« Je suis ce type qui t’ouvre des comptes, te fait souscrire des assurances puis te rappelle pour en signer d’autres. Celui-là même qui est injoignable quand tu en aurais vraiment besoin. Je suis cadre, je flotte quelque part au milieu de la classe moyenne du flan social. Je travaille dans la « bancassurance », je suis conseiller financier. »
Le petit livre de Damien Lelièvre, Force de vente : dans la peau d’un conseiller financier (Editions Le Monde à l’envers, 2020. 100 pages), donne à voir l’envers du décor du métier de conseiller financier, un métier transformé par l’usage croissant d’outils informatiques hors-sol. Dans le pur style « roman d’entreprise » aux accents houellebecquiens, l’auteur décrit les pressions subies par les travailleurs, le langage « bullshit » servi par le management, l’absurdité des pratiques de reporting qui norment le quotidien. Aussi drôle que cinglant, le petit essai sans filtre offre un témoignage d’une formidable acuité sur les ravages de la « transformation digitale », prétexte à l’inquiétante précarisation des métiers de la relation client.
Formatage et prolétarisation
« J’aide les riches à devenir rentiers et les pauvres à s’endetter » – chaque page de Force de vente est une occasion pour Lelièvre de nous régaler de son cynisme. La grande clairvoyance de l’auteur tranche avec l’histoire qu’il raconte, celle du conseiller lambda qui se fait peu à peu broyer par la grande machine à mettre l’humain au centre du profit. Tout commence par un lavage de cerveau. Les conseillers financiers sont tout d’abord « formés » au CFPB (Centre de Formation de la Profession bancaire, le principal lobby français du secteur) où, à coups de programmation neurolinguistique et de psychologie de comptoir, on les formate à leur destinée. Ils emmagasinent les codes du secteur, son jargon, les ruses de vendeurs. La peur par exemple, qu’on mobilise pour vendre des assurances (« que ferez-vous demain si vous êtes en fauteuil roulant avec vos étages ? »), mais aussi le rêve (un mariage qui en jette, une véranda, un SUV, « tu as toujours quelque chose de cher qui te manque »). On parle au client comme à un enfant, on lui fait miroiter la possibilité de choisir entre deux options qu’on lui impose, bref, les ficelles habituelles du monde du commerce.
Cela n’aurait rien de bien méchant si chemin faisant, ces pratiques ne s’étaient pas accompagnées d’un double mouvement de prolétarisation et de surveillance des conseillers. « Prolétarisation », c’est bien la réalité que décrit Lelièvre et qui, comme le philosophe Bernard Stiegler ne cessait de le répéter, désigne un remplacement progressif de savoir-faire par des routines quasi-mécaniques, menant à une perte de sens dans le travail. Ainsi, les conseiller « exécutent des ordres mais ils n’explorent pas le sens de leurs actions ». Le flicage est lui aussi monnaie courante dans le milieu : « L’univers de la vente bancaire est un système de surveillance totale : chaque petit acte que je fais, chaque appel que je prends alimentent des compteurs, des tableaux, des stats (…) je suis fliqué, pisté, comparé, briefé et traqué informatiquement et humainement ». Ce pilotage commercial est suivi par une chaîne de commandement où chaque étage évacue par en dessous le stress venant du dessus. Au sommet de la pyramide ironise Lelièvre, trône « un reptilien qui sourit aux médias, et manifestement mange trop. » Cette mécanique est rythmée par « des défis, des concours et des challenges débiles » qui donnent lieu, lors des grandes messes et autres séminaires du management, au décernement de récompenses aux meilleurs vendeurs, avec « applaudissements, musique de merde et petits fours. »
Cours d’économie accéléré
Le témoignage de Damien Lelièvre a cela de puissant qu’il met en scène non seulement un parcours individuel, mais également toute une lecture par l’absurde du système bancaire. Ainsi, les produits financiers vendus par les conseillers, du crédit conso’ au crédit renouvelable (ou « revolving credit », un crédit qui se débloque et se prolonge très facilement), les transforment en dealers jouant sur l’addiction des clients aux produits de grande consommation. Mais ces produits sont aussi des instruments politiques : « le crédit, c’est la cocaïne de l’économie mondiale, ça dope la consommation en puisant aujourd’hui dans les ressources de demain. De plus, une population surendettée s’avère plus docile et laborieuse. »
Plus encore que les crédits, les assurances, prévoyances et autres prétendues solutions à des inquiétudes plus ou moins avérées masquent l’entrée dans une société de plus en plus individualiste. Comme le rappelle l’auteur, « La création de sécurités sociales collectives était une réponse à l’échec des solutions individuelles. Elle visait à recréer sous une forme plus organisée la solidarité qui existe dans chaque famille, dans chaque groupe humain. Mon rôle d’automate vendeur, c’est de suivre un protocole de persuasion pour te sortir de cette pensée collective et te faire souscrire des produits à la place. »
Cette substitution du public au privé est pernicieuse car la notion de « risque » est à géométrie variable. Pour un assureur, écrit Lelièvre, le risque doit avoir une origine soudaine et extérieure, de telle sorte que « si tu te découpes la main avec ta tronçonneuse, tu n’es pas couvert car la tronçonneuse était liée à ton bras : ce n’est pas une cause extérieure. » Un autre pan de la vie sociale souffre de ce transfert du public au privé, le marché de la « dépendance », qui a pour fonction d’assurer « la transformation de la vieillesse en produit. » Pour Lelièvre, ces inventions du monde bancaire nous projettent vers une société solitaire où tout se joue dans les petites lignes en bas du contrat.
