Les discours d’accompagnement du design mettent généralement en avant la neutralité de ses méthodes, son efficacité et sa robustesse – sans oublier le rôle clé de ses principaux orchestrateurs, à savoir les designers eux-mêmes; les plus à mêmes de solutionner les problèmes des gens. Ici et là, des critiques de ces discours se font entendre : le design servirait de caution à un système néolibéral non content d’autoriser quelques expériences dans ses marges, sans toutefois mettre en danger le statu quo. Le design pècherait en quelque sorte par sa superficialité, sa complicité avec les hiérarchies sociales en place. Par-delà ces quelques idées vite jetées, le designer et chercheur Carl DiSalvo empreinte un autre chemin. Dans son ouvrage Design as democratic inquiry, Putting Experimental Civics into Practices (MIT Press, 2022, non traduit), il défend l’idée que le design et les designers peuvent s’appuyer sur des communautés pour contribuer à renforcer des pratiques démocratiques à petite échelle (« in the small »).
Du design d’expérimentation civique
Le travail de DiSalvo, comme il le revendique lui-même, n’a rien de spécifiquement nouveau. Il s’inscrit dans une longue tradition de design orienté vers les questions sociales, ancré dans les idées de Victor Papanek et son canonique « Design for the real world: human ecology and social change » (1971). De longue date, le design a embrassé les questions sociales, jusqu’à interroger plus récemment la place même du designer, trop souvent érigé en expert passant outre les savoirs et la créativités des communautés premièrement concernées par un changement. Aussi, DiSalvo se montre très informé des travaux de Sasha Costenza-Chock (design justice), des critiques de l’innovation « Jugaad » de Deepa Butoliya, des travaux sur les méthodes « Critical fabulations » de Daniela K Rosner, ou encore du « Design activism » de Irwin et Kossof. Partant, son idée directrice suit certains de ces travaux : que le design ne reproduise pas les inégalités structurelles de nos sociétés, mais incite au changement social, partant des pratiques réelles et non supposées des personnes concernées.
Son terrain est Atlanta (Georgia), dans le sud des Etats-Unis : cinq ans de travail (2014-2019) auprès de communautés diverses, dans cette ville qui s’imagine en show-room de la tech (loin d’égaler Los Angeles ou Boston), et qui demeure très marquée par des divisions raciales par quartier. Atlanta est aussi le lieu de naissance du mouvement pour les droits civiques, et hérite à ce titre d’une histoire politique chargée. C’est dans ce terreau que DiSalvo opère, et défend l’importance d’une démocratie pensée à petite échelle, une démocratie dite « agonistique » – dont la spécificité réside dans l’importance qu’elle donne au conflit, à la controverse, aux actions collectives, tout en traduisant ces éléments dans un rapport particulier aux institutions. Un point de départ de DiSalvo est à trouver dans les idées de John Dewey, et de son pragmatiste qui revendique plus que l’interrogation théorique, l’expérience quotidienne et l’expérimentation, mais la référence qui revient plus encore est la sociologue Noortje Marres (qui étudie les « living experiments ») et surtout Jane Addams (1860-1935), militante américaine et fondatrice de la Hull House, un centre d’œuvres sociales à Chicago qui regroupe des habitants défavorisés de nombreux groupes ethniques , mais aussi de nombreuses activités culturelles, de recherche, et surtout une visée éducative alors inédite. Le design d’expérimentation civique de Carl DiSalvo s’inscrit dans cette lignée, non pas avec l’objectif plus classique du designer de délivrer du produit ou de la fonctionnalité, mais bien de renforcer la démocratie à l’échelle locale et de redonner de l’autonomie aux communautés sans en faire les objets d’expérimentations prédatrices – car le simple fait d’extraire de la connaissance sans garantie d’amélioration peut être violent.
