-Air, en vain. Le marché est préempté par les drones américains, plus rapides, moins chers, de fabrication chinoise.
Quand soudain. Cri strident, Marius lève la tête, une flopée de colis tombe du ciel. Il court. Au coin de la rue, 6 kilos lâchés de 200 mètres ont aplati un Abribus. C’est quoi ce délire ? Les drones commerciaux sont pourtant censés être cryptés en AES 256, inviolables. Apparemment ça n’a pas suffit. Bruits de klaxons et de freins, l’entrée du périph’ est complètement congestionnée, un drone a percuté la vitre avant d’un semi-remorque. C’est tout tâcheté de sang. Sur le trottoir, la bande d’ados qui se marre en voyant la scène déchante totalement quand la tête de la jeune Mélissa explose sous une caisse qui déploie dans un fracas sa cargaison de figurines en argile.
Incompréhension. Choqué dans sa course, Marius glisse, se rattrape in extremis à un poteau et évite un scooter en plein dérapage. Au passage, son coude cogne dans l’exact petit coin d’un banc. La décharge fait monter l’adrénaline. Ses sens sont décuplés, il voit maintenant les pointillés dans le ciel, des centaines, des milliers de drones qui lâchent à veau l’eau leurs colis. Il pleut littéralement des gros cartons !
16h30, Marius est dans sa salle de bain. Il entend pour la neuvième fois le journaliste répéter que l’incident, bien que mondial, n’aura duré que 14 minutes. Une déconnexion totale du réseau de drones par les trois principaux constructeurs aura été nécessaire. La correspondante locale explose en explication :
« Tout à fait Jean-Mohammed, il s’agit du plus grand cas de Sky-Hacking répertorié jusqu’à maintenant, l’attentat n’a pas été revendiqué mais les soupçons pèsent sur la faction armée du groupe The Connors établi au Pakistan, le piratage a concerné près de 40 000 drones dans 14 pays, pour l’instant, on fait état de 344 morts et de plusieurs milliers de blessés, les drones de secours ont tous été réinitialisés par mesure de sécurité, les scènes tragiques de cet après-midi ont toutes été filmées depuis le ciel et live-streamée sur YouTube et Périscope, j’ai devant moi un groupe de jeunes gens qui semblent extrêmement choqués, je vais aller les voir pour… »
Clic. Marius éteint sa télévision. Ses tempes ont repris la couleur de sa peau. Il s’étend sur son lit et ouvre une bande-dessinée.
Alors, faut-il tuer Sarah Connor ? [épilogue]
Sans mauvais jeu de mots, il faut avouer que la réponse n’est pas binaire. Qui plus est, le contexte n’est pas celui de Terminator; les guerres robotiques se font encore majoritairement par humains interposés. Si les ambitions du militaire rejoignent celles du civil : rapidité, accès à l’information, précision, ciblage, leurs évidentes filiations vont-elles pour autant transférer la guerre d’un modèle à l’autre ?
La figure de Sarah Connor se situe entre la néo-luddite (casseuse de machines prête à supprimer le moindre grille pain au nom du principe de précaution) et la liberté guidant le peuple face à un régime totalitaire. A ce titre, elle n’aurait peut-être pas jeté des cailloux sur les drones d’Amazon. Elle aurait par contre, tel Superman, activement lutté contre l’autonomisation des drones. Elle aurait joué, avec John Connor, son fils, à décortiquer ces jouets volants pour mieux les combattre, elle aurait utilisé les armes de l’ennemi contre lui même.
Oui, la guerre a changé, elle est virtuelle, publique, et redevient civile à mesure qu’elle passe entre les mains des machines. N’importe qui peut, n’importe quand, hacker la plupart des infrastructures humaines, drones ou pas. Loin de moi l’idée de faire peur, bien que totalement burlesque, ce billet n’a pour ambition que de mettre en perspective nos gadgets et les leurs, ceux qui tuent.
En attendant, gardez sous le coude une petite dose de Sarah Connor, ça peut servir.
Le plus drôle (enfin c’est pas vraiment drôle), c’est que tous les corps armées des USA le disent publiquement, nous utilisons que des drones d’observation, nous ne possédons pas de drone armé !!!
Ce qui dans l’absolu n’est pas faux… oui, ce n’est pas faux du moins en partie… Le fameux binaire de ton article encore en cause 😉
En réalité, les drones armés sont utilisés par des sociétés privées accréditées et financées par les différents corps d’armée US
Mais il est vrai, que ça répond pas à la question… Que va -t-on faire pour le cas Sarah Connor ?
Très bon article, très drôle … oups pardon très drone comme à l’habitude.
[…] Ndl : comme je suis un mauvais garçon, je re-publie ce court fragment dystopique écrit il y a quelques années dans un vieux billet qui parlait de Sarah Connor… […]
[…] On peut même voir des tribunes de-ci de-là, demandant l’interdiction des robots-tueurs, ou dénonçant le recours croissant aux drones. Au point que Mais où va le web ? se demande s’il faut tuer Sarah Connor. […]