Le startupisme triomphant face à sa critique

Il faut toujours prendre très au sérieux les déclarations d’Emmanuel Macron faites sous le coup de la décontraction et l’apparente recherche du bon mot. Pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui, il est à ce titre éclairant de regarder les deux premières minutes de son discours à l’inauguration de Station F le 3 juillet 2017.

Un texte proposé par Antoine Gouritin (@agouritin), journaliste et auteur du livre Le startupisme, le fantasme technologique et économique de la startup nation (FYP, 2019).

Dans cette ambiance de connivence avec les startupeurs présents, le leader autoproclamé de la “startup nation” esquissait le parallèle entre son mouvement politique et une startup à qui on dit que ça ne marchera pas, qui passe pour une secte et qui part à la recherche d’investisseurs et de clients. Et que fait une startup qui disrupte un marché et sort gagnante de son combat contre les forces de l’ancien monde ? Elle vise le monopole. Sans pitié. Les opposants ne seront que des réfractaires, des amish ou des gauchistes du web qu’il convient de neutraliser. Dans tous les cas des jaloux. Tout cela est dans le manuel des Castors Juniors du startupisme.

Ces parallèles sont de plus en plus évidents depuis un an où la “gestion” de la crise sanitaire en France se résume à des invocations à l’innovation (vaccin, StopCovid et startups), à la prise de risques et à la pensée positive pour #TenirEnsemble dans une #FranceUnie derrière les #AmateursFiers. Et puisque ça ne fonctionne plus, En Marche va bientôt pivoter en changeant de nom et sous-traite déjà le rebranding à une équipe d’influenceurs. L’angle du startupisme est l’un de ceux qui peuvent nous aider à tirer un peu de sens de la fuite en avant du Président CEO qui décide de tout tout seul sous couvert de bienveillance. Pour autant, je ne vais pas ici jouer au jeu de l’identification d’une idéologie, que j’ai longuement décrite par ailleurs, avec des événements plus ou moins significatifs des derniers mois.

Je vous propose plutôt ici la lecture du dernier article que j’ai réussi à écrire sur ces sujets. Il a été rédigé quelques jours avant le premier confinement de mars 2020. Il s’agissait ici de réfléchir à la légitimité de la critique du startupisme et à la réaction de ce dernier face aux remises en cause. Il n’y est pas question de pandémie ou du Président de la République, je vous laisse débusquer les similitudes et j’espère que cette approche vous permettra d’apprécier les références intellectuelles du “Président-philosophe” qui semblent se rapprocher en réalité bien plus de celles des startupeurs inspirants et des investisseurs capital-risqueurs.

Je remercie Arnaud Saint-Martin de m’avoir proposé de participer à l’excellent dossier qu’il a dirigé avec Maxime Quijoux l’été dernier dans la revue Savoir/Agir et dont ce texte est extrait. Merci également de me laisser le reproduire ici. Je vous conseille très vivement de vous procurer le volume. Le dossier s’intitule “Start-up, avènement d’un mot d’ordre” et contient, outre ce papier, des études passionnantes qui embrassent de nombreux aspects de la question.

En guise de conclusion à cette petite mise en bouche, je souhaiterais vous renvoyer au dernier bouquin de Frédéric Lordon, Figures du Communisme. Comme souvent, l’auteur a le don pour expédier une discussion de ce type en quelques lignes auxquelles je ne peux que souscrire :

“Le capitalisme n’est pas “sport”. Que sa proposition soit merdique pour la majorité de la population, le cas échéant pour la planète ou l’univers entier, il s’en contretape : c’est la sienne, et ça lui semble une raison tout à fait suffisante pour la maintenir. Envers et contre tout s’il le faut”