Faire bouger les imaginaires sociotechniques
Les formes que prennent les technologies sont en partie tributaires des récits depuis lesquels elles émergent. La sociologue Sheila Jasanoff qualifie « d’imaginaires sociotechniques » ces visions collectives de futurs souhaitables que les sociétés imaginent et espèrent atteindre grâce aux sciences et aux techniques. Seulement, ces imaginaires restent souvent prisonniers d’une certaine vision du progrès et des histoires que les entreprises technologiques souhaitent raconter et mettre en scène pour vendre leurs produits et leurs « cas d’usage ». DiSalvo mentionne un de ces récits conté lors d’une rencontre publique, « Smart Atlanta » : l’histoire d’un enfant asthmatique qui attend le bus pour l’école, et dont la mère, inquiète de la pollution, s’enquiert de la qualité de l’air grâce à des capteurs placés partout dans la ville. Les matins où l’air est de mauvaise qualité, elle amène son enfant à l’école en voiture, quitte à arriver en retard au travail. Pourquoi la mère et pas le père ? Comment accède-t-elle à cette information et peut-on généraliser ce comportement ? Qui peut décemment se permettre d’arriver en retard au travail sans se poser plus de questions ? Evidemment, un tel récit reconduit des présupposés de genre, de classe, et pose finalement plus de questions qu’il n’en résout.
D’autres récits sont possibles. Pour DiSalvo, il est urgent de les bâtir en articulant plus de subjectivités, sortir des récits paternalistes, extractivistes et influencés par des agendas marchands. Le projet PARSE (pour « Participatory Approaches to researching sensing environements ») répond à cet objectif. Porté par des structures publiques comme privées, le projet a rassemblé une centaine d’habitants d’Atlanta avec l’idée de penser la smart-city depuis leur perspective. Les formats mis en place par l’équipe de designers sont plutôt classique : co-design, design charrette (en résumé, des ateliers de créativité et de prototypage). Selon qu’ils ont lieu dans des quartiers gentrifiés, ou avec des populations plus diverses (incluant des chômeurs, des catégories sociales peu représentées), les résultats varient. Sans entrer dans le détail des propositions faites par les participants (regroupées en 13 scénarios « Fictions for a smart Atlanta ») on comprend que DiSalvo tente avant tout de défendre l’idée que le story telling n’est pas comdamné à être l’apanage des experts et des entreprises.
Les idées des habitants sortent des cadres habituels – y compris des cadres légaux – quand par exemple un jeune homme pense un système de location de parking privé lors des compétitions sportives, avec l’intention d’en tirer un bénéfice personnel (avec des capteurs publics), ou quand surgit l’idée d’une maintenance collective de capteurs par les habitants (« si la ville est incapable d’assurer la maintenance des infrastructures classiques, comment pourrait-elle maintenir les infrastructures nécessaires au fonctionnements des services d’une smart-city »). Hors des clous, parfois proches de la fraude, les scénarios qui émanent des séances de design d’expérimentation civique de DiSalvo ont moins vocation à résoudre les inégalités structurelles qui touchent les habitants qu’à les incorporer dans des formes de design qui interrogent par le dissensus, qui politisent la situation présente. « Ne sommes-nous pas en train de façonner un sujet néolibéral idéalisé par le design ? », se demande le designer, faisant son auto-critique. Pas impossible, écrit-il, soutenant que ces essais restent fidèles à la définition qu’il donne du design d’expérimentation civique…
Le design civique par la pratique des communs
Comme le montrent les expérimentations liées à la smart-city, le design d’expérimentation civique présente toujours des limites : il ne remet pas fondamentalement en cause les fondements politiques d’une situation donnée, il peut sembler imposer ou renforcer un régime technologique qui pose des questions environnementales, légales, et de confidentialité des données. Un autre exemple que livre DiSalvo me semble à cet effet plus parlant puisqu’il part d’une pratique existante plutôt que d’un objet technologique imposé (le capteur de la smart-city). Il s’agit de la cueillette sauvage en milieu urbain (foraging), une activité soutenue par une association d’Atlanta « Concrete Jungle », rassemblant plus de 200 bénévoles. Aux antipodes de l’agriculture industrielle, la cueillette sauvage exploite l’abondance, le non planifié, et constitue à proprement parler une pratique civique menée en commun. Les fruits sont donnés aux plus nécessiteux, et l’objet de l’activité est aussi de créer du lien social.
