C’est devenu une habitude, l’intelligence artificielle générale (IAG) est pour demain. Enfin, pour dans six mois, selon le PDG de la société Anthropic, Dario Amodei. Peut-être douze. Une intelligence artificielle capable de « dominer l’homme » relate le journal Les numériques sans plus de procès. Il y a quelques années encore, on l’appelait la « singularité technologique », soit le moment où l’intelligence des ordinateurs devient telle qu’elle exponentialise tout sur son passage; accélère radicalement la production scientifique; transforme l’humanité; change l’histoire et le monde. Pendant des années, la date de la singularité était fixée à 2045 (voyez plutôt). Il faut croire que l’horloge avance, même si nous n’y sommes pas encore. En tout état de cause, l’IAG, ce serait soit un miracle, soit l’apocalypse, c’est selon. Pour l’une ou l’autre de ces options, il faut encore attendre un peu, un tout petit peu.
Mais attendre quoi ? Ou plutôt s’attendre à quoi ? Alex Hanna et Emily M. Bender compilent quelques réponses à ces questions dans une intervention sur le site Tech Policy. La définition de l’AGI, pour commencer, n’est pas vraiment stabilisée. Suivant à qui on demande, la réponse varie. Pour la société OpenAI, il s’agit d’un système qui dépasse l’humain « dans la plupart des activités économiques ». Zuckerberg hésite encore. Chez Microsoft, on a carrément annoncé un montant : 100 milliards. Une intelligence artificielle devient « générale » lorsqu’elle peut générer 100 milliards de dollars de profits ! De là à en déduire que moins vous générez de profit, moins vous êtes « intelligent », il n’y a qu’un pas. Puis le florilège habituel de promesses. Le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, rapportent les autrices, suggère que le sans-abrisme pourrait être résolu grâce à l’IA (dans la séquence, on lui souhaite tout de même bon courage pour résister aux assauts trumpistes). Le PDG de Google DeepMind, Demis Hassabis, promet de guérir le cancer, d’éliminer toutes les maladies d’ici cinq à dix ans en combinant les meilleurs cerveaux scientifiques à l’IA. Eric Schmidt, ancien PDG de Google, expliquait il y a peu ne pas s’inquiéter outre mesure du dérèglement climatique – que l’IA aggrave – car elle saura, là encore, le résoudre. Pour le capital-risqueur Marc Andreessen, l’IA ouvre une ère d’abondance, avec en ligne de mire le coût marginal zéro. Entendez, une augmentation du pouvoir d’achat. Il n’en faut pas plus pour inviter ça et là, rapportent Alex Hanna et Emily M. Bender, à abandonner tout ce qui freinera l’avènement de l’IAG. Quitte à flécher donc, les financements dévolus à d’autres sciences vers cet objectif supérieur. On connaît bien sûr la chanson. Il serait facile de multiplier les exemples, sérier les promesses non advenues, les dates décalées, l’indécence des miracles annoncés sur des terrains aussi glissants que la maladie, la mort et la pauvreté. On finirait par se lasser de présenter l’IA comme une « économie des promesses », à défaut de toujours parvenir à formuler une économie réelle sans l’appui du capital-risque et des deniers publics. Ce fonctionnement n’est pas sans effets, comme le rappellent les autrices : “« Même si l’« IAG » est un concept flou et mal défini, elle exerce une influence démesurée dans les cercles politiques : non seulement les promesses liées à l’IAG motivent des initiatives comme Stargate [le plan de financement de l’IA aux USA], mais elles servent aussi à justifier des limitations dans la régulation de l’IA, comme le moratoire de dix ans sur la régulation de l’IA au niveau des États, adopté par la Chambre des représentants dans son projet de loi de financement.”
On pourrait dans cette phrase, remplacer l’IAG par « la planète Mars ». Les marchands de futurs du champ de l’intelligence artificielle font de plus en plus penser à ceux du milieu astronautique. Jusqu’alors, les promesses de l’IA n’étaient pas réellement prises au sérieux. Même Ray Kurzweil – la singularité, c’était lui – n’a pas eu l’aura d’un Sam Altman (fondateur d’OpenAI), et quand bien même ses écrits ont circulé dans les milieux « tech », le pape du transhumanisme passait au mieux pour un doux rêveur, au pire pour futurologue n’annonçant rien de véritablement désirable. La machine à promesse de l’intelligence artificielle atteint donc désormais le niveau de celle des conquérants de l’espace, rompus aux promesses intersidérales. En fin de compte, la quête de l’IAG et la conquête de Mars sont des imaginaires socio-techniques cousins. Dans le milieu spatial par exemple, les annonces de retombées scientifiques, notamment en matière de santé, sont légion depuis la fin des années 1970. Mais Mars, point de fuite de l’astrocapitalisme, offre une analogie plus saisissante avec l’IAG. La Planète Rouge est un horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en rapproche. C’est aussi moins une destination qu’un socle, le bas de la pyramide idéologique qui fait tenir la perspective d’une économie à débloquer, à condition de continuer à la financer.