***

Je ne savais pas qu’il était impossible de critiquer la start-up nation, alors je l’ai fait. Au début, il s’agis- sait de me servir de mon expérience de ce milieu pour expliquer à un large public ce qui se joue derrière le vernis des « licornes » (entreprises valorisées à au moins 1 milliard de dollars), du jargon en franglais et des annonces de levées de fonds. Et au fur et à mesure de la production de ma série de documentaire audio, Disruption Protes tante[1], je me suis rendu compte que les nombreux travers rencontrés étaient simples à vulgariser à partir d’une lecture de la littérature startupiste comme de la recherche universitaire. J’ai également compris qu’une bonne partie des acteurs de « l’écosystème » n’était pas dupes, mais était bien obligés de suivre la manœuvre. L’absence de dis- cours critique sur ce phénomène de startupisme dans sa globalité en français a permis aux Éditions FYP de me convaincre de m’y atteler. Je considère que les retours depuis la sortie du livre, Le startupisme, le fantasme techno- logique et économique de la Startup nation, en août 2019, leur donnent raison. Je ne compte plus les messages comme celui-ci, du salarié d’une organisation influente de la scène pari- sienne : « Ça fait du bien de voir articuler comme cela ce que l’on pense et ce que l’on observe dans notre vie professionnelle de tous les jours. » Comme si la lecture se faisait sous le manteau. Les critiques semblent venir principale- ment de startupistes convaincus, voire radicalisés. Il a même été question de l’ouvrage sur BFMTV. Reconnais- sons-leur ici le mérite de donner de la visibilité à des publications qui ne vont pas dans le sens de leur ligne éditoriale. Dans cette séquence, après une chronique très positive d’un journaliste d’Alternatives Économiques, l’éditorialiste maison utilise un copier-coller de ce qu’il énonce à chaque fois dans ce cas-là : l’auteur écrit « néolibéralisme », il dit du mal de Thatcher et le reste est gaucho-mondain. Peu de choses sur les thèses avancées en réalité.

Au-delà de mon cas personnel, cette acceptation ou disqualification de la critique interroge. Dans le champ économique, ce n’est bien sûr pas une nouveauté. À écouter les défenseurs forcenés d’un certain type for- maté d’entrepreneurs du numérique, il apparaît difficile de distinguer une ligne claire ou un hypothétique édifice théorique. Tout compte fait, il semblerait qu’il n’existe que des écoles de commerce en lieu et place d’écoles de pensée. Il est nécessaire, afin de mieux cerner l’assise intellectuelle du startupisme que j’ai cherché à décrypter dans mon livre, d’analyser successivement les mécanismes d’autojustification et de rejet de la technocritique.