Néanmoins, cette cueillette est complexe et fait face à de nombreux problèmes : les arbres sont parfois coupés à cause de travaux, les fruits sont trop ou pas assez mûrs (ce qui rend difficile de savoir quand il est intéressant de se déplacer pour aller les récupérer), leur stockage et distribution jusqu’au consommateur final présente de multiples défis logistiques. Des technologies de précision – celles utilisées dans l’agriculture industrielle – peuvent-elles améliorer cette situation ? Ne risque-t-elles pas de modifier de façon inattendue ou non désirée la pratique ? Avec un groupe d’étudiants, DiSalvo prend ces questions à bras-le-corps. Un prototype de surveillance des arbres grâce à un drone est mis en place : non concluant. Les capteurs sont envisagés et là aussi, un prototype est utilisé (« fruit are heavy ») : il s’agit simplement de mesurer grâce à un capteur si les branches des arbres s’alourdissent (une simple mesure différentielle est utilisée), signalant que les fruits sont mûrs. Cependant, les données sont difficiles à récupérer : la ville ne dispose pas de Wi-fi public et souscrire à un service privé est inenvisageable. Enfin, un troisième prototype sous forme de carte est produit (Fruit are here) : il recense les arbres sur Google Maps, jusqu’à rendre certains bénévoles « responsables » de certains d’entre eux. Les données de cette carte sont utiles sur d’autres plans, par exemple pour rendre compte du développement urbain, des constructions et destructions de bâtiments, des dates de floraison, etc.
DiSalvo décrit longuement chacun de ces prototypes, leurs effets sur la pratique de la cueillette sauvage en milieu urbain, les questions qu’ils posent au collectif et la manière avec laquelle ils modifient les pratiques existantes. Concernant l’expérimentation « Fruit are heavy », l’enseignement est clair : « Dans cette imaginaire-là de cueillette, ce n’est pas juste le fruit et les arbres auxquels nous prêtions attention, mais aussi les capteurs. Eux aussi, ont fini par faire partie du paysage des non-humains, (…) nous devions les comprendre pour garantir leur fonctionnement (…), ces appareils ont reconfiguré le travail ». Le collectif finit par se demander s’il souhaite poursuivre dans cette direction, et l’expérience se solde par un refus d’utiliser ce service en l’état. Pour autant, DiSalvo rappelle que ces exercices, bien que non concluants, ne sont pas des ratés. Ils apportent des enseignements, et c’est bien cela qui différencie le design d’expérimentation civique du design censé délivré à tout prix de la fonctionnalité. « Fruit are heavy » a montré que le Wi-fi public pouvait s’avérer nécessaire pour d’autres associations et pratiques. La carte interactive a appris au collectif que les données issues des arbres pouvaient être utilisées dans d’autres contextes. Les deux expériences ont montré concrètement ce qu’impliquaient différentes technologies sur les modes d’organisation de l’association Concrete Jungle : ces expérimentations « fonctionnent comme des objets réflexifs, précisément parce qu’elles ne fonctionnent pas ».
Quand le design civique compose avec la puissance publique
Les expérimentations de design civique n’ont pas nécessairement vocation à fonctionner en dehors des institutions politiques existantes, et quand bien même la question n’est pas forcément posée, elles peuvent affecter les mécanismes existants. Le cas de « Careful Coding », un projet collaboratif réunissant des citoyens d’Atlanta désireux de remonter des infractions dans leur quartier est à ce propos éclairant. En l’occurrence, les infractions concernent le bâti : parcelles non respectées, logements squattés, décharges illégales et autres façades abimées. Reporter ce genre d’infraction est déjà possible (il existe des systèmes comme SeeClickFix, qui permet de signaler à un gouvernement local des problèmes non urgents), mais leur fonctionnement ne répond pas spécifiquement à la communauté à l’origine de Careful coding, qui commence avec une petite organisation, « Block by block » monté par un habitant, Les Canty, avec lequel DiSalvo collaborera. Les infractions sont d’abord couchées sur papier, puis sur un support informatique et, chemin faisant, sur tablette. Le système inclut des cartes et des visualisations, permet de catégoriser les problèmes relevés. Et surtout, parce que le système est sous le contrôle des habitants, ces derniers décident des données qu’ils souhaitent collecter, transmettre ou ne pas transmettre aux autorités.
