A la trace, enquête sur le nouveaux territoires de la surveillance

Olivier Tesquet, journaliste chez Télérama, signe A la trace, enquête sur le nouveaux territoires de la surveillance chez Premier Parallèle, un essai inquiet qui retrace et analyse la progression des dispositifs de surveillance au sein de nos sociétés. Documenté, l’ouvrage a le grand intérêt de remettre en musique la longue fresque des scandales et des pratiques technologiques qui illustrent la profondeur du capitalisme de surveillance.

Des puces sous-cutanées Humanyze, traquant les faits et gestes de certains salariés chez Sanofi et ailleurs, aux systèmes de « scoring » destinés au profilage des demandeurs de prêts bancaires, les dispositifs de surveillance sont partout et surtout, de plus en plus difficiles à éviter. Historiquement, rappelle Tesquet, ces systèmes tirent leurs racines de procédés plus anciens. Du livret ouvrier imposé en France en 1781 à des fins de surveillance des classes laborieuses à la carte d’identité rendue obligatoire pour tous les français par le gouvernement de Vichy en 1940 « les technologies identitaires et disciplinantes se multiplient et se renforcent ». Si cette expansion nous paraît aujourd’hui naturelle, elle ne s’est pas faite sans réticences : « la photo d’identité est perçue par l’opinion comme une intolérable remise en cause des libertés individuelles qui ne sauraient être imposée aux honnêtes gens », rappelle l’historien Gérard Noiriel, dont l’approche pourrait être renouvelée aux nouveaux systèmes de reconnaissance faciale qui font aujourd’hui débat.

Une des leçons de l’enquête est que la seule existence de nouvelles technologies suffit bien souvent à justifier leur diffusion dans la société : un colonel de la gendarmerie peut expliquer par exemple, que la reconnaissance faciale « ne peut pas être désinventée », nous rappelle Tesquet. Ces appels incessants à laisser la technologie dicter les normes sociales peine pourtant à camoufler les raisons réelles de tels choix de surveillance, qui ciblent avant tout les populations les plus marginalisées. Les fiches anthropométriques du criminologue Alphonse Bertillon par exemple, furent conçues avant tout pour reconnaître les récidivistes et les fous, puis elles s’étendirent au reste de la population. De même, la progressive extension des fichiers de renseignement déshabille les français chaque année un peu plus. Depuis plusieurs décennies, les fichiers SAFARI (Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus), EDVIGE (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale) et TES – le « fichier des gens honnêtes » sont venus équiper un arsenal de surveillance intégrale qui s’est étendu à toute la population. Peu à peu, nous assistons au « glissement de la présomption d’innocence vers la présomption de culpabilité » : tout le monde est potentiellement coupable et donc susceptible d’être surveillé en permanence. Olivier Tesquet ne manque pas de rappeler que les rares contre-pouvoirs sont bien  faibles : la CNIL (Commission Nationale informatique et libertés) a été « réduite à une fonction de conseil honorifique » et « condamnée à laisser le pouvoir politique dicter ses exigences – toujours plus délirantes – en matière de sécurité ».

L’actualité lui donne malheureusement raison : alors que les systèmes de reconnaissance faciale font l’objet d’expérimentations – tamponnées par Cédric O, Secrétaire d’État chargé du Numérique, la Police Nationale lorgne sur les données de réservation des français voyageant en train… Une initiative prise sans l’accord de la CNIL. Une CNIL dont les pouvoirs ont été rabotés, mais qui parvient encore à interdire certaines pratiques comme la reconnaissance faciale à l’entrée des Lycées. Une décision vivement critiquée par certains élus qui ont construit l’essentiel de leur carrière sur la sécurité. Ainsi, Renaud Muselier, président de la Région Sud et Christian Estrosi regrettent « l’idéologie poussiéreuse » de la CNIL, quand Eric Ciotti s’énerve de ces « blocages idéologiques d’un autre temps ». Des réactions qui illustrent bien l’absence d’arguments d’un pouvoir pour qui la fin justifie tous les moyens au mépris des libertés publiques et surtout, sans aucune garantie d’efficacité d’aucune sorte.

