L’ADEME, via le projet Enernum, vient de publier une étude approfondie sur les impacts à la fois énergétiques et sociétaux de l’installation et du déploiement des data centers, en France et ailleurs. Ce travail vient confirmer les conclusions du Think tank The Shift Project qui alertait déjà des coûts carbone importants de ces infrastructures qui soutiennent tous nos usages numériques. Par delà les chiffres, l’ADEME replace les data-centers dans leur contexte humain et géographique et interroge la gestion de ce type d’infrastructure sur le territoire.
Une consommation énergétique qui grimpe
La rapport complet, disponible au téléchargement ici opère un véritable 360° autour des data-centers : implantation et forme, types d’acteurs engagés et jeux politiques, coût énergétique, etc. Côté consommation pour commencer, les études les plus pessimistes avancent que ceux-ci pourraient représenter jusqu’à 13% de l’électricité mondiale en 2030 (avec un secteur informatique qui consommerait jusqu’à 51% du total de la consommation électrique mondiale). Des chiffres qui ne font pas l’unanimité, The Shift Project prévoyant plutôt 25% pour le secteur informatique et 5% pour les data centers en 2025 (ces 5% équivaudraient tout de même à toute la consommation électrique actuelle du secteur numérique).
Rappelons au passage que le data centers sont les endroits où seraient hébergées toutes les données récoltées par les capteurs des smart-cities, les voitures autonomes et bien sûr, nos appareils individuels. Or à l’heure actuel, absolument aucune étude ne prouve que l’essor du numérique contribue réellement – au niveau mondial – à diminuer les émissions de gaz à effet de serre, c’est même plutôt l’inverse. Comme le rappelle The Shift dans le résumé aux décideurs du rapport Pour une sobriété numérique : « Les effets systémiques mondiaux de la transition numérique actuelle restent pour l’instant fortement incertains, alors qu’ils sont souvent considérés comme positifs a priori ». Même si l’on constate de nombreux efforts faits pour améliorer l’efficacité énergétique des infrastructures, par exemple du côté des « big tech », l’ADEME rapporte que les géants du numérique ne portent pas un véritable discours sur la « sobriété énergétique et numérique nécessaire pour rester sous la perspective d’une augmentation des températures planétaires de 1,5°.»
Un lien avec le territoire est encore à inventer
Le rapport insiste ensuite sur les déséquilibres qui résultent de certaines implantations dans les territoires. Première constatation : ces impacts sociaux sont très peu documentés. Bien souvent, les data centers arrivent sans dire leur nom, en périphérie des villes, aux Etats-Unis ou en France, à Saclay par exemple ou encore Plaine Commune. Cette furtivité des bâtiments rend d’autant plus difficile les contestations ou demandes de participation de la part des populations locales. Comme le rappelait le chercheur Clément Marquet dans son article Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune, l’absence de débat qui précède le choix d’installer ces data-centers est manifeste. Ils sont considérés comme de simples entrepôts par les pouvoirs publics alors même que leur consommation électrique a des répercussions à l’échelle d’un territoire tout entier. A la Courneuve par exemple, cette opacité avait suscité des tensions auprès d’une association de riverain qui s’inquiétait des éventuels risques que pouvait représenter un tel projet qui semblait tomber du ciel.
Autre phénomène important : les data centers attirent les data centers, pour des questions de mutualisation d’énergie et de réseaux de télécommunication. Bien souvent, les hiérarchies urbaines en place sont renforcées par ces mécanismes. Les élus eux, peinent à lutter contre des acteurs puissants qui imposent leurs conditions « dans une négociation asymétrique qui pousse certains territoires à sur-calibrer des infrastructures énergétiques, hydrauliques et viaires pour pouvoir accueillir quelques dizaines, ou centaines d’emploi si l’on inclut les phases de construction. » C’est exactement le même genre de deals qui a permis l’essor fulgurant des hypermarchés il y a quelques dizaines d’années. Aujourd’hui, c’est plutôt pour installer des hangars logistiques et des fermes de serveurs qu’on artificialise les sols. Autre effet non négligeable qui mériterait sans doute une discussion plus ample avec les populations locales : l’étalement urbain.
