Morozov est de retour avec un nouveau livre, Pour tout résoudre, cliquez ici. Encore une fois, l’intellectuel Russe spécialiste des questions sociétales et technologiques déploie une thèse affûtée et critique sur notre paysage digital. Ce dernier ouvrage questionne sans complexe la place des technologies sur l’échiquier international, ses impacts sociologiques, politiques et économiques.
Mais où va le Web était présent lors de le présentation officielle de l’ouvrage par l’auteur, ce mercredi dans les locaux de Microsoft. L’évènement était porté par Renaissance Numérique et les éditions FYP. Voici une synthèse des thèses présentées lors de cette conférence.
Un cadre critique construit autour de la substitution secteur public / secteur privé
Morozov débute son intervention en faisant deux constats majeurs sur l’environnement technologique actuel :
- Aujourd’hui, les solutions fournies par les Etats sont insuffisantes pour traiter autant les causes que les effets des crises économiques, sociales et politiques.
- La technologie au sens large, largement représentée par les acteurs de la Silicon Valley, arrive avec des solutions toutes faites souvent peu chères et rapides à exécuter.
A partir de ces deux constats, il explique que nous assistons à un phénomène de sous-traitance du public vers le privé (santé, assurance, démocratie et droits humains) Ces éléments sont récupérés par les acteurs de l’innovation, particulièrement dans la Silicon Valley. Les raisons de ce changement de paradigme sont à la fois culturelles et intellectuelles : l’enthousiasme suscité par les nouvelles technologies nous conduit à les embrasser sans forcément poser la question du projet politique qu’elles embarquent.
“Technology becomes a magic thing, it does what the state used to do and cannot do anymore.”
Morozov définit cet enthousiasme aveugle comme un « exceptionnalisme numérique », soit la vision utopiste d’un monde ultra connecté, efficace, performant. Cette nouvelle doxa est séduisante et nous piège facilement dans une technologie « réponse-à-tout » certes innovante, mais trop magique pour être honnête. En effet, si les solutions collectives ne sont plus fiables, la technologie ne peut prétendre à les remplacer sans changer en profondeur nos sociétés, parfois pour le pire et ce, pour deux raisons :
- Toute technologie embarque un projet politique. La vision binaire « Services collectifs inefficaces » Vs « Technologie à tout faire » est dangereuse. La technologie embarque d’abord une logique financière, et souvent individualiste.
- La technologie offre des services individuels et non pas publics. Les défaillances de l’État à créer les conditions idéales pour améliorer l’environnement social ouvrent une place de choix pour la technologie qui se veut « préemptive » : on demande par exemple aux individus de s’auto-contrôler pour anticiper leurs propres maladies afin d’éviter d’avoir à gérer un système de santé coûteux.
Pour Morozov, la technologie ne fait que « recréer un vernis de normalité dans un monde en crise ». Le véritable problème reste la viabilité branlante des solutions collectives historiques.
Capteurs : un accès permanent au consommateur, mais aussi au citoyen
Dans la suite de son discours, Morozov déclare que la prolifération des capteurs dans nos environnements proches et sur nous-mêmes ouvrent des débats relatifs au contrôle comportemental et à la gouvernance de toutes nos actions.
En effet, les capteurs se multiplient, ils sont partout (dans nos Smartphones, nos montres, nos voitures, nos cuisines et bientôt nos lunettes). Toutes les données recueillies par ces capteurs sont rassemblées, collectées et peuvent être communiquées. Nous sommes donc en mesure d’opérer une gouvernance en temps réel de nos actions. Comme ces données appartiennent souvent aux fournisseurs de services, on comprend que la technologie n’est pas un pouvoir « indépendant », mais bien une manière de diriger certaines de nos actions.
L’exemple des toilettes aux Philippines :
A titre d’exemple, l’intellectuel mentionne des toilettes aux Philippines : concrètement, une alarme sonne quand on sort des cabinets, la seule façon de l’arrêter étant d’actionner le distributeur de savon.