Olivier Tesquet s’attaque ensuite à la question de la collecte des données par des entreprises privées, à des fins à la fois commerciales et sécuritaires. A cet effet, le point de bascule est probablement à trouver dans les révélations de l’existence du programme de surveillance PRISM par Edward Snowden. Celui-ci a bien montré « la finesse de la cloison qui sépare les entreprises de la Silicon Valley des services de renseignement ». Pour autant, nous n’avons qu’une connaissance limitée de ces entreprises qui font de nos données un marché très lucratif, en dehors des GAFAS. Les courtiers en données ou « Data Brokers » (comme Axciom, Experian, Equifax, Datalogix, Criteo ou Weborama) sont pourtant au centre du jeu. Ces entreprises nous catégorisent assez finement pour nous cibler avec les bonnes offres et publicités, qu’il s’agisse d’un dentifrice ou d’un candidat à une élection présidentielle. Plus concrètement, chez Experian, le code A02 désigne les « cadres expérimentés en pleine réussite » et le code J42 les « célibataires multi-métier éco-concernés ». Ce niveau de détail vient nourrir la croyance que tout peut se prédire à condition d’avoir les bonnes données. L’effet pervers : on finit toujours par perdre leur trace puisqu’elles circulent de mains en mains, de vendeurs à acheteurs. La multiplication des données, associée à la diffusion massive de terminaux connectés fait qu’aujourd’hui, n’importe qui peut être localisé par un hacker, moyennant quelques centaines de dollars – l’anonymisation des données n’y changeant pas grand chose, comme l’a récemment montré une enquête du New York Times.

Les entrailles de ce « capitalisme de surveillance », pour reprendre la formule consacrée par Shoshana Zuboff, sont peu reluisantes. Il y a d’abord les expériences individuelles traumatisantes avec des systèmes de recommandation algorithmique, comme cette femme, Gillian Brockell, qui recevait des publicités pour jeunes parents alors même qu’elle venait de perdre son bébé. Dans une lettre ouverte, elle écrivait :

« S’il vous plaît, entreprises technologiques, je vous en supplie : si vous êtes assez intelligentes pour comprendre que je suis enceinte, que j’ai accouchée, alors vous êtes également suffisamment intelligentes pour comprendre que mon bébé est mort et pour me diffuser des publicités appropriées, ou peut-être, peut-être, pour ne pas me diffuser de publicités. »

Puis il y a le versant collectif, les fuites incessantes de données, Cambridge Analytica bien sûr, et les multiples reproductions d’inégalités inscrites dans les systèmes aux mains de quelques entreprises. Tesquet rappelle les révélations de ProPublica à propos de Facebook qui laissait ses annonceurs dissimuler des annonces immobilières aux populations hispaniques et afro-américaines, aux Handicapés, aux Musulmans et aux femmes divorcées…

On ne fera pas ici une liste exhaustive des nombreux exemples dont fourmille l’ouvrage de Tesquet, et qui viennent illustrer la diffusion de dispositifs de surveillance de plus en plus opaques jusqu’à dans les sphères les plus intimes de l’existence. La suite de l’histoire est connue : nous assistons à l’extension consentie du domaine de la surveillance, à grand coup de marketing et d’enceintes connectées à l’intérieur de nos foyers. Alors que la technologie s’immisce, elle se fond dans le décor et vient tisser les mailles d’une « informatique ubiquitaire », disparaissant sous les prouesses de « l’expérience utilisateur », au service de nos désirs de consommation les plus immédiats. En contrepartie, c’est la vie privée, socle de la démocratie, qui est relativisée et niée. Un thème récurrent chez les géants du numérique.

En conclusion, Tesquet rejoint la petite foule des critiques qui commencent à sérieusement interroger les biens fondés du développement technologique : les technocritiques. Le petit florilège d’auteurs adéquats (Illich, Mumford et autres Ellul) viennent nourrir cet épisode final que résume un appel de Félix Tréguer à « arrêter la machine ». Un appel qui semble-t-il, émane aujourd’hui même des entreprises technologiques elles-mêmes, en proies à la grogne de leurs salariés via le mouvement du « techlash ». Un mouvement qui pour l’auteur, ne viendra pas inverser le cours des choses, pas plus que les « petits gestes » de déconnexion individuels. L’avenir sombre qui pourrait nous guetter est à voir du côté des Etats qui ont embrassé ces systèmes de surveillance avec une verve précoce : Hong-Kong par exemple, où les manifestants ont appris à camoufler leur visage pour éviter d’être reconnus par les caméras de vidéosurveillance. Les pratiques de dissimulation et de camouflage comme la sténographie et l’obfuscation auraient donc de beaux jours devant elles, même si on peine à les concevoir comme une véritable alternative politique. Tout fantasme dystopique mis à part, Olivier Tesquet appelle à mettre ces dispositifs au grand jour :

« Il faut s’y mettre à plusieurs – à deux, à mille, à cent millions – et alors œuvrer pour imposer aux dispositifs la lumière qu’ils abhorrent tant, tel un vampire face au soleil. Nommer les courtiers en données, identifier les marchands d’armes numériques, questionner et questionner encore Facebook, ouvrir les entrailles des ordinateurs, se mettre en travers, perturber le trafic, s’asseoir et regarder »

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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