Publié en 2013, Théorie du drone, du philosophe Grégoire Chamayou, n’a pas pris une ride. A l’heure où la France a pris la décision d’armer ses drones en 2019, il est d’utilité publique de rouvrir cet essai critique et polémique à l’endroit d’une nouvelle forme de guerre qui rebat les cartes de l’entendement. En une formule choc : la guerre par les drones n’est plus la guerre. Plutôt une opération de police mondialisée. Une traque du mal à n’en plus finir qui emprunte les caractéristiques des univers virtuels en les appliquant au monde physique : la notion même de frontière vole en éclat, tout comme disparaît l’humanité dans l’ennemi qui se trouve réduit à quelques ersatz de data. Dans un monde du tout-numérique qui semble obsédé par la sécurité, ce changement de paradigme est-il si surprenant ?
« Le véritable avantage des systèmes d’aéronefs sans pilote, c’est de permettre de projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité »
Théorie du drone est un essai à charge et Grégoire Chamayou ne s’en cache pas. La critique, acerbe et argumentée nous est jetée en plein visage dès les premières lignes quand le philosophe retranscrit une conversation entre un pilote de drone et son équipe, dévoilée par le Los Angeles Time en 2013. Moments d’effroi quand après un tir du drone les soldats, au chaud dans le Nevada, se demandent si ce sont bien des femmes et des enfants que les caméras imprécises laissent deviner au sol. Un début poignant qui annonce un ouvrage franc et soucieux d’opposer à la violence du sujet un contre-discours au moins aussi percutant.
Pour Grégoire Chamayou, la théorie du drone est le règne de l’irresponsabilité. La mort donnée depuis le ciel par un marionnettiste quasi-aveugle à ses actes mais persuadé d’être omniscient. Contre lui rien n’est possible. On ne lutte pas contre un drone : l’ennemi n’a plus d’ennemi, ni moyen de riposter, de venger, d’attaquer. Le drone permet de « projet du pouvoir sans projeter de la vulnérabilité » énonce David Deptula, officier de l’Air Force.
Maxime d’autant plus inquiétante que les « objets violents non identifiés » ont supplanté les moyens de la guerre traditionnelle : on forme aujourd’hui plus de pilotes de drones que « de pilotes d’avions de combat et de bombardiers réunis » rappelle Chamayou. Ce revirement prend racine dans la doctrine Obama : tuer plutôt que capturer. Les drones plutôt que Guantanamo. Et ça ne s’arrange pas : « Trump a tué davantage de civils en 10 mois qu’Obama en 8 ans. Selon les chiffres de l’ONG Airwars, ils sont 360 à mourir dans des bombardements chaque mois, notamment en Syrie. » Seulement, un appareil technologique ne fait pas une stratégie militaire, voire même, la défait : les « choix techniques et choix stratégiques se déterminent l’un l’autre ». En éradiquant la réciprocité dans le combat, les Etats-Unis auraient ouvert le champ libre à une guerre « lâche » sous forme de chasse à l’homme.
« La plupart des frappes de drones ne visent pas des individus identifiés, connus par leur nom »
De quoi parle-t-on au juste ? D’avions sans pilotes (ou « unmanned aircrafts ») vrombissant tels des bourdons et lâchant leurs missiles « hellfire » selon la volonté divine des défenseurs de la liberté ? Pas seulement. Le drone, c’est une infrastructure technologique et psychologique plus profonde. L’arme n’agit pas sur le territoire, mais sur l’indétermination du futur. En effet, « la plupart des cibles sont anonymes » : elles émergent des données recueillies et compilées par des algorithmes savants… mais ratant aussi. On parle de « frappes de signature » : un comportement considéré comme suspect (déplacements, appels passés, messages reçus, etc.) suffit – dans une proportion difficile à déterminer tant le fonctionnement est opaque – à transformer un individu sur une carte en terroriste. L’ennemi est celui qui entre dans le « pattern » désigné dangereux. De quoi faire écho aux travaux de la chercheuse Antoinette Rouvroy qui parle, elle, de « gouvernementalité algorithmique. » En un mot, « on fait comme si ce qui existe sur le mode de la potentialité est déjà fait, du coup on agit. » Avant même que le mal puisse arriver, il est éradiqué par la « préemption ». Un scénario de science-fiction bien sûr : prévoir le crime et l’empêcher d’advenir, immuniser la réalité contre les incertitudes et les risques.
Ce mode de gouvernement, on le retrouve partout : assurances, transport, marketing. Une fois le réduit au seul langage des nombre, tout peut alors faire l’objet de prévisions. Une forme de statistique 2.0 qui transforme le conditionnel en futur. Récemment, Amazon déposait un brevet pour anticiper la commande des clients : la plate-forme sait (presque) à coup sûr ce que vous allez acheter, elle vous connaît mieux que vous-même. Ironie, l’enseigne se bat actuellement pour faire plier le cadre légal à sa volonté de vous livrer en trente minutes grâce à… des drones. Une analogie à prendre avec des pincettes. Un colis Amazon en avance, voilà qui est bien innocent. Bien loin d’une erreur algorithmique fatale, quand un drone par exemple, tue des innocents en prenant une simple réunion de village pour un attroupement de soldats.
