La chaire “Futurs de l’industrie et du travail : formation, innovation, territoires” (au sein de la Fondation des Mines Paris), publie un rapport bien documenté autour des usages de l’intelligence artificielle générative (IA Gen) avec une focalisation sur le monde du conseil. Les auteurs, Marie-Laure Cahier et Pierre Quesson, ont mené l’enquête dans deux cabinets (l’un plutôt dans le domaine de la sécurité, l’autre plutôt dans le domaine de la RSE). Le choix du secteur se justifie par le fait que le conseil est un environnement traditionnellement avant-gardiste en matière d’adoption des nouvelles technologies – il s’agit aussi de s’en rendre maître pour accompagner à leur déploiement. Je reviens ici sur quelques conclusions piochées dans le rapport, sans aucune prétention à l’exhaustivité, et j’invite à sa lecture pour prolonger la discussion.
La première partie du rapport aborde d’abord l’usage des modèles de langage (ou LLM) – on parlera toutefois ici d’IA Gen en brassant une quantité importante d’études universitaires réalisées ces dernières années. J’en citerai certaines mais certainement pas toutes, renvoyant au document initial, de nouveau. Ces outils sont nombreux (ChatGPT, Copilot, Gemini, Mistral, etc.), et une question sous-jacente structure le rapport : “jusqu’à quel point le travail de nature intellectuelle se transforme-t-il sous l’effet de ces technologies ?”
Contrairement aux vagues de “hype” précédentes (Metavers, web 3.0), l’IA Gen se démarque en s’installant réellement dans les usages. Cela impacte le contenu et le rythme du travail, et pourrait affecter, à termes, la construction des compétences dans certaines professions. Pour en rester à un niveau très général, les auteurs rappellent que selon une étude Ipsos menée en 2024, 67 % des individus (dans 32 pays) affirment bien comprendre ces outils, pas de changement notable par rapport à 2023. Les baby-boomers sont un peu moins concernés, et l’on notera également que 60 % des personnes interrogées pensent que l’IA modifiera leurs pratiques au travail (contre 36 % qui pensent qu’elle “les remplacera”). Comme le résume le rapport, “ L’inquiétude par rapport au futur du travail augmente ici encore inversement à l’âge”. Les auteurs livrent par ailleurs une matrice illustrant, par pays, le degré d’inquiétude ou d’enthousiasme vis-à-vis de ces outils. Le France ne figurant pas parmi les pays les plus inquiets, comme peuvent parfois le laisser suggérer des appréciations un peu caricaturales du rapport au changement et à l’innovation dans l’hexagone.
Quant à savoir qui utilise les IA Gen, il semblerait que les jeunes soient les plus intéressés, selon une étude menée par le cabinet PwC en 2024 (sur 56 000 salariés issus de 50 pays et territoires, dont plus de 2 000 en France). On notera que les auteurs contre-balancent systématiquement les résultats des études en les comparant, et invitent régulièrement à la prudence. Une autre matrice montre, elle, les usages les plus fréquents recensés dans le monde du travail, selon une autre étude du BCG : À quel point les IA Gen améliorent-elles la productivité des travailleurs ? La question est difficile à trancher. Une première étude expérimentale (Noy & Zhang, 2023), sur 44 travailleurs dans divers domaines, a montré qu’une tâche (intermédiaire : mail, rapports courts) effectuée avec ChatGPT était réalisée en 10 minutes, contre 20 à 30 minutes pour le groupe de contrôle ne disposant pas d’IA Gen. Constat comparable pour (Brynjolfsson et al., 2023), qui notent une amélioration de 14 % et un accroissement de la satisfaction client. Ou encore +26 % pour des développeurs utilisant GitHub Copilot (Cui et al., 2025).
Ces résultats doivent toutefois être nuancés, une étude menée par la Harvard Business School (Dell’Acqua et al., 2023) a noté une “réduction marquée” de la diversité des idées chez les utilisateurs de ChatGPT. Selon le niveau des utilisateurs, l’apport des IA Gen n’est pas le même (les plus jeunes et les moins compétents en profitent plus) : “L’IA générative aurait donc des vertus de « maître d’apprentissage », ce maître ayant bénéficié des apports directs des travailleurs les plus expérimentés, qui pourraient devenir les grands perdants du déploiement de l’IA générative”. De manière générale, on constate un déplacement partiel dans la structuration des réponses à une tâche en particulier. Les moments de réflexion diminuent légèrement, les moments de rédaction substantiellement, alors que le contrôle et la révision demandent plus de temps. Le travail dit intellectuel est à proprement parler, diminué.
Une partie du rapport est dédiée aux appréciations de l’IA Gen comme un élément complémentaire ou substitutif à la pratique classique (centaure vs cyborg), sans qu’il soit toutefois toujours évident de savoir à quel moment on travaille “avec” ou “à côté” de l’IA, voire encore, si celle-ci effectue l’ensemble du travail. Si en apparence, la productivité semble s’améliorer, cela ne veut pas dire que la qualité du travail l’est également. Les auteurs relèvent une dualité intéressante entre une logique productiviste et une logique d’amélioration de la qualité de vie au travail. Ainsi, selon une étude de The Upwork Research Institute citée par Forbes (2024), “77 % des employés interrogés aux États-Unis estiment que l’introduction de l’IA a en réalité augmenté leur charge de travail, au lieu de la réduire” et “Près de la moitié (47 %) des répondants utilisant des IA Gen affirment ne pas savoir comment atteindre les gains de productivité attendus et 40 % ont le sentiment que l’entreprise a des attentes excessives par rapport à leur usage des IA génératives.”