Profession entrepreneur-star

L’un des entrepreneurs interviewés dans le cadre de mes recherches m’avait partagé cette analogie très parlante : le milieu start-up, c’est comme celui de la musique, avec ses quelques rock stars, mais surtout beaucoup de prétendants, de groupies et de managers plus ou moins véreux. À la suite du mythe entretenu dans la Silicon Valley, le startupeur est devenu une idole de ce côté de l’Atlantique. Au moment d’écrire ces lignes, M6 lance ainsi son télé-crochet inspiré de l’émission étasunienne Shark Tank. L’« écosystème français » est un microcosme autocentré où l’on répète à l’envi les mêmes éléments de langage, empruntés en général à la vulgate en vigueur dans la Silicon Valley. L’uniformité de façade s’explique sans doute par le faible nombre d’acteurs. Fonds d’investissement, soutiens publics, grandes entreprises, presse spécialisée et entrepreneurs, tout le monde se tient par renvois d’ascenseurs. Au sommet de la pyramide, on retrouve l’initiative « French Tech » et ses déclinaisons dans les métropoles. L’idéologie qui sous-tend le mouvement est assez claire, elle est avant tout « solutionniste » au sens d’Evgeny Morozov[2] et affirme que le modèle d’innovation des start-up est le plus indiqué pour régler d’un clic tous les problèmes de nos sociétés. C’est l’essence même du startupisme. On ne cherche donc pas des spécialistes des questions à résoudre, mais des professionnels de ce type d’entrepreneuriat. Prenons un exemple dans le cheptel encore peu fourni des licornes françaises. Parmi les dernières pépites hexagonales, Meero, le « Uber de la photographie », a fait couler beaucoup d’encre avec une levée de fonds record de 205 mil- lions d’euros à l’été 2019. Son fondateur, comme ses camarades d’écoles de commerce, ne vient pas de l’industrie qu’il a choisi d’attaquer. Comme il l’avoue lui-même, « au départ je ne pensais pas aux photographes car c’est un secteur qui m’était inconnu[3] » Mais il a trouvé là une bonne opportunité business en adaptant le modèle Uber à un métier en difficulté qui n’avait déjà plus les moyens de lutter. La disruption est bien emballée dans une communication autour d’une intelligence artificielle de retouche d’images révolutionnaire. Les ouvriers ne jouent désormais plus qu’un rôle secondaire, courant les grandes villes pour extraire la matière première. Au même titre qu’Amazon qui a commencé par vendre unique- ment des livres, Meero a démarré en fournissant des clichés aux plateformes de livraison de repas à domicile et de location d’appartements entre particuliers. L’argument selon lequel il s’agit là d’un nouveau marché proposé aux photographes est valide, mais pernicieux. Il permet de justifier les tarifs et contraintes imposées aux professionnels ainsi que l’uniformisation des images en sortie. Et après avoir créé ce nouveau marché, la start-up s’attaquera à l’immobilier, aux mariages, puis à tout ce qui fait le gagne-pain des photographes. Ces derniers n’auront plus qu’un choix : accepter de s’adapter ou changer de métier. Bien entendu, faire évoluer des industries nécessite des points de vue extérieurs. Mais toutes les sphères de nos sociétés ont-elles besoin de suivre le même horizon technologiste ?

Au-delà de l’imposition des méthodes de l’entrepreneuriat en mode start-up à tous les secteurs, la question de la légitimité de ces entrepreneurs-star éclaire la très médiatique affaire Theranos. Sa fondatrice, Elizabeth Holmes, a long- temps représenté la version féminine de Mark Zuckerberg : la décrocheuse qui allait rendre le monde meilleur. Peut-être qu’un suivi plus assidu de ses cours de biologie à Stanford l’aurait conduite à s’apercevoir de la vacuité de sa promesse industrielle : un test complet à partir d’une seule goutte de sang prélevée sur le bout du doigt est impossible. Son comparse Ramesh Balwani, devenu riche après avoir anticipé de peu le crash de la bulle des dot com en 2000[4], est lui aussi un entrepreneur professionnel sans la moindre connaissance médicale. Il était pourtant en charge du développement du produit et du laboratoire de la licorne[5] . Une des raisons de la fraude est sans doute à chercher de ce côté-là. Après avoir levé des millions et être devenu « légendaire », Balwani s’est rendu compte que l’impossibilité scientifique des promesses de ses talks inspirants et l’a vite conduit par conséquent sur la pente de la dissimulation, envers les investisseurs comme les institutions gouvernementales chargées de réglementer ce marché. « Dès que vous avez un plan B, c’est que vous admettez que vous allez échouer », se plaisait pourtant à répéter Elizabeth Holmes dans toutes les gazettes tech et dans ses tournées des TEDx.