Du mythe de l’ « arme humanitaire »
C’est très méthodiquement que Théorie du drone démantèle un à un les arguments des défenseurs d’une guerre « sans morts » ou encore « guerre propre » grâce aux frappes « chirurgicales » permise par la précision de la modernité. Le drone, c’est « l’utopie d’une guerre convertie en tournoi de machines – batailles sans soldats et conflits sans victimes. » Un mythe bien sûr. En réalité, le drone est « un droit d’intrusion ou d’empiètement universel » : de l’ingérence à l’état brut. Si Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (lire sa recension de l’ouvrage de Chamayou : Idéologie du drone) a raison de nous rappeler que « l’emploi des drones pour des éliminations ciblées est le plus médiatique car le plus controversé mais, quantitativement, il reste très minoritaire par rapport aux missions de surveillance. » Panpi Etcheverry, lui, nous rappelle que « 473 frappes militaires et/ ou assassinats ciblés hors théâtres d’opérations de guerre ont été menés par les États-Unis depuis 2002 ; 98% l’ont été par le biais des drones. »
Certes, les drones peuvent être utilisés « légitimement » dans certaines situations spécifiques : surveillance, prévention, protection. Cependant, leur usage est très fortement corrélé à des actions illégales. La technologie n’est pas neutre – ce que suggère Jeangène Vilmer quand il affirme que l’arme a seulement été « utilisée de façon imprécise » – elle suggère ce dépassement du droit que Panpi Etcheverry illustre plus avant :
« Il semble au vu des pratiques associées à l’emploi de ces nouvelles armes, qu’elles avantagent les postures offensives plutôt que défensives. Le fait de pouvoir lancer des opérations de nature militaire, souvent létales, sans risquer de vies du côté de l’attaquant ne peut pousser qu’à davantage d’interventionnisme. »
A ceux qui prétendent que c’est là une occasion d’économiser des vies car ils font moins de mal que les bombardements, Grégoire Chamayou oppose :
« L’ordre de comparaison est erroné : pour l’évaluer, c’est avec les armes concurremment disponibles pour la même fonction tactique qu’il faut le mettre en balance. Le choix pour liquider Ben Laden était entre le drone et le commando, pas entre le drone ou le bombardement »
De nouveau, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer balaie cet argument. Pour lui, préférer le déplacement des troupes aux attaques de drones relève de la simple méconnaissance des effets de ces dernières : « l’Irak et l’Afghanistan, montrent à quel point une mauvaise stratégie terrestre peut être désastreuse pour la population civile ». C’est occulter que la seule présence de l’armée américaine n’explique pas les chaos dans lequel ces pays ont plongé. Dans le cas de l’Irak, la dissolution de l’armée et les choix politiques qui ont suivi sont de bien meilleurs arguments. Il accuse Chamayou de romantiser la lutte : « Ce livre ne fait pas seulement disparaître les terroristes, il les victimise. » La critique est intéressante mais probablement aussi militante dans une direction opposée, ce qui conduit son auteur à sombrer dans un certain relativisme qui tend à occulter la position a priori asymétrique de l’Amérique vis-à-vis du reste du monde. Panpi Etcheverry effectue à cet endroit un juste rappel : « La technologie à elle seule, sans vision politique du conflit et des objectifs, est inopérante, sinon contre-productive. Or, le « vide stratégique » et le manque de vision globale de la conflictualité contemporaine semblent être accentués par le recours tactique aux drones armés par les Américains. »
La poule et l’œuf
D’autres polémiques agitent les débats autour des drones de guerre. Par exemple, l’argument de la nécessité de s’adapter à une nouvelle forme de combat peut faire mouche. Le drone serait une réponse sensée et proportionnée à une nouvelle forme de guerre : terroriste et nomade plutôt qu’ordonnée selon des schémas ancestraux. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer ajoute : « Si seulement il [Grégoire Chamayou] nous disait que l’ennemi en question n’est pas un combattant traditionnel avec un uniforme dans un bataillon mais un civil poseur de bombes à temps partiel, on comprendrait mieux pourquoi la méthode employée doit être différente, et pourquoi les frappes de drones sont la réponse asymétrique à une menace asymétrique. »
Asymétrie contre asymétrie, il y aurait donc une justification à l’usage des drones (sans pour autant que l’on ne sache quelle asymétrie est plus asymétrique que l’autre). Par-delà les désaccords difficiles à démêler, c’est sur la norme que le drone change la donne : dans son interview donnée à Olivier Tesquet, le journaliste Jeremy Scahill rappelle que l’utilisation des drones renverse la charge de la preuve : « Dans le programme semi-clandestin américain, chaque individu tué par une frappe de drone est un combattant ennemi, jusqu’à preuve du contraire. » Par ailleurs, on peut tout à fait convenir des frontières poreuses entre combattant et civil sans pour autant tuer les uns à la place des autres : « Nous sommes en train de créer des milliers de Jean Valjean » alerte Scahill, et Olivier Tesquet de compléter : « selon les chiffres du Bureau of Investigative Journalism, sous les deux mandats d’Obama, entre 384 et 807 civils aurait été tués par des frappes en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie ou au Yémen. Les frappes « chirurgicales » font des éclaboussures. » L’un dans l’autre, on perçoit surtout que si les drones sont une réaction à un ennemi d’un nouveau genre, ils tendent aussi à favoriser l’apparition de cet ennemi. Sans s’appesantir sur un stérile « qui a commencé ? », on peut quand même se demander dans quelle mesure ce choix technologique renforce le mal plus qu’il ne l’apaise. Si la critique débordante de Chamayou mérite sans doute des nuances, les drones n’en deviennent pas pour autant la solution à tout.
