Dans son livre Technoféodalisme, critique de l’économie numérique (Seuil, 2020), Cédric Durand, économiste à l’Université Sorbonne Paris-Nord, défend la thèse selon laquelle l’ère numérique touche aux fondements de nos modes de production, et conduit à une grande régression sous la forme d’un retour à ce qui pourrait s’apparenter à un système féodal.
Terreau idéologique
L’économiste introduit pour commencer l’arrière-plan idéologique qui préfigure l’essor progressif des technologies numériques, aux Etats-Unis notamment. Du point de vue théorique d’abord, avec une adhésion importante des élites politiques et économiques à la thèse schumpétérienne de la destruction créatrice, et aux idées de la philosophe libérale Ayn Rand, dont l’influence est encore vive dans la Silicon Valley. Le tournant libéral des années 1980 (consensus de Washington) participe à donner une consistance politique à ces thèmes. En 1994, la conférence « cyberspace and the american dream » signe également un tournant important, et débouche sur la « Magna Carta for the knowledge age », un document clé qui orientera longuement les politiques technologiques. Entre autre chose, la Magna Carta exige le retrait de l’Etat, une plus grande concurrence, et une course à l’innovation afin de répondre aux besoins les plus pressants de l’humanité.
Les prémisses de ce projet politique, exposées très clairement dans l’ouvrage, nous sont maintenant familières. Le rôle du « start-uper » d’abord, est magnifié. Celui-ci serait, à l’instar du self-made-man, l’épicentre de tout processus d’innovation, et responsable de son propre succès. Combiné au progressif dépérissement de l’Etat, la soif du succès de l’entrepreneur constituerait le principal moteur du succès américain. S’ouvrirait alors une nouvelle phase du capitalisme, réalisant les désirs d’autonomie et d’ouverture des individus, avec en ligne de mire le progrès et la prospérité pour tous.
Ces promesses font long feu. Pour Cédric Durand, « Le devenir effectif du nouveau capitalisme prend l’exact contre-pied de chacun de ces mythes ». Aux mythes de la start-up, répond un « néostakhanovisme » parfois destructeur. La quête d’autonomie, quant à elle, masque mal les nouvelles exigences vis-à-vis des travailleurs. Au bureau, dans les entrepôts, « les machines se voient ainsi confier la surveillance, l’évaluation et donc, indirectement, les décisions influant sur la rémunération des travailleurs ». Pour beaucoup, et notamment les fonctions considérées comme subalternes, le travail devient oppressant et davantage contrôlé. Pour l’économiste, « ce constat contredit la promesse de l’idéologie californienne d’augmentation du pouvoir d’agir des individus grâce au numérique ». Enfin, aux promesses de décentralisation, (pour rappel, nous sommes dans une période où le secteur informatique est encore dominé par une poignée de grandes firmes comme IBM) répond l’essor de nouveaux monopoles : « les startups qui réussissent passent vite du statut de jeune pousse à celui de vieille branche », en témoignent les nombreux rachats de petites pousses par de grandes entreprises qui de plus en plus, s’apparentent à des conglomérats, quand on ne les compare pas à des Etats. C’est ainsi que YouTube est racheté par Google en 2006, WhatsApp par Facebook, Skype par Microsoft.
Mythologie contagieuse
Ce glissement idéologique contamine progressivement l’Europe. Le rapport Attali publié 2008 Rapport de la Commission pour la libération de la croissance, 300 décisions pour changer la France est caractéristique de ce cheminement qui conduit le vieux continent à adhérer aux mythes de la Silicon Valley. On y part du principe que la vitalité nord-américaine a pour fondement l’intensification de la concurrence et les incitations à l’innovation. Suite au traité de Lisbonne, l’Europe durcit sa doctrine et subordonne les politiques d’innovation au cadre néolibéral. L’ouverture à la concurrence et l’interdiction d’interventions sectorielles par l’Etat expliquerait ainsi le « décrochage » européen et l’affaiblissement des champions nationaux (Alcatel, Siemens, Nokia, Philips, etc.).
Cédric Durand dénonce vivement l’aveuglement des élites européennes durant cette période. Pour lui, le suivisme aveugle dont elles ont fait preuve démontre leur incapacité à comprendre que le modèle technologique étatsuniens a cela de caractéristique qu’il n’est pas réplicable : « Le consensus de la Silicon Valley repose ainsi sur un sophisme des compositions : l’expérience est présentée comme un modèle à imiter alors qu’elle ne vaut précisément que parce qu’elle est quasi-unique ». Le succès du modèle a par ailleurs peu à voir avec la libéralisation des marchés, car il est indissociable de l’intervention publique, « celle, au premier chef, du complexe militaro-industriel, mais aussi du secteur spatial, du fait notamment de la présence à Mountain View de l’Ames Research Center, un des principaux centres de recherche de la NASA ».