Comme souvent dans ce milieu, il suffit d’aller aux sources de l’idéologie pour comprendre les raisons qui favorisent des croyances en une vérité technologique supérieure augmentée d’une confiance en soi démesurée. Dans son grand classique de littérature startupiste, quasi évangile techno-capitaliste[6], dans lequel il fait l’éloge de l’entre-soi des start-up, Peter Thiel déclare : « La plus grande différence, c’est que les sectes ont une tendance fanatique à être dans le faux sur un sujet important. Les protagonistes d’une start-up sur la voie de la réussite ont une tendance fanatique à être dans le vrai sur une réalité qui échappe aux autres, à l’extérieur.[7] » Il ajoute : « À tout prendre, il est préférable qu’on vous qualifie de secte – ou même de mafia ». La situation est devenue tellement grotesque qu’on ne peut que souscrire à l’analyse de Scott Galloway, professeur de marketing américain, pour qui le prochain fondateur et patron d’une licorne obèse valorisée à plus d’un milliard de dollars sera un adolescent. « Si il ou elle porte un pull à col roulé noir, traite ses employés comme de la merde et a des tatouages, une bague dans le nez ou tout autre accoutrement “jeune”, la société le prendra pour Jésus Christ[8] », précise-t-il.

Un marigot surpeuplé aux références datées

Avant de devenir professeur de marketing à NYU, Scott Galloway a été un entrepreneur en série. Il fait pour- tant partie des voix discordantes de plus en plus nombreuses aux États- Unis. Il a fait fortune dans l’économie numérique sans suivre l’évangile selon Peter Thiel. Ses prises de position sans concession, mais toujours solidement argumentées, se heurtent à la thèse favorite des « techies » de la côte Ouest : si tu n’as pas monté une licorne dans ta vie, ta parole ne vaut rien. Peu importe si tu as une Rolex avant 50 ans. Les investisseurs stars de la Tech aux États-Unis usent et abusent de cette affirmation pour disqualifier sa vision à contre-courant. En omettant de préciser qu’ils ont des participations dans les sociétés pointées du doigt par Galloway… Le discours sur le monde des start-up ne serait-il légitime que s’il émane du milieu lui-même ?

À ces stars se percevant désormais en penseurs s’ajoute un cortège d’évangélistes et de consultants en tout genre tout aussi incapables de justifier quelconques réussites entrepreneuriales. Pourtant, à condition d’aller dans le sens des modes du moment, leur parole est acceptée. Il n’est pas rare d’entendre un jeune diplômé d’école de commerce invité dans un podcast « inspirant » pour distiller ses lumières sur la « transformation digitale » avec pour seule expérience quelques mois de stage dans un incubateur parisien. En revanche, un universitaire ou un journaliste dont la réflexion a été longuement élaborée suivant une méthode rigoureuse, à partir d’étude de documents, de données chiffrées et d’entre- tiens, n’est qu’une personne « toxique » et « réfractaire » quand ce travail débouche sur une critique. Car c’est bien connu, « L’accélération numérique est une réalité, vous ne pouvez pas lutter contre. […] Se priver de numérique aujourd’hui, c’est un peu comme se priver d’électricité.[9] »

On le voit ici, le penseur « digital » n’a pas que Peter Thiel pour référence. Il récite aussi une version édulcorée de Schumpeter dans laquelle ne reste que la « destruction créatrice » et l’exaltation de la figure de l’entrepreneur comme moteur du progrès[10]. La théorie de l’évolution est également convoquée à l’envie pour expliquer les mutations technologiques, la nécessité de s’adapter et la logique des marchés. Heureuse- ment, les plateformes sont arrivées, car, « Ne nous enlisons pas dans des considérations politico-philosophiques : des plateformes comme Uber ou Deliveroo offrent du travail à ceux qui n’y avaient pas accès, notamment tous les jeunes issus de l’immigration qui habitent dans des banlieues défavorisées. Les plateformes ont réussi à créer de l’emploi là où de nombreux gouvernements de gauche, de droite ou du centre ont échoué.[11] » Le progrès technologique est d’ailleurs présenté à tout bout de champ comme inéluctable, par exemple dans un rapport remis à la Commission européenne : « Essayer de résister, ralentir ou stopper les avancées de l’intelligence artificielle ou de la robotique ne va faire qu’augmenter les coûts d’adaptation et rendre les entreprises, les travailleurs et les sociétés moins compétitives, moins employables et moins pertinentes.[12] » Tout cela rappelle furieusement l’évangile de la richesse du pape de la philanthropie Andrew Carnegie : « La situation des maîtres et des serviteurs s’est beaucoup améliorée de nos jours, et un retour en arrière serait, tant pour celui qui commande que pour celui qui sert, pour ce dernier surtout, un malheur qui pourrait ruiner notre état social. Du reste, quelle que soit la valeur du changement qui s’est opéré, il s’impose, et nous devons l’accepter, en cherchant à en tirer le meilleur parti possible, plutôt que de perdre notre temps à le critiquer.[13] » Avis aux penseurs/disrupteurs du Nouveau Monde : le XIXe siècle a appelé, il aimerait bien qu’on lui rende ses idées.