Ce système mis en place par Procter & Gamble produit des changements d’ordre sociologique. Un simple capteur bien positionné dans notre environnement peut changer le comportement humain de manière conséquente.
Morozov ne s’arrête évidemment pas là, si les capteurs peuvent maintenant monitorer nos comportements, ils révèlent surtout un paradoxe : à l’heure où les institutions (politiques, lobbies, etc.) sont de plus en plus opaques, les citoyens deviennent plus facilement gouvernables. Par ailleurs ces nouveaux systèmes s’accompagnent d’une logique de ludification : un « bon » comportement peut facilement être récompensé grâce à des points virtuels, un partage sur les réseaux sociaux et pourquoi pas, de l’argent électronique.
Une nouvelle manière de penser le politique
L’intellectuel fait remarquer que le positionnement nouveau des technologies dans nos vies et dans notre quotidien a changé notre manière de penser l’action politique commune.
Initialement, les institutions avaient pour but de créer et adapter les structures dans lesquelles les individus évoluaient. De ces structures découlaient les comportements individuels des citoyens. Or ce mode de fonctionnement s’est inversé : ce sont les comportements individuels qui sont directement réglés aujourd’hui, l’amélioration des institutions étant reléguée à un second plan.
La Silicon Valley est désignée comme le premier acteur qui pousse ces nouveaux standards (autocontrôle et individualisme). L’individu « responsable » obéit au système qui lui indique de changer son comportement dans son propre intérêt. Morozov y voit une réminiscence d’un mode de pensée Américain, Tayloriste et rationnel. Le système irait donc chercher dans les profondeurs d’une société traditionnellement individualiste qui rentre en totale contradiction avec les mouvements sociaux et la sociologie critique des années 70. Ces courants de pensée cherchaient à comprendre les raisons sociales sous-jacentes aux problèmes des individus plutôt que de se focaliser sur le traitement de leurs symptômes (Pourquoi mange-t-on mal ? Pourquoi ne marche-t-on pas assez ?)
L’analyse des causes est passée au second plan. Le rôle même du politique a changé car il ne retrace plus la causalité derrière un problème, le seul niveau auquel on porte de l’intérêt est l’individu. Le reste des pouvoirs publics, institutions et autres Think Tanks ne fait qu’entretenir le système en publiant des rapports erronés destinés à endormir la vigilance du citoyen.
Le mythe de la débrouillardise
L’individualisme est célébré, le privé remplace les institutions collectives, on pourrait dire que Morozov peint le monde en gris. La crise nourrit ce tableau en paralysant les États dans leurs actions publiques. La Silicon Valley est en fait un voile sur l’état déplorable de l’État providence.
Néanmoins, la technologie reste l’élément miracle et salvateur pour les Etats. Les politiques s’emballent car ils voient là le seul discours à tenir auprès d’une jeunesse en perdition et en grande précarité. La Silicon Valley devient alors le sauveur attitré d’un système moribond, un véritable projet politique. Elle livre sa puissante idéologie en valorisant un panel de compétences comme l’«adaptabilité », la « débrouillardise » et une forme de « self-made man » attitude.
La critique de Morozov porte plus spécifiquement sur les actions publiques et les orientations politiques qui découlent de ce nouveau paradigme. Selon lui, les programmes « apprenez à coder » renforcent cette idéologie et deviennent les nouveaux leitmotivs d’une société centrée sur l’individu et non pas sur l’effort collectif.
Everything Will be tracked
Le problème de la confidentialité des données est ensuite abordé par l’auteur. Celui-ci s’étend en détails sur «Google Now», cette application qui «pense à votre place» et «se rappelle pour vous». Si tous les aspects de la vie quotidienne peuvent être améliorés par des fonctions prédictives, alors à son sens; aucun secteur ne sera épargné.
“Everything that you do is scorable in a digital form”
Toutes les activités humaines, quelles qu’elles soient, sont destinées à être mesurées, pilotées, revendues, etc. Le rôle du politique se réduira à la gestion pure et simple de cette masse d’information et de la « masse comportementale » qui en découle.