Alors que la Russie consolide son modèle et gagne son indépendance, et qu’en Chine, les commandes publiques et les transferts technologiques sont imposés aux investisseurs étrangers, assurant ainsi un développement domestique rapide, l’Europe s’enfonce dans le libéralisme. En faisant le choix de laisser aux entreprises l’initiative de l’innovation, d’interdire les interventions publiques, elle condamne en réalité son avenir. En France, le Crédit impôt recherche (CICE) aura parfaitement illustré cette politique désastreuse. Le procédé consiste à laisser les entreprises maîtresses du type de dépenses qu’elles engagent, en les subventionnant indirectement. En réalité, cela produit un effet d’aubaine, avec très peu d’effet d’entraînement sur la R&D, et un coût important pour le contribuable (5 milliards d’euros par an). Le constat de Cédric Durand est sans appel, c’est « une politique de financement public dépourvue de toute réflexion stratégique ».
L’Europe, persuadée que l’innovation pouvait naître dans un garage, et qu’un modèle de startup-nation allait pouvoir suffire à soutenir des industries vieillissantes, aura été incapable de créer son propre écosystème : « En prenant pour argent comptant le mythe de la Silicon Valley, les dirigeants européens ont sciemment brimé les fonctions entrepreneuriales de l’Etat, contribuant largement à entraver le développement des forces productives et accentuant les difficultés sociales et économiques sur le vieux continent. » Autrement dit, en France, la désindustrialisation massive orchestrée par l’oligarchie financière et les gouvernements qui se succèdent, ôte la capacité du pays à faire autre chose que s’adapter au monde qui l’entoure…
La surveillance comme seul projet politico-économique
Dans la suite de son ouvrage, Cédric Durand revient sur la naissance progressive d’une société de surveillance, largement anticipée par les futurs barons du grand marché qu’allait devenir le web : « nous n’étions pas même entrés dans le nouveau millénaire, les techniques de pistage et d’agrégation étaient encore balbutiantes que, déjà, les théoriciens du marketing avaient saisi les coordonnées du problème politique central : la commercialisation du Web exige un régime de surveillance exhaustif dont la soutenabilité politique est incertaine ». Du paiement au clic à l’A/B testing (une méthode scientifique permettant de comparer deux versions d’une page web – A et B – et d’identifier celle qui convertit le mieux), les procédés utilisés pour connaître les comportements des consommateurs s’améliorent. Ils aboutissent aujourd’hui, leviers juridiques sautant, au capitalisme de surveillance (Shoshana Zuboff) qui ne consiste plus seulement prévoir les conduites, mais à les susciter : « L’horizon du capitalisme de la surveillance n’est pas d’accroître la prédictibilité des comportements mais bel et bien de les piloter ».
Cette « fabrique comportementale » a été illustrée en 2012 par une expérience menée par l’entreprise Facebook sur son réseau social. En modulant le contenu affiché dans le flux d’information de certains utilisateurs, l’entreprise est arrivé à la conclusion qu’elle pouvait, à la marge, susciter certaines émotions et comportements. Si les résultats de cette expérience ont depuis lors été tempérés, ils signent tout de même l’entrée dans une nouvelle époque, caractérisée par la possibilité d’agir sur une masse d’individus à l’insu de leur plein gré. L’économiste rappelle que contrairement aux institutions scientifiques, tenues de respecter des normes éthiques en matière d’expérimentation, les entreprises du numériques font fi du consentement individuel. Or depuis le procès de Nuremberg, rappelle l’auteur, le consentement éclairé est posé comme un principe fondamental à suivre pour tenir des expériences sur des sujets humains « dans le cadre des expériences en ligne cependant, ce principe est largement bafoué, le consentement étant le plus souvent extorqué via les conditions générales d’utilisation des plateformes validées lors de l’inscription ».