Une guerre des intelligences peut-être pas perdue d’avance

Le darwinisme revendiqué s’applique également au marché des idées. Et si l’on en croit les contributions dans ce dossier, le pessimisme est de mise. Ce sont bien les concepts les plus faciles, qui vont dans le sens d’un capitalisme de surveillance débridé, servis par une novlangue de double-pensée, qui sont en train de gagner la partie. Les têtes d’affiche de la start-up nation, eux, savent professer une chose et son contraire en fonction du vent pour s’adapter et rester en vie. Pourtant, il existe de nombreuses raisons de croire que les choses peuvent changer. Nous sommes beaucoup à militer pour que les choix technologiques soient discutés démocratiquement. Justifier des privatisations de services publics par l’utilisation des fonds récoltés pour « créer le Google français de demain » ou autoriser des expérimentations de reconnaissance faciale au prétexte que « c’est nécessaire pour que nos industriels progressent » porte de moins en moins auprès du grand public.

Face aux arguments d’autorité et aux références très XIXe siècle des défenseurs de la libre entreprise dont les start-up ne sont que le dernier avatar, les Français ne semblent pas dupes. Le site Maddyness, spécialisé dans les informations de l’écosystème par et pour lui-même a fait paraître une enquête d’opinion avec pour titre évocateur « Les Français, réfractaires à l’innovation ?[14] ». Le dis- cours est toujours le même : le péquin moyen n’a rien compris, il nous reste du travail pour lui faire rentrer notre doctrine dans le crâne. Une approche pas très bottom up, pour reprendre le vocabulaire du président-CEO de la start-up nation… À la lecture de l’article, on se rend compte que les Français interrogés font surtout preuve de bon sens. Par exemple, « 94 % ont, bien sûr, déjà entendu parler des objets connectés, mais au-delà du battage médiatique et du buzz engendré par certaines de ces nouvelles technologies, seulement 17 % les perçoivent comme des attributs visant à améliorer la vie de tous. 30 % déclarent même qu’ils ajouteraient des contraintes à leur vie quotidienne. »

Au sein de l’écosystème, de nombreux acteurs s’accordent pour distinguer entrepreneur et startupeur. Aux États-Unis, quelqu’un comme Scott Galloway, cité plus haut, porte une critique tout à fait capitaliste de la financiarisation à outrance des sociétés technologiques. L’horizon de mono- pole et de blitz scaling[15] de la Silicon Valley est pour lui incompatible avec l’idée basique de concurrence bénéfique aux consommateurs. En France aussi, beaucoup de professionnels de la Tech expriment une certaine gêne à l’égard de la mode startupiste. J’ai reçu des messages d’encouragements provenant de personnes occupant des postes à responsabilité dans la « French Tech » et de figures connues des médias spécialisés. Même s’ils sont tous des solutionnistes indécrottables qui croient en la technologie pour guérir tous les maux, la culture de la levée de fonds et du bullshit à outrance n’est pas la leur. Pourtant, il est clair que, s’ils ont la légitimité entrepreneuriale tant louée dans ce milieu, ils ne s’exprimeront pas ouvertement et continueront à suivre les modes. C’est tout à fait compréhensible tant les milieux économiques sont intoxiqués par le startupisme. C’est le cas des grandes industries comme des officines publiques chargées de distribuer des subventions, des aides à l’installation, etc.

