Dans Wired, Steven Levy revient sur un épisode intéressant de l’affrontement entre techno-optimistes et « néoluddites » (en référence aux briseurs de machines, les luddites, qui s’opposaient à la mécanisation de leurs métiers lors de la révolution industrielle). En 1995, Kevin Kelly, fondateur de Wired – il appartient à la première catégorie – s’entretient avec Kirkpatrick Sale – néoluddite et également auteur de plusieurs ouvrages dont un a fait date : Rebel Against the future. Au cours de leur échange devenu classique, les deux hommes font un pari : dans 25 ans, le monde se sera-t-il effondré sous l’effet de la modernité, ou bien aura-t-il résisté ?
A la relecture, la conversation entre les deux hommes a quelque chose de glaçant. A la fois cordial et tendu, le dialogue relève bien leurs profondes divergences de vision du monde. Mais c’est avant tout un dialogue de sourds. Chacun y va de ses arguments, ne laissant que peu de place à des terrains d’entente. Il faut dire que Kevin Kelly et Kirkpatrick Sale sont l’inverse l’un de l’autre. Le premier a fait ses armes avec Steward Brand au Whole Earth calatalog, et tire comme conclusion de ses voyages de jeunesse en Asie que la technologie et l’industrialisation sont avant tout des bienfaits pour l’humanité. Le second s’est fait connaître aux Etats-Unis en brisant un ordinateur sur la scène du Town Hall de New-York devant un public de 1500 personnes. Il est attaché à sa communauté d’origine, réfractaire à tout ce qui dépasse une « taille humaine », et se définit comme « anarchocommunaliste ».
Comme le rappelle Levy – mais il faut lire entièrement leur passionnante conversation de 1995 – les grands sujets sont rapidement posés sur la table. Destruction d’emplois, diminution de la qualité du travail et désastres écologiques d’un côté, augmentation de l’espérance de vie et amélioration de tous les aspects de l’existence de l’autre. Peu de place pour la nuance : quand l’un explique que le but premier des technologies est d’économiser les coûts et de réduire le travail, l’autre rétorque que non, leur principal objectif est avant tout de fabriquer en masse des biens variés qu’on ne pourrait pas faire à la main. Si, pour Sale, toute forme de civilisation est une catastrophe, Kelly avance qu’il ne faut jamais interdire une technologie, mais faire des technologies « plus intelligentes ». La technologie est un langage, se défend Kelly, et le silence n’est pas une option. Pour Sale, c’est un langage qui nous limite, qui nous empêche de dire certaines choses. Enfin, quand Sale plébiscite a minima un contrôle citoyen sur certaines technologies, Kelly part du principe que ce contrôle aboutira toujours à plus de technologies…
Nul besoin d’entrer plus avant dans les détails de leur échange. Nous aurions le même aujourd’hui entre Laurent Alexandre et le groupe Pièce et main d’œuvre (une technocritique radicale), avec la garantie de n’en tirer rien de bien plus formidable. L’affaire termine donc avec ce pari absurde : la civilisation va-t-elle ou non s’effondrer d’ici 2020 (date proposée par Sale), suite à des désastres économiques, écologiques, et des rebellions générées par la montée des inégalités. L’éditeur William Patrick endosse le rôle d’arbitre et conserve (depuis 1995) deux chèques d’un montant de 1000 dollars en attendant l’échéance.
L’échéance arrivée, William Patrick fait le bilan. Du point de vue économique, les choses ne sont certes pas reluisantes, mais l’humanité tient encore debout : un point pour Kelly. Côté environnemental, c’est Sale qui remporte la mise. Les incertitudes restantes donnent lieu à plusieurs rounds et Patrick prend sa décision : Kevin Kelly gagne le pari. Mais Kirkpatrick Sale refuse la défaite. L’effondrement, argue-t-il, « n’est pas un immeuble qui s’effondre, mais une avalanche qui détruit et tue tout sur son passage, et qui finit par enterrer pour toujours le village. »
On ne s’attardera pas ici sur le résultat du pari, qui a eu raison, ou aura raison, à propos de l’état du monde en 2020 – ou dans 20, 40 ou 80 ans, car ce duel n’a d’intérêt qu’en ce qu’il est renouvelé d’époque en époque (promesses d’un côté, catastrophes annoncées de l’autre). Bien malin celui ou celle qui saura dire si le monde va mieux ou moins bien qu’avant (et pour qui). Notons plutôt que Steven Levy ne manque pas de rappeler qu’aujourd’hui, Kirkpatrick Sale a mis de l’eau dans son vin. Le néoluddite possède un ordinateur, écrit des mails. Il a une page Facebook, et ses livres sont en vente sur Amazon. Visiblement, non seulement son pari a été perdu, mais lui-même aura fini par adopter ce monde qu’il critiquait avec tant de véhémence– qu’il critique toujours d’ailleurs. Faudrait-il en déduire que sa défaite est totale ? Que les technolâtres ont gagné, embarquant dans leur victoire les dernières factions de tech-refuzniks, bien obligés de concéder les bienfaits du « progrès » ?