Déperdition de chaleur et manque de volonté politique
Le rapport souligne ensuite les possibles synergies entre les infrastructures numériques et le territoire. La réutilisation de la chaleur générée par les data centers est à ce titre un cas d’usage bien connu. A Bailly-Romainvilliers, par exemple, le data center de BNP Parisbas chauffe le centre nautique voisin. Celui de Céleste à Noisy-Champs, chauffe ses propres bureaux. D’autres systèmes très chauffants comme les chaudières numériques de Stimergy chauffent une partie de l’eau de la piscine de la Butte-aux-Cailles, dans le treizième arrondissement de Paris.
Cependant, ces exemples restent anecdotiques. Dans l’immense majorité des cas, la chaleur n’est pas récupérée. D’abord pour des questions de coût et de rentabilité économique : les promoteurs des data-centers attendent des rendements sur des périodes courtes incompatibles avec la contractualisation pour les réseaux de chaleur (des engagements qui coulent sur 25 à 30 ans). Il existe aussi un frein technique : il est préférable de prévoir ces éventuels contrats dès la construction du data center car le modifier a posteriori peut représenter des risques que les promoteurs ne sont pas prêts à prendre. Le rapport souligne le manque d’ambition politique dans la planification urbaine et énergétique. Il reste pourtant tout à fait possible de faire des choses, c’est le cas à Stockholm, où le programme « data center parks » combine ces stratégies numériques, énergétique et foncière : « La ville veut en effet éliminer les 10% encore fossiles de ses sources d’énergie consommées, notamment en récupérant la chaleur émanant des serveurs dans les data centers. »
Des infrastructures numériques en commun ?
La cinquième partie du rapport, qui m’a particulièrement plu, fait la part belle aux initiatives citoyennes, associatives et publiques des « infrastructures numériques alternatives ». Du côté des fournisseurs d’accès, de nombreux acteurs associatifs comme franciliens.net ou Aquilenet dans le Sud-Ouest sont regroupés au sein de la Fédération FFDN. Ils viennent compléter l’offre des fournisseurs principaux (Bouygues, Free, Orange et SFR). Le grand atout de ces solutions est de miser sur le social, l’éducation et la démocratie : « Ils participent d’une gouvernance partagée du commun qu’est Internet en portant des valeurs de transparence, d’inclusion, de lien social, d’apprentissage technique, et d’incitation à la participation à la vie citoyenne. » Accéder à internet n’est pas juste un acte technique, c’est aussi une démarche plus sociale, qui a d’autant plus de sens quand le citoyen peut en être maître : tout l’inverse de l’extrême centralisation que nous connaissons aujourd’hui avec les géants du numérique.
Le rapport formule une analogie particulièrement pertinente entre la réappropriation des réseaux numériques et les dynamiques propres à certaines énergies renouvelables gérées par des groupes de citoyens et des collectivités : la gestion en commun modifie les comportements. La socioanthropologue des techniques Laure Dobigny affirme que quand cette gestion inclut et implique, alors les consommateurs vont vers plus de sobriété : « la mise en place de systèmes techniques de plus petite échelle ont permis, en modifiant les usages, une réduction des consommations. » La question est ensuite de savoir comment passer d’une gestion commune de réseaux à une gestion commune de data-centers. Le rapport présente un certain nombre de solutions, comme le cloud de pair-à-pair : « l’idée centrale sous-tendant ces dispositifs est que les fichiers et les contenus téléchargés par les utilisateurs dans le système sont stockés, totalement ou en partie, sur un nuage de stockage composé d’une partie des disques durs de chaque utilisateur, reliés entre eux en architecture P2P. » L’idée est plutôt simple : re-décentraliser internet, réduire le besoin de grands data-centers et atténuer l’impact spatial de ces infrastructures. Les limites de ces solutions sont nombreuses bien sûr : pertes de données, erreur, taille critique non atteinte… Il existe également des data centers « de proximité » comme les chatons (« Collectif d’Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires ») ou encore SCANI dans l’Yonne et Tetaneutral à Toulouse.