Dans le secteur public justement, certains commencent à faire entendre une voix discordante au pays des incubateurs et des start-up d’État. Comme le note Ishan Bhojwani de beta.gouv.fr, « L’innovation publique n’a aucun sens s’il s’agit de renommer les directeurs des systèmes d’information en Chief Technology Officer (CTO), de fermer des guichets pour mettre en ligne des chatbots, ou de multiplier les hackathons et autres stands au salon VivaTech. Ce n’est pas parce que c’est innovant ou à la mode que le service rendu aux citoyens sera forcément meilleur. »[16]

La production technocritique a elle aussi repris de la vigueur depuis quelques années. Trois livres attaquant frontalement l’idéologie de la start-up nation de façon pédagogique, acerbe, mais toujours argumentée, ont été publiés dans la deuxième moitié de 2019. Elles sont l’œuvre de personnes évoluant dans le numérique, mais pas directement dans les start-up, les dis- qualifiant d’entrée auprès des plus sectaires. Des études importantes d’historiens et de sociologues se sont également multipliées. Pensons par exemple aux travaux précieux d’Antonio Casilli[17] et de Félix Tréguer[18]. Question légitimité c’est encore pire pour ces pauvres universitaires qui critiquent à longueur de temps, mais n’agissent jamais. Pour exister et se faire entendre, la techno- critique, comme la sociologie, doivent plus que jamais être dans une culture de « fight »[19].

Pour sortir du paradoxe de Thunberg-Theranos

Bien entendu, cet antagonisme entre supériorité présumée des théories pro- fessées par le milieu économique dominant et leur critique, qui ne serait que jalousie, est très ancienne et ne se limite pas au startupisme. Mais comme tout ce qui touche au numérique, il est ampli- fié de façon démesurée. Le paradoxe est assez simple à poser. D’un côté, prenons Greta Thunberg. Les motivations de son entourage et la mythification de sa personne ne sont pas très différentes des héros de la geste entrepreneuriale. De l’autre côté, prenons Elizabeth Holmes et Theranos. Thunberg, qui sèche les cours, exhorte à écouter les scientifiques. Holmes, la décrocheuse, promettait de changer le monde avec une invention technologique irréaliste et avait été mise en garde par des chercheurs de premier plan. Les mêmes qui renvoient Thunberg à ses chères études ont donné des millions à Holmes et certains continuent à la défendre.

Le rôle des médias pour sortir de ce paradoxe sera primordial. Les publications grand public ont longtemps répercuté la doxa startupiste, soit par manque de connaissance sur ces sujets face à la force de frappe de la communication de Google et d’autres, soit par intérêt. Aux États-Unis, certains journalistes refusent désormais d’appeler les services de relations publiques des entreprises pour recueillir leur version des faits avant la publication d’un article. Ils savent qu’ils ont de fortes chances de se faire embobiner par leur storytelling implacable. Heureuse- ment, les médias suivent le mouvement de ce côté de l’Atlantique. Je ne parle pas ici de BFM ou des Échos qui s’affichent en télévangélistes des startupeurs, ces « derniers héros des temps modernes[20] ». Pour eux la messe est dite. En revanche, les rédactions du Monde et de Libération ont maintenant des spécialistes qui publient régulièrement des papiers de très bonne facture. Le lecteur du Figaro a même pu voir une recension du dernier ouvrage d’Olivier Tesquet sur la surveillance de masse barrée d’un titre cinglant : « Être technocritique ? Une urgence ![21] »

Je pense en tout cas que les chercheurs vont devoir s’impliquer davantage dans ces débats. Par exemple en investissant plus sérieusement les modes d’expression startupistes : réseaux sociaux, podcasts, vidéos, etc. La légitimité du travail intellectuel de qualité vaut bien qu’on le vulgarise pour donner le change face à une légitimité conférée uniquement par la réussite d’un story-telling qui rentre dans les bonnes cases et qui n’est pas forcément validé par un succès financier…

[1] http ://disruption-protestante.fr/

[2] Evgeny, Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici ! L’aberration du solutionnisme technologique, Paris, FYP Editions, 2014.