Il convient à cet effet de reconnaître une chose : briser les machines est inefficace. Le show de Kirkpatrick Sale (celui où il détruisit un ordinateur) ne servit à rien et, dans un registre similaire, les actions de sabotage du CLODO (« Comité pour la Liquidation Ou la Destruction des Ordinateurs », une organisation française anti-industrielle qui mit le feu aux locaux de diverses entreprises du secteur informatique dans les années 1980), n’eurent aucun effet sur la marche du monde. Dans son article Rage against the machines, Note sur l’affect antitechnologique (dans la revue Ecologie et politique), Christophe David, Maître de conférence en philosophie à l’université de Rennes 2, fait remarquer que ces gestes ne sont en aucune façon équivalents aux actes des « vrais » luddites car ces derniers luttaient avant tout pour leurs emplois. Or quand Sale brisait un ordinateur, il « avait bien conscience que ce n’était pas dans sa performance que se jouait le néoluddisme. Son geste, près de deux siècles plus tard, n’a aucun commune mesure avec celui des luddites historiques : il n’en est que la « répétition grotesque ». Le néoluddisme ne rejoue donc pas le luddisme. L’épicentre de ces mouvements ne se situe ni dans les mêmes couches sociales, ni dans le même contexte. Il reste néanmoins vrai que les modes d’action violents n’ont pas fait leurs preuves. Les combats modernes contre les écrans publicitaires dans le métro par exemple, tendent à montrer que briser ces appareils est risqué (amendes lourdes), et que d’autres modes d’action sont préférables (comme leur coller des post-its, à la manière du collectif anti-pub, et surtout embarquer la population dans le combat, tout en l’inscrivant dans des questions plus vastes sur l’environnement).
Une autre point d’intérêt que rappelle Christophe David est que nous ne nous débarrasserons pas des machines. Ce combat a été perdu il y a bien longtemps. Comme l’exposait déjà Gunther Anders dans Le délai (1960), qu’il s’agisse de la bombe atomique, des postes de télévision, des voitures ou des ordinateurs, on ne bazarde pas si simplement une technologie. David écrit : « tout néoluddisme doit commencer par tenir compte de cette contrainte ». Partant de là, le philosophe demande : vers quoi faut-il se replier ? Il y aurait au moins deux réponses à cette question, elles-mêmes dérivées de deux déclinaisons différentes du néoluddisme.
La première est l’option privilégiée par Sale aujourd’hui. Elle consiste non plus à briser des machines, mais à défendre des « valeurs ». A défaut de transformer le monde, se réfugier dans la critique morale, dans le sens ou une politique morale n’est peut-être pas une politique réussie, mais elle est juste. Il faudrait donc être, faute de mieux, « en accord moral avec soi-même ». Cette nouvelle conception du luddisme, pour paraphraser Péguy, a certes les mains pures, mais elle n’a plus de mains. Et elle n’a plus de mains parce qu’elle a baissé les bras, ajoute David. Notons également que non loin de cette critique morale, gît une forme de moralisme (voir Internet ou la bougie), qui n’obtiendra jamais pour seule victoire que son entre-soi et son incapacité à transformer le monde.
D’autres Néoluddites, ceux du groupe Marcuse, prennent acte de cette impossibilité de briser les machines, sans toutefois tomber dans les travers moralistes. Partant du monde tel qu’il est, ils promeuvent les « luttes partielles », à l’endroit où on vit, où l’on travaille, où l’on passe, et à l’image de la carte des luttes contre les projets inutiles et des contestations locales mise en place par Reporterre. Ce néoluddisme-là, s’il fallait conserver le terme, n’est pas mort, et Kevin Kelly est loin de l’avoir tué. Il fleurit de partout et sur de multiples fronts, recourt à la désobéissance civile pour « s’opposer au déferlement technologique, l’interrompre, le faire refluer ».
Il paraît bien sûr un peu rapide d’opposer ces deux nouveaux luddismes, et de rester aveugle à leurs points de convergence. Cependant, cette dichotomie nous mène à plusieurs petites conclusions. Retenons d’abord que la voie prise par Kirkpatrick Sale – le recours à la morale – ne signe en aucun cas l’arrêt définitif des contestations du progrès sur d’autres plans. Retenons ensuite que ce dernier ne représente pas à lui seul l’ensemble des critiques du progrès, pas plus qu’il ne les emporte dans sa défaite. Retenons enfin qu’il n’y a pas de mal à être technocritique et à utiliser un ordinateur. Plutôt que de tergiverser sur les incohérences de certains mouvements néoluddites (je ne veux pas de Google, mais je veux être premier dans les résultats de Google), partons plutôt du principe qu’ils ont perdu par endroits, et qu’ils peuvent toujours résister ailleurs. Cela ne signifie pas que tout est perdu. En fait, les néoluddites n’ont pas plus perdu aujourd’hui qu’hier car leur mode d’existence est la résistance. Une résistance dans laquelle chacun peut (ou non) se retrouver, puisque celle-ci n’a rien d’homogène, des briseurs d’antennes 5G aux anti-Linky, en passant par les luttes contre la reconnaissance faciale, ou encore la colère des étudiants anglais contre les algorithmes de normalisation des résultats scolaires, et j’en passe. Loin d’opposer deux camps, cette pluricité de fronts montre toute la richesse de la critique et du refus des technologies modernes. Le combat de coqs entre Kirkpatrick Sale et Kevin Kelly – technophobes et technolâtres – ne nous est de ce point de vue que de peu d’intérêt.
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.