Prospectives à peine masquées
Pour terminer, le rapport dessine trois « mondes numériques possibles ». Le premier scénario parie sur l’extrême croissance et l’ultracentralisation numérique. Pour faire simple, c’est aujourd’hui mais en pire : tout est numérisé, plateformisé, big-daté et concentré dans les mains des GAFAMS ou d’autres acteurs similaires. La ville se conforme aux modèles numériques de la smart-city, la consommation de data explose. C’est la fuite en avant, la croyance qu’un monde infini existe. Côté C02, c’est la catastrophe, la température globale monte de 2,5° en 2050. Pics de chaleur dans les villes, problèmes sociaux, etc.
Le deuxième scénario est en demie teinte. On stabilise le système technique numérique en permettant la coexistence de deux mondes : celui des big tech et celui, plus centralisé, des infrastructures à plus petite échelle. L’Union Européenne taxe les « Net Goinfres », ce qui modifie les comportements : on échange moins de photos de chats et on tend à les stocker sur nos terminaux personnels plutôt que dans le cloud, idem pour la musique. Côté consommation, on parvient à réduire les émissions de CO2 du secteur de 5% par an entre 2025 et 2050, ce qui nous ramène au niveau de 2013. Le rapport ajoute : « L’équilibre de la coexistence des acteurs publics, du commun et privés, ainsi que du rapport local/global reste très fragile et favorise le développement de deux internets. »
Le dernier scénario propose une forme de décentralisation ultime du numérique qui signe plus ou moins la fin des data-centers tels que nous les connaissons. Internet devient plus local et dépendant des énergies renouvelables, ce qui ne permet plus d’assurer sa continuité. Le projet Greenstar au Canada suit ces principes et accepte les intermittences du réseau (follow the wind/follow the sun), de même, le blog du Low Tech Magazine s’arrête de fonctionner quand le vent ne souffle plus (le scénario nucléaire n’est pas vraiment envisagé car l’exercice prospectif est global). Ce scénario « effondrement » se base sur des infrastructures totalement low-tech (c’est-à-dire peu coûteuses en énergie) et permet assez ironiquement un « retour aux principes fondateurs d’internet (horizontal et distribué) ». Côté service, on se contente du local et l’international devient l’exception.
Propositions transverses
Pour finir, le rapport formule un certain nombre de propositions, qui commencent par l’ouverture des discussions autour de ce sujet multi-facette des data-centers, à la fois stratégique et encore peu partagé entre acteurs publics. L’ADEME invite également à soutenir les FAI indépendants et à créer un « service public du numérique et des data centers publics », notamment pour améliorer l’intégration spatiale des infrastructures. Les questions énergétiques font également l’objet de propositions : sobriété, récupération de chaleur, décentralisation.
*update à cet article*
Le chercheur Clément Marquet cité plus haut dans l’article me rappelle que ces différents rapports (Shift, ADEME) arrivent dans un moment particulier puisque le gouvernement a voté en octobre 2018 une loi visant à réduire la fiscalité énergétique pour attirer les gros data centers. Je le cite : « il y a une tension entre le projet de souveraineté numérique par les infrastructures (et des bénéfices économiques qui iraient avec bien sûr) et celui de réduction de la consommation énergétique. »
Bref, un rapport fouillé, que je vous suggère vivement de parcourir plus longuement pour approfondir ces quelques grands traits esquissés ici.
Cécile Diguet et Fanny Lopez, L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires, Rapport Ademe, 2019. En ligne sur www.ademe.fr/mediatheque
Image en tête d’article : le data center d’Interxion (La Courneuve)
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.
[…] Des impacts énergétiques et sociaux de ces data-centers qu’on ne voit pas (maisouvaleweb.fr) – voir aussi l’étude (pdf) : L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires (iau-idf.fr) […]
[…] Des impacts énergétiques et sociaux de ces data-centers qu'on ne voit pas. L’ADEME, via le projet Enernum, vient de publier une étude approfondie sur les impacts à la fois énergétiques et sociétaux de l’installation et du déploiement des data centers, en France et ailleurs. Ce travail vient confirmer les conclusions du Think tank The Shift Project qui alertait déjà des coûts carbone importants de ces infrastructures qui soutiennent tous nos usages numériques. Par delà les chiffres, l’ADEME replace les data-centers dans leur contexte humain et géographique et interroge la gestion de ce type d’infrastructure sur le territoire. […]
[…] de citoyens équipés de smartphones et d’objets connectés chez eux, de services en ligne, de data centers capables d’assumer un trafic internet constamment en hausse ? Dans tous les pays […]