À la fin du mois de mai dernier, Elon Musk se livrait ainsi à une énième conférence simili-TedX. Seul sur scène et slides à l’appui sur écran géant. Retransmission en direct. Audience acquise, hommes aux vêtements griffés SpaceX, encodés pour applaudir aux bons moments. « Voici comment ça a commencé, il n’y avait rien » – débute bibliquement le multimilliardaire, pointant à l’écran le « désert » de Boca Chica, Texas, avant l’établissement de sa cité des étoiles, la Starbase. Il y avait bien quelques natifs américains, depuis expropriés, mais qu’importe, les images de fusées sur fond de cris d’oiseaux sauvages l’emportent. On se croirait dans Jurassic Park. Ces fusées-là, répète-t-il plusieurs fois, on peut les voir depuis la route et s’en émerveiller. Les derniers essais du Starship ne sont pas si convaincants mais là encore, qu’importe : SpaceX en lancera bientôt trois par jour, mille par an. Les encodés applaudissent. Bientôt, SpaceX construira plus de Starships pour aller sur Mars que Boeing et Airbus ne sortiront d’avions pour voyager sur Terre. Une slide le prouve avec un dessin. Bientôt, Mars sera résiliente, et pourra servir de base arrière aux terriens en cas de pépin (supervolcan, astéroïde, guerre nucléaire). Mars a beau être, comme le dit l’adage, « toujours pour dans 20 ans », elle sera bientôt la pointe avancée de l’expansion cosmique et la base de départ pour la déployer à l’échelle interstellaire. « Le progrès se mesure au temps nécessaire pour établir une civilisation durable sur Mars. » : Musk fait du Musk. Les encodés savourent. Jusqu’en France, on trouve quelques clowns que ces visions inspirent. C’est attendu comme un nouveau Marvel. Manque juste le déblocage technique ultime, le pivot : la « Fusée Rapidement Réutilisable » (Rapidly reusable rocket ou ra-re-ro – 30 minutes entre chaque vol). Sur Mars, il faudra penser à ne pas la poser trop près de la future citadelle, « juste au cas où », ironise « Elon ». Les encodés décodent. Le tout est agrémenté d’images 3D et autres vues d’artiste sur fond sonore façon Hans Zimmer. Le moyen terme est tout aussi colossal : une fusée de 142 mètres de haut, 200 tonnes de charge utile (400 sans le réutilisable, qui nécessite des ergols pour atterrir). De quoi mettre à poste les satellites V3 de Starlink – des monstres aussi larges que des 737 et surtout, la machine à cash au service de la conquête de la planète rouge. Et une date, 2027, pour un premier vol vers Mars – non habité – les prochains le seront, à moins qu’Optimus, le robot de Musk, ne fasse la transition, cf. la vue d’artiste : « Ce serait une image épique de voir Optimus à la surface de Mars » en attendant de « recompiler la civilisation ». Les encodés sont candidats au voyage.
Musk promet la « planète B » et si beaucoup s’en moquent, rien ne l’arrête. Altman et Amodei promettent l’abondance, la santé, l’éternité. La planète B mais sur Terre. Tous ceux-là savent à quel point leurs projets civilisationnels sans cesse naturalisés dans la flèche du progrès sont pourtant sujets à une très forte contingence. Les récentes échauffourées entre Donald Trump et Elon Musk montrent d’ailleurs toutes les limites du modèle : SpaceX n’irait pas bien loin sans les contrats fédéraux, passés dans la balance rhétorique suite aux joutes textuelles des protagonistes sur « X ». On se tient gentiment par la barbichette. Quant aux grands modèles de langage (préludes aux IAG), ils reposent sur les fonds de Big Tech (Microsoft, Google) mais aussi du capital-risque qu’il s’agit de galvaniser cycliquement. Plus une poussée trumpiste sans précédents qui a fait sauter les verrous réglementaires en tous genres. On pourrait presque ici parler de « technosolutionnisme d’État », qui tient dans un changement de paradigme discursif : nous sommes passés de « Fake it until you make it » à « Fake it as long as you’re raising funds » – le battage technologique n’a plus besoin de tenir ses promesses, tant qu’il affiche une rentabilité aux yeux des investisseurs et des décideurs publics. Les mythes eschatologiques (apocalypse, salut, renaissance post-catastrophe, immortalité, etc.) font tenir ensemble le tout dans un récit millénariste à la temporalité binaire : qu’il s’agisse de Mars ou de l’IAG, il y a un avant et un après. Deus ex machina d’un côté (l’assurance d’un monde qui brûle à grands coups de data-center), l’échappée cosmique de l’autre (la maison secondaire sur une île radioactive). Faites vos jeux.