Quand la technologie change l’homme
Ce que Chamayou nous fait comprendre avec Théorie du drone, c’est que les armes changent la guerre et changent l’homme qui fait la guerre. En retirant le « corps vulnérable », les Etats-Unis ont transformé un champ de bataille en un stand de tir, un choix difficile à justifier. Ce revirement est d’autant plus épouvantable qu’au pays de l’Oncle Sam, même la NRA a interdit la « chasse à distance » des animaux (comprendre : chasser depuis un écran, modulants caméras et autres armes téléguidées) ! Le malheureux et créatif patron de www.live-shot.com a dû fermer boutique ! Pour la chasse à l’homme, on repassera. Étranges ressorts de la morale.
Très virilement baptisés « Predator » ou « Reaper » (la faucheuse), on peut dire que les anges de la mort portent bien leurs noms. Ce sont les artisans d’une guerre qui n’en finit pas, car on ne tue pas la mort. Pour Kilcullen par exemple, une guerre contre-insurrectionnelle ne se gagne pas du dehors, pour reprendre le terrain qui est à la fois géographique et politique, il faut y être. Or ce que le drone ne peut pas et ne pourra jamais, c’est « conquérir le cœur et les esprits ». C’est bien le contraire qui arrive : les drones nuisent à l’image des Etats-Unis et rendent la vraie bataille impossible à remporter : celle qui consiste à gagner l’opinion de la population. Pour Grégoire Chamayou, le drone armé n’est pas une arme politique, c’est une arme de terreur.
Disrupter l’armée
Chamayou ne s’arrête pas là et c’est ce qui rend ce bouquin tout simplement brillant. Assez en tout cas pour douter de ce qu’avance la ministre des armées Florence Parly, lorsqu’elle déclare pour justifier son choix d’armer les Reapers français : « Non, un drone armé n’est pas un robot tueur. Cette décision ne change rien aux règles d’usage de la force, au respect du droit des conflits armés. »
Face à ces discours, Chamayou enfonce donc le clou : exit, la soi-disant « sécurité retrouvée » pour les soldats et citoyens : cette stratégie des puissants ne fait qu’augmenter le risque de voir le conflit se déplacer sur le territoire même des Etats-Unis qui s’est retiré du front. Ne parlons pas des symptômes post-traumatiques des soldats derrière leurs écrans : aucunes preuves concrètes selon le philosophe. Evacué, l’argument d’une armée enfin apaisée : les drones, c’est surtout le moyen d’éloigner le dernier maillon qui peut freiner la quête de puissance : le soldat.
Le soldat, c’est celui qui ne tire pas, « un homme, ça s’empêche », disait Camus. Qui alors, empêche l’homme, sinon la machine ? A quelles fins, sinon celle d’annihiler les ultimes rapports de classe par la désintermédiation du corps social dans toutes ses formes ? Soldats, chauffeurs de taxis, même combat ? Quand les uns deviennent de simples pousse-bouton, les autres sont en passe de se faire – de nouveau – remplacer par des véhicules autonomes. Voilà sur quoi débouche l’analyse du philosophe, militant, mais nous étions prévenus. Dans les deux cas et comme le dit très bien le politologue Herfried Münkler, « la robotisation contribue à la privatisation en renforçant le poids des concepteurs et des fabricants naturels et logiciels dans l’action militaire proprement dite, à la stimulation des sociétés militaires privées, à la dépolitisation potentielle de l’emploi de la force (autonomie croissante des machines) et au renforcement de l’asymétrie par la fuite en avant technologique.»
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