Car en définitive, ce sont bien les autorités compétentes – à travers les « Code enforcement officer » – qui traitent les dossiers qui remontent. Et c’est avec eux que Les Canty et DiSalvo doivent aussi composer pour s’assurer que leur expérimentation débouche bien sur quelque chose de concret, ce qui n’a rien d’évident. L’essentiel du récit de DiSalvo porte sur les relations qui s’ouvrent avec la ville, par l’intermédiaire d’une Code enforcement officer. Celle-ci leur explique qu’elle dispose déjà de la plupart des informations qu’ils remontent, et que le travail de collecte compte parfois moins que le timing : incriminer un propriétaire pour une façade délabrée en hiver est inutile si celui-ci peut se défendre devant un juge en expliquant que la peinture ne tiendra pas s’il réalise trop vite les travaux. Moralité : reporter des infractions au fil de l’eau ne garantit pas l’efficacité dut traitement. L’officier – avec qui les relations sont tendues, au moins au début – leur explique aussi le type de responsabilité qu’ils prennent à reporter des incidents dans un quartier où ils sont connus : entrer dans ce jeu n’est pas neutre sur le plan social. Au final, les nombreux échanges avec cette personne leur permette de monter en compétence et en expertise : « Elle nous a enseigné les règles et les procédures pour reporter correctement les infractions ». L’outil de reporting évolue à mesure que la collaboration avec l’institution se fait plus étroite, la politique relative aux données reste dans les mains des choix des habitants : le choix de ce qui est signalé ou ce qui ne l’est pas reste à leur discrétion. DiSalvo le répète : le designer n’est pas l’élément central de cette expérimentation civique, tout comme dans le Design justice de Sasha Costanza-Chock, l’impact du design sur la communauté est plus important que les intentions des designers, qui agissent plus comme des facilitateurs que des experts. Aussi, le prototype s’appuie sur des pratiques existantes, lesquelles s’inscrivent dans un contexte social bien particulier.
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Ces différentes expérimentations, DiSalvo les qualifie d’événements, le périmètre d’un événement contient à la fois les futurs qu’il créée, mais aussi ceux qui restent affectés par son existence, qu’elle soit ou non réelle et palpable. Si ces événements peuvent rimer avec utilité et appropriation, ils peuvent aussi susciter du non-usage, du refus, de l’oubli. Mais il reste toujours quelque chose de l’expérimentation, quand par exemple elle sera mentionnée alors même qu’elle n’existe plus, ou tout simplement parce que la connaissance créée lors de son existence est remobilisée. Aussi, le design d’expérimentation ne répond pas à une injonction à produire de la fonctionnalité ou de l’efficacité : il échappe aux fins instrumentales souvent prêtées au design.
Le livre de DiSalvo est surtout intéressant parce qu’il ajoute aux innombrables travaux existant autour des différentes formes de design « inclusif » un témoignage supplémentaire, et de nombreuses et précieuses illustrations. Le designer nous permet aussi de revenir des formes de design participatif « simulés », par exemple avec des personae – qui demeurent largement similaires socialement à leurs concepteurs. A ce titre, le design « par la communauté » trouve sa légitimité dans le fait de se mettre au service de ceux qui bien souvent, n’ont pas attendu un designer pour s’organiser. Le design d’expérimentation civique est orienté vers la résolution de problèmes sociaux, ne fait pas l’impasse sur les contradictions, les zones grises et les bricolages inhérents au système économique dans lequel les personnes concernées évoluent. Il demeure presque par principe hostile aux récupérations par des entreprises et aux participations démocratiques trop institutionnalisées qui ont tendance à diluer les revendications des personnes concernées dans le respect de procédures trop rigides (ainsi en va-t-il par exemple de nombreux débats citoyens, où ces derniers ne choisissent ni les questions posées, ni si les réponses seront appliquées). Le design d’expérimentation civique lui, est contextualisé, assume sa dimension politique, soulève les problèmes sociaux, économiques ou propres à l’environnement, qui freinent un projet civique, et donc la résolution d’une question sociale dans son développement.
On pourra toujours reprocher à DiSalvo de parfois verser dans la quête d’un design tellement resserré sur la communauté que ce simple choix pourrait conduire à ce que celui-ci ne produise rien – ce qui expliquerait aussi pourquoi le designer se rattrape aux branches en expliquant que de la « connaissance » est toujours créée. Le design peut-il se contenter de ne faire que poser des questions, même s’il s’agit de questions critiques ? Le supplément de connaissances est-il suffisant et satisfaisant ? Si DiSalvo entend parfaitement les critiques qui peuvent lui être faites, il rappelle qu’il n’existe pas un design optimal ni parfait, que le design est par essence fragile, contraire au discours héroïsé que beaucoup de designers tiennent à son propos.
Image en tête d’article : illustration de « Fruits are here » (lien)
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