Un point de vue proposé par Swan Bonnaud, élève conservateur territorial des bibliothèques et blogueur passionné par le monde de la data, il est un ancien étudiant du CELSA également diplômé en droit public. Profondément attaché à la défense du logiciel libre, du domaine public et de la neutralité du net, il est membre du collectif Savoirs Com1, soutient la Quadrature du net et Framasoft. Bidouilleur, il essaye, entre deux tweets, de trouver le temps pour coder en Python. Sur liste d’aptitude en juin, il espère trouver un poste qui lui permettra d’œuvrer à l’ouverture et à la valorisation des données publiques.»
De l’efficacité urbaine à la ville intelligente
L’idée de Smart City n’est pas neuve. Comme l’explique Antoine Picon, on en trouve un exemple dans le Chili de Salvador Allende : le projet Cybersin.
L’idée de Cybersyn était de rationaliser l’économie du Chili en ajustant dynamiquement la production, le stockage, le transport et la demande en fonction les uns des autres, selon un modèle de système viable et avec une structure de réseau neuronal.
Et l’auteur de Smart cities, théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, de faire appel à l’urbanisme planificateur du XIXe siècle, aux préoccupations hygiénistes du baron Haussmann et de l’ingénieur Belgrand ainsi qu’à la cybernétique de Norbert Wiener. Pour la petite histoire, le terme de cybernétique vient du grec kubernêtês (ou κῠβερνήτης pour les plus hellénistes d’entre nous) que Platon utilisait pour désigner le pilotage d’un navire. En 1834, André-Marie Ampère utilise le terme de cybernétique pour qualifier l’art de gouverner les hommes.
Wiener, qui déclara ne pas avoir eu connaissance des travaux d’Ampère, cherche à mettre en relation les principes qui régissent le biologique et des machines dites « évoluées ». Dans Cybernétique et société, il écrit :
« De même que l’entropie est une mesure de désorganisation, l’information fournie par une série de messages est une mesure d’organisation. »
Dans cette première approche, la cybernétique désigne un moyen de connaissance de l’information, de sa structure et de sa fonction dans les interactions systémiques. En d’autres termes, comme le dit Wikipédia, elle se pose comme science générale de la régulation et des communications dans les systèmes naturels et artificiels.
On voit bien en quoi ce moyen d’expliquer et de comprendre tous les mécanismes par le truchement de quelques briques logiques simples (boîtes noires, émetteur, récepteur, flux d’information et rétroaction) peut s’intégrer au sein de l’idée qui nous intéresse : la Smart City. Aussi, revenons à nos moutons numériques et à Antoine Picon qui écrit :
« Si la ville peut s’assimiler à un organisme complexe, à un mixte d’organisation humaine et d’infrastructure technique, pourquoi ne pas envisager de la gérer et d’orienter son développement à la façon dont on peut conduire un char, piloter des avions ou mener des politiques d’équipements stratégiques ? Et pourquoi, alors, ne pas envisager également une salle de contrôle urbanistique, sur le modèle des postes de commandement militaire, où s’afficheraient les informations nécessaires au pilotage de la ville ? »
La smart city ou ville intelligente apparaît dès lors comme la traduction urbaine de l’immixtion technologique dans la cité et ce à des fins bien souvent productivistes et quelques fois écologistes (les deux n’étant pas forcément dé-corrélées). En effet, pour qui se penche sur le sujet, il semble que les définitions tendent à varier selon les intérêts de ceux qui les portent.
La Smart City servicielle : un terrain d’opportunités commerciales
Comme l’explique Francis Pisani, dans son Voyage dans les villes intelligentes : entre datapolis et participolis, le modèle moderne de la ville intelligente remonte à 2005. Sous l’impulsion de Bill Clinton, le président de Cisco, John Chambers, lance une étude de 25 millions de dollars avec pour objectif d’analyser les possibilités d’utiliser la technologie pour rendre les villes plus durables. La dynamique économique issue du croisement entre l’explosion urbaine et les TIC est lancée.
Mais s’il prend vite conscience de l’importance de cette interaction, l’Occident (Etats-Unis en tête) n’est pas le premier à se pencher sur cette question. Dès 2003 en effet, la Corée du sud commence à parler d’omniprésence informatique et lance en 2005 un plan de 12 cités connectées. Faute d’un développement technologique et d’un soutien financier suffisant, le projet coréen échoue (mais peut-être l’ubiquité gouvernementale n’était-elle simplement pas encore au goût du jour).
La ville intelligente est également une ville soumise aux intérêts économiques et souvent contrainte par ces derniers. L’idée qui sous-tend le modèle défendu par de nombreux acteurs privés – tel qu’IBM, qui s’est lancé dans la course en 2008 et propose désormais un « indice d’intelligence » destiné à mesurer le niveau d’une Smart City selon 7 critères : services publics urbains, « citoyens » (éducation, santé, sécurité…), business, transports, communications, eau, énergie – est bien celui de la performance.
En d’autres termes, il s’agit de réduire, dans une perspective d’inspiration libérale, la place de l’administration dans la cité au profit d’une automatisation des processus de service et d’une gestion entrepreneuriale. Le business model de cette ville intelligente semble dès lors moins user centric, qu’économique.
« Souriez, vous êtes gérés »
La vision techno-centrée du Smart Cities Council – cette organisation composée des entreprises impliquées dans les offres d’infrastructures pour les villes intelligentes (IBM, Cisco, Microsoft, Schneider Electric, EDF…), repose sur une surveillance massive, sur une analyse permanente des données produite par les citoyens via les objets connectés ou les réseaux comme les smart grids.