Le tristement célèbre crédit social chinois, qui « note » certains citoyens et entreprises dans l’Empire du milieu n’échappe pas à cette critique. L’auteur détaille longuement les tenants et aboutissants du système, sans tomber dans une dénonciation universaliste du procédé, dont les applications locales peuvent varier d’une ville à l’autre. Ces systèmes de notation, rappelle-t-il sont nés aux Etats-Unis dans le but d’accorder des crédits au « bons citoyens ». En matière de surveillance, l’Occident n’aurait donc pas de leçons à donner aux autres puissances. Ensuite, Durand rappelle que malgré ses failles, et malgré les situations d’injustice qu’un tel système est susceptible de créer en chine, il y est relativement bien accepté. Dans un contexte de capitalisme effréné, il est vécu comme une manière de « ré-encastrer l’économie dans le social », et de contrebalancer l’essor de comportements opportunistes qui sont allés de pair avec les mouvements de dérégulation : « Fraude et corruption participent d’un climat de défiance généralisée qui doit être mis en rapport avec les privatisations et la libéralisation due larges pans de l’économie. Ces réformes ont participé à la hausse des inégalités depuis les années 1980. Or plus les sociétés sont inégales, moins les individus peuvent espérer un comportement coopératif des autres, et moins la confiance est répandue. »
L’hypothèse techno-féodale
Dans la dernière partie de son ouvrage, Cédric Durand vient à bout de son « hypothèse technoféodale ». Il s’emploie tout d’abord à bien faire la différence entre le féodalisme, l’esclavagisme, le capitalisme. Le premier système, contrairement aux deux autres, permet une relative autonomie dans le travail – les paysans possédant leurs propres moyens de production. Autre différence, le travail est « libre » dans un système capitaliste, dans le sens où les travailleurs peuvent toujours vendre leur force de travail à un autre patron – ce qui est particulièrement risqué dans un système féodal, au sein duquel la domination s’exerce plus vivement encore. Enfin, le féodalisme n’est pas productiviste, ce qui conduit l’économiste à la question suivante : « peut-on identifier des formes de résurgence paradoxales des logiques féodales dans des sociétés où la production marchande s’est pourtant généralisée ? »
C’est là où Durand fait se rapprocher le capitalisme numérique du féodalisme. Il démontre que l’essor des « intangibles » (codes ou procédures pouvant être répliqués sans perdre leurs caractéristiques intrinsèques), casse la dynamique concurrentielle propre au capitalisme, et permet à ceux qui les possèdent – plateformes au premier plan – de s’approprier la valeur sans s’engager dans la production. Siri par exemple, assistant virtuel développé dans les années 2000 à l’université de Stanford, est absorbé par Apple en 2010, puis intégré à son écosystème avec le succès que l’on sait. Cette opération signale moins une logique visant à empêcher la concurrence de s’établir, que le fait qu’un procédé exploité par une startup est mieux valorisé au sein d’une entité plus grande. Ainsi, « l’organisation est supérieure au marché »
Ce qui fait le succès des plateformes, c’est bien le fait qu’elles bénéficient des complémentarités de réseau. On parle aussi d’un phénomène d’ « hyperscale », auquel on doit tous les grands succès du numérique au XXIe siècle. Les services s’améliorent, et chacun se retrouve d’autant plus rivé à l’entreprise qui les fournit : « les services que nous vendent ces entreprises consistent pour l’essentiel à retourner notre puissance collective en information adaptée et pertinente pour chacun d’entre nous et, de la sorte, à attacher notre existence à leurs services ». Ce mécanisme produit deux effets qui sont caractéristique des systèmes féodaux. Tout d’abord, la vie sociale s’enracine dans la glèbe numérique : les individus deviennent dépendants de structures qui exercent un contrôle monopolistique sur les algorithmes et les données. Et il devient de plus en plus difficile de vivre à l’écart des big data sans craindre une forme de marginalisation sociale (les « coûts d’exit » étant proportionnels aux coûts d’apprentissage pour aller sur une autre plateforme, ce qui fait écho à la situation des paysans médiévaux).
« Les grands services numériques sont des fiefs dont on ne s’échappe pas », résume Durand, qui mentionne brièvement le nécessaire essor d’une « démocratie économique ». Un autre livre peut-être ?
Que l’auteur pardonne mes approximations. Le bouquin – très clair, mais un brin technique pour l’économiste que je ne suis pas – ne m’a pas été si simple à résumer ici. Tout apport sera bien accueilli.
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.
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[…] l’économiste Cédric Durand avait déjà mis en livre quelques années auparavant – voir la synthèse de Maisouvaleweb). Elles se positionnent entre leurs clients professionnels et les utilisateurs finaux, extraient […]