La situation est corroborée par les témoignages recueillis dans une partie de la presse généraliste : “avec les IA génératives, on se retrouverait encore et toujours dans le paradoxe de Solow, selon lequel on voit « des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité » (The New York Times, 1987)”. Dans le monde du conseil, l’acceptabilité des IA Gen est sans surprise, plutôt bonne. C’est aussi un biais certain de l’enquête : il s’agit d’un milieu où le niveau de “consentement” à l’usage de ces outils est plus fort. Dans l’un et l’autre des cabinets étudiés, l’adoption repose sur plusieurs critères propres ou non à l’identité de l’entreprise (responsabilité, sécurité, coût et performance, etc.). On notera que la plupart des consultants interrogés disent qu’il y a un intérêt à utiliser ces outils pour améliorer la productivité, “mais rares sont ceux qui savent dire précisément où”. La valeur, peut-on lire dans le rapport, est largement associée à la complémentarité des IA Gen avec les outils bureautiques traditionnels. Car pour le moment, les gains individuels peinent à s’illustrer au niveau structurel, comme l’exprime un haut gradé : « Cinq minutes gagnées sur un mail, c’est cinq minutes à la machine à café ou c’est taper un autre e-mail qu’on n’aurait jamais tapé, ou c’est répondre à un tchat à quelqu’un qui demandait un truc auquel on n’aurait pas répondu. Donc, en fait, ça fait zéro gain ». C’est là tout le paradoxe : on cherche les gains de productivité des IA Gen alors qu’on n’a pas vraiment cherché à mesurer les gains des suites classiques, telles que la messagerie Teams, dit un consultant, ce qui n’empêche pas un autre de menacer de démissionner si on lui retire l’outil ! Sur le plan culturel et de manière sous-jacente, les auteurs constatent l’augmentation de moments de sociabilisation autour des IA Gen, comme des “Promptathon” (hackathon de prompts), et expliquent que ces outils ont aussi pour effet de révéler en creux l’état de la numérisation dans certaines entreprises. Ainsi certaines d’entre elles ne disposent pas encore de “cloud” partagés, ce qui rend plus difficile l’indexation, la recherche et la synthèse de documents internes à l’aide d’une IA Gen.
Plus en détails, la nature des usages dans le monde du conseil est auscultée dans le rapport. Ils sont diverses : dégrossir un sujet, traduire, rechercher des informations, analyser ou synthétiser des documents, lutter contre l’angoisse de la page blanche. Les IA Gen ont des fonctions de réassurance, servent également à écrire des comptes-rendus de réunion, à affiner des formules Excel. La production de slides (diapositives PowerPoint) est également renforcée, et suscite des interprétations différenciées : certains y voient un potentiel risque pour les compétences, d’autres s’en satisfont en déclarant que le travail intellectuel n’est pas à proprement parler dans la production des livrables, mais dans l’échange avec les clients. Du temps est apparemment gagné, quoi qu’il en soit, dans la diminution des itérations pour arriver à une version finale d’un document, ce qui ne va pas sans poser quelques questions du point de vue des relations entre consultants : on passe plus facilement par l’IA Gen que par un consultant junior. À revers, un consultant junior pourrait être plus autonome, diminuant de fait les occasions de collaborer avec des collègues.
À ce titre, un passage original de l’enquête répertorie les métaphores utilisées par les consultants pour décrire les outils d’IA Gen, et les auteurs en livrent des points de vigilance important concernant l’excès d’anthropomorphisation et les risques associés (dévaluer le travail des juniors, par exemple, au prétexte que l’IA Gen fait aussi bien qu’eux). En tout état de cause, la réception des IA Gen se fait dans l’immense majorité des cas sans que des questions éthiques ne se posent. Si les auteurs relatent le témoignage d’une directrice qui fait état du « risque anthropologique de ne plus penser par soi-même », c’est de l’ordre de l’exception.
Les inquiétudes, dans le monde du conseil, sont situées ailleurs, dans le fait que l’usage de ces outils conduisent non pas à une diminution du travail, mais dans l’augmentation des tâches, “sans réduction significative de la charge totale”. Les risques de dépendance à l’outil sont également parfois évoqués, même si là encore, différentes études citées dans le rapport montrent que retirer une IA Gen après un temps d’utilisation ne conduit pas nécessairement à une perte de compétences. Enfin, à un niveau plus structurel, à savoir l’avenir du conseil, la réponse n’est pas claire. L’idée que le conseil sera “commoditisé” est contre-balancée par celle avançant que c’est là l’occasion de revaloriser les prestations à haute valeur ajoutée, celles qui ne peuvent pas être produites par des IA…
[…] Travailler avec les IA génératives, dans le conseil et ailleurs (maisouvaleweb.fr) […]
D’après l’étude « IA et emploi : l’utilisation de l’intelligence artificielle fait un bond chez les cadres », publiée mardi 3 juin par l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), qui a interrogé en mars 2 000 cadres de plus de 1 000 entreprises, plus d’un cadre sur trois (35 %) et 42 % des manageurs utilisent déjà l’intelligence artificielle au moins une fois par semaine au travail.
https://www.lemonde.fr/emploi/article/2025/06/04/les-salaries-passent-a-l-ia-mais-manquent-de-formation_6610434_1698637.html