C’est là où le bât blesse selon Anthony Townsend :
“So basically the hunt is on now for business models that can scale, with public-private partnerships really being the only viable business model in a lot of situations. And for cities, as you know, those are, I don’t want to say a devil’s bargain, but they’re loaded with a lot of issues, particularly when you have data being produced about cities and citizens. And potentially, that’s where a lot of the value is for the private sector partner. So the question becomes, what precautions do cities need to take to protect themselves and their citizens from any misuse or redistribution of that data?”
Le risque est donc de voir les collectivités, souvent budgétairement contraintes, céder tout ou partie des données produites par les citoyens afin de profiter de nouveaux équipements et de s’inscrire au sein du mouvement Smart city.
C’est le modèle privilégié par Nice et Cisco, même si la municipalité l’assure :
Aucune donnée personnelle et nominative des citoyens n’est captée dans le cadre de l’expérimentation. Tel que défini par la convention de partenariat encadrant le projet, l’ensemble des données collectées pour les thématiques expérimentées reste la propriété de la Métropole Nice Côte d’Azur. Toutes les données urbaines sont enregistrées dans un entrepôt de données dont la gestion est assurée par la métropole et non par un tiers et bénéficient de tous les mécanismes de sécurité mis en place.
Une assertion très vite mise à mal :
Ce modèle de Smart City surnommé Data City inquiète les citoyens et la CNIL qui s’en fait l’écho dans son dernier cahier. La commission met ainsi en évidence que l’entrée des grands acteurs du numérique dans les services urbains « pose la question des contreparties réelles demandées aux individus et aux acteurs publics pour des services présentés comme gratuits. » Elle est également préoccupée par la mise en danger de l’anonymat consécutive à la généralisation des dispositifs de captation. Aussi appelle-t-elle à un rééquilibrage des relations public/privé par les données.
Vers une Smart City d’intérêt général
La donnée publique doit être considérée comme un bien commun et son utilisation s’attacher à remettre l’humain au centre du modèle. La Data City susnommée doit céder la place à une Smart City d’intérêt général. Comme l’expliquent la chercheuse Valérie Peugeot et le sociologue Richard Sennet, il s’agit de s’inspirer des logiques contributives et distribuées du logiciel libre. L’usager doit pouvoir cogérer sa donnée avec l’institution ou l’entreprise et y avoir accès en permanence. Il faut intégrer l’idée de crowdsourcing au modèle de ville intelligente afin d’impliquer le citoyen dans le processus politique. Comme l’explique la chercheuse Valérie Issarny, « l‘intelligence de la smart city, elle vient de ses habitants ».
Cette vision inclusive de la Smart City est aussi portée par la Caisse des dépôts et consignation. Pierre-René Lemas, son directeur général indique :
« Nous souhaitons promouvoir une gestion publique et ouverte des données, avec une approche partenariale. Pour nous, la ville intelligente doit être au bénéfice de tous : la technologie ne doit pas exclure une partie de la population qui étant moins favorisée, n’y aurait pas accès. »
« On ne construira pas des quartiers où la Smart City serait réservée aux plus riches. La Smart City n’a de sens que si elle est inclusive, que si elle intègre une exigence sociale et écologique. »
La Smart City idéale semble donc passer impérativement par un co-construction des politiques publiques avec l’usager. Sous le prisme du design thinking, la ville intelligente apparaît comme multiple puisque bâtie par des citoyens aux aspirations et visions différentes.
Ville intelligente cherche citoyen malin
En réunissant les premiers concernés dans une logique top-down, la Smart City conduit à créer une dynamique collaborative génératrice de valeur. En effet, comme l’explique Mathieu Saujot, coordinateur du programme « fabrique urbaine » de l’iddri :
« La démocratie participative permet de réaliser des projets que les élus seuls n’auraient pas pu mener. »
Ainsi, en s’adressant au citoyen, à l’humain plutôt qu’au consommateur, la Smart City peut contribuer à resserrer le lien social, à renforcer sa résilience. Il s’agit toutefois d’un processus qui doit avoir des conséquences. Comme l’explique le chercheur :
« La démarche de démocratie participative demande une capacité à capter les envies de citoyens, en charge aux élus de tendre vers une plus grande transparence, il ne faut pas que ces consultations restent sans effet. »
Dans une perspective idéale, l’intelligence collective ainsi convoquée par la ville intelligente pourrait participer d’une renaissance de la cité tant au sens de pólis (ou πόλις) – c’est-à-dire une communauté de citoyens libres et autonomes – de civitas – le territoire occupé par cette communauté – que d’urbs – l’espace des décisions politiques. En impulsant cette nouvelle dynamique à la vie sociale, en permettant à ses habitants de devenir force de propositions, la Smart City human centric pourrait devenir le lieu attractif de l’innovation et du vivre-ensemble.
Néanmoins, un écueil majeur reste à éviter : celui de l’exclusion. En effet, la ville intelligente ne peut fonctionner que si elle s’envisage comme intégrative et incluante. Or, cela passe des processus de compréhension profonde de notre environnement. C’est ce que proposent la digital et la data literacy qui sont respectivement les processus permettant de développer la capacité à utiliser, à comprendre et à créer le numérique et celle à lire créer et communiquer des données en tant qu’information.
C’est le rôle des pouvoirs publics et des institutions chargées de l’éducation populaire ou de la formation continue, comme les bibliothèques, de mettre à disposition de chacune et de chacun des moyens de comprendre les paradigmes numériques, d’appréhender les risques inhérents à l’usage des réseaux et de comprendre qu’il évolue désormais dans un environnement dans lequel tout est désormais une potentielle donnée, pour le meilleur ou pour le pire… à nous de choisir