[3] Ericka, Weidemann, « Meero, vers une uberisation de la photographie ? Rencontre avec son fondateur Thomas Rebaud », 9 lives magazine, 2 septembre 2019.

[4] C’est ainsi que l’on appelle la bulle financière de la fin des années 90, créée par la spéculation folle autour des valeurs technologiques de l’époque et la « démocratisation » d’Internet (d’où le « .com »). Certains ont tout perdu au moment de l’éclatement de la bulle. D’autres se sont enrichis et ont été pris comme modèle par la vague suivante d’entrepreneurs.

[5] John, Carreyrou, Bad Blood, Scandale Theranos, secrets et mensonges au cœur de la Silicon Valley, Paris, Larousse, 2019.

[6] Voir la note sur les « ambianceurs » de la Silicon Valley d’Arnaud Saint-Martin, dans le présent numéro.

[7] Peter Thiel, De Zéro à Un, Paris, Jean-Claude Lattès, 2016.

[8] Scott Galloway, The Algebra of Happiness, New York, Bantam Press, 2019.

[9] Fred Cavazza, « L’accélération de la transformation digitale est une réalité que beaucoup refusent encore », https :// fredcavazza.net/, 25 juillet 2019.

[10] Joseph Schumpeter, Théorie de l’évolution

économique, Recherche sur le profit, le crédit,

l’intérêt et le cycle de la conjoncture, 1911, Traduction française de 1935 consultable sur le site de l’Université du Québec à Chicoutimi : http ://classiques.uqac.ca/classiques/ Schumpeter_joseph/theorie_evolution/theorie_ evolution.html.

[11] Fred Cavazza, « Les plateformes numériques digèrent le monde », https ://fredcavazza.net/, 18 juin 2019.

[12] Michel Servoz, AI : The Future of Work ? Work of the Future !, On how artificial intelligence, robotics and automation are transforming jobs and the economy in Europe, Commission Européenne, 3 mai 2019.

[13] Andrew Carnegie L’Évangile de la Richesse, Traduction autorisée, Librairie Fischbacher, 1891, p. 10, consultable en ligne sur Gallica : https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/ bpt6k3165124.texteImage.

[14] Ny Ando Randrianarisoa, Les Français, réfractaires à l’innovation ?, Maddyness, 13 décembre 2018.

[15] Formule popularisée par Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn, pour décrire une croissance à l’échelle (scaling) en mode blitzkrieg…

[16] Ishan Bhojwani, Innovation publique : et si on arrêtait le jargon start-up ?, beta.gouv.fr, 13 novembre 2019.

[17] Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.

[18] Félix Tréguer, L’utopie déchue. Une contre- histoire d’Internet, XV-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2019.

[19] Clin d’œil à une vidéo de Théobald de Bentzmann, CEO de la start-up parisienne Chefing, qui a agité les réseaux sociaux fin janvier 2020 (« Tête à claques, fils à papa : la vidéo de cet entrepreneur français est aussi drôle que détestable », Gentside.com, 24 janvier 2020, https ://www.gentside.com/ buzz/tete-a-claques-fils-a-papa-une-video- d-un-entrepreneur-francais-moquee-sur- twitter_art94068.html).

[20] Philippe Plassart, « Stéphane Soumier, directeur de la rédaction de BFM Business », Le Nouvel Économiste, 31 janvier 2019.

[21] Benjamin Ferran, « Être technocritique ? Une urgence ! », Le Figaro, 16 janvier 2020.

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