Par ailleurs, c’est la perception même du temps qui change. Les acteurs du Web justifient le fait d’avoir besoin de nos données en nous expliquant que leur rôle est de nous aider à « récupérer du temps ». Cet argument est devenu très audible dans nos sociétés modernes et permet la constitution des modèles de revente de nos informations personnelles qui sont la principale source de revenu des acteurs désignés par l’auteur. Morozov insiste sur la dimension fantasmée de cet argument; si les technologies nous vendent du temps et de la liberté, elles nous donnent surtout l’illusion du temps libre quand en réalité, elles nous privent du temps social.
“They argue that they’re giving you back your time”
L’intellectuel établit une analogie directe avec l’État américain qui justifie son action de surveillance du web par le fait qu’un jour, ces données pourraient permettre d’arrêter de potentiels terroristes, encore une fois, c’est un système préemptif qui est à l’œuvre.
Last but not least, Pour tout résoudre, cliquez ici explique que c’est aussi le modèle d’information qui évolue. Les outils de Tracking auto-alimentés par nos usages individuels permettent un ciblage précis sur chacun d’entre nous. Nous n’aurons bientôt plus besoin de chercher pour trouver, les mécanismes qui nous entourent sauront de mieux en mieux anticiper nos désirs, nos malheurs, et nous conseiller dans tous les aspects de nos vies.
« Information will find you »
En conclusion, Pour tout résoudre, cliquez ici est probablement un ouvrage à lire pour prendre du recul sur les évolutions technologiques de notre temps. A mon humble avis, les thèses de Morozov doivent surtout être mises en perspective avec une multitude d’autres auteurs critiques afin d’en challenger la substance et de définir les contours de véritables solutions concrètes, non abordées pendant l’audition.
Si le vous souhaitez vous procurer l’ouvrage rendez vous sur le site de l’éditeur ; Pour tout résoudre, cliquez ici ! L’aberration du solutionnisme technologique. Evgeny Morozov, éditions FYP, 352 pages, 22,50 euros
Article très intéressant, merci ! Ca me fait plaisir de voir le même avis que le mien chez quelqu’un de cette envergure ! Comme je le dis souvent, c’est parce que je connais la technologie que je m’en méfie. Et les aspects pernicieux de celle-ci sont très bien expliqué par Morozov. Est-ce que les gens en prendront conscience avant qu’il ne soit trop tard ? Moins sur…
Très intéressant, merci pour ce feedback ! En parlant solutions concrètes, je te conseille cet excellent article paru à peu près au même moment sur Services Mobiles (http://www.servicesmobiles.fr/respect-vie-privee-numerique-ce-fin-notre-adolescence/). Patrice Slupowski propose entre autres idées d’introduire l’enseignement d’éducation numérique au sein des cours d’instruction civique pour les écoliers et les collégiens et d’intégrer le thème de la vie privée au programme de philosophie de la terminale. Comme quoi on en revient toujours aux fondamentaux, l’éducation est clé – cela contrebalance l’utopie des applications qui penseraient à notre place, finalement 😉
@Christophe merci pour ce feedback et merci pour ce lien, en effet on en revient au fondamentaux. Cet article est très pertinent, surtout la fixation du problème autour des axes génération / culture. La souveraineté des données personnelles devient vraiment un créneau à haut potentiel. Je crois qu’au delà de ça, Morozov est avant tout un critique du contrôle à l’état pur (au sens foucaldien) et à des fins commerciales. A mon sens, il n’y a pas de critique de la captation de données par des tiers qui tiennent sans critique des fondamentaux du marketing (contact répété avec le client, ciblage, etc). C’est là que ça devient vraiment intéressant!
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[…] on retrouve derrière une fausse naïveté une vraie critique du solutionnisme technologique, tel que théorisé par Evgeny Morozov […]
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[…] La technologie ne peut pas tout. Elle n’est pas la solution tous les maux de la société, dans beaucoup de situations, c’est l’humain qui doit être au cœur des démarches. Pire, penser que seul un numéro vert ou une application puisse résoudre une situation est une illusion qu’expliquent très bien Jacques Elul ou Evgeny Morozov. […]