Les ravages du numérique
La digitalisation des postes de travail, combinée au sentiment d’arnaquer les clients, n’est pas été sans effet sur les conseillers. Beaucoup parmi eux vivent mal l’évolution de leur métier et, quand bien même l’auteur avance sur le registre de l’humour, la réalité qu’il décrit a quelque chose de dramatique. Dans leur article « Digitalisation and Artificial Intelligence: the New Face of the Retail Banking Sector. Evidence from France and Spain », Coralie Perez et Fuensanta Marti, toutes deux universitaires, ont tenté de comprendre l’impact de la technologie sur le travail et la qualité de l’emploi dans le secteur bancaire, en France et en Espagne. Bugs informatiques et logiciels inopérants ont largement contribué à en augmenter la pénibilité. Associés aux nouvelles promesses et pratiques des banques (comme la réponse en 48 heures garantie au client, le chat, ou encore le phoning), ces outils ont augmenté la pression sur les horaires, les tâches répétitives, tout en réduisant les temps morts qui servaient autrefois à trier des dossiers où à souffler un peu. De plus en plus, les soirées et les samedis sont travaillés, alors que les horaires de bureau étaient autrefois la norme dans la banque. Chez les conseillers financiers, le turnover explose, 78% d’entre eux se déclarent stressés au travail, et 23% prennent des médicaments pour tenir. Lelièvre est lucide sur leur capacité à résister : elle est quasiment nulle. La culture cadre et l’extrême individualisation des postes ont rendu tout mouvement de grève improbable, et les syndicats sont, en dehors des moments d’élection, dramatiquement absents. En résumé, « le numérique et l’automatisation ont massacré les conditions de travail dans l’univers bancaire », les conseillers les plus abimés finissent en arrêt maladie, « les tiroirs plein de médicaments ». A l’instar des livreurs, des caissiers, ou encore des agriculteurs, ils sont les premières victimes d’une « digitalisation » forcée qui privatise les profits et socialise les pertes. Cinglant, Damien Lelièvre conclut : « ma banque s’en fout, c’est la sécu qui paye et quand on l’aura coulée, on vendra des assurances burn out. »
Les néobanques n’arrangeront rien. Si l’auteur entend parfaitement que les clients se tournent vers les « pure-players », moins chers que les banques traditionnelles, il ne manque pas de rappeler que ceux-ci restent pour la plupart des filiales des grands groupes bancaires, bien qu’ils le taisent pour conserver une image jeune et révolutionnaire. Le modèle des néobanques est le low-cost et en cela, elles n’ont rien d’innovant : « elles liquident les employés pour laisser les clients faire le travail ». Passée l’inscription qui est souvent très facile, les clients rencontrent des frictions dès que le profit est menacé : « les banques en ligne concentrent ce qui est rentable et rendent presque impossible ce qui est coûteux pour une banque ». Il faut avoir tenté de régler un problème avec un chatbot pendant des heures pour le réaliser. Le temps de revenir à son « ancienne » banque, et cette dernière aura elle aussi, été digitalisée. On n’arrête pas le progrès.
L’intelligence artificielle ne trouve pas non plus grâce à ses yeux. Non seulement son essor dans le milieu bancaire ne correspond à aucun besoin exprimé par les clients, mais celle-ci sert avant tout à préparer un avenir dans lequel le conseiller devient un algorithme. Comme a pu l’expliquer le PDG d’Orange Stéphane Richard « Je ne sais pas ce qu’il restera du conseiller bancaire dans dix ou vingt ans. Watson [l’IA d’IBM] ne fait pas le pont ni les 35 heures. » Quant aux promesses de « personnalisation » de l’IA, elles sont pour Lelièvre caduques par principe : « savoir proposer des produits personnalisés est d’autant plus facile qu’en réalité on doit refourguer à peu près les mêmes à tous les clients, on fait seulement croire que c’est personnalisé en reformulant les besoins du client avant de présenter la solution. » Et pendant que les banques se digitalisent, il devient de plus en plus difficile de faire un dépôt d’espèce (certaines banques l’ont même rendu payant…). Les clients sont donc sommés de s’équiper d’un smartphone, sans quoi la relation bancaire, agences fermant, devient de plus en plus difficile. Le marché promet de se structurer, demain plus qu’hier, vers une relation bancaire à deux vitesses, marché de masse d’un côté, clients à valeur ajoutée de l’autre. L’aboutissement de la mécanisation des ventes pour Lelièvre, c’est « un mobile pour les pauvres, de l’humain pour les riches »
Les inquiétudes de l’auteur s’étendent à ce nouveau marché qui s’ouvre aux banques, celui des données personnelles. Le risque bien sûr, est de gravir les marches vers une forme de « crédit social » à la chinoise. En Europe, l’air de rien, les modalités d’accès aux applications se font de plus en plus intrusives (reconnaissance faciale à la Sogé, empreinte veineuse à la Barclays), et interrogent directement l’usage qui pourrait être fait de telles données biométriques dans un scénario maximaliste, notamment vis-à-vis des Etats. Ceux-ci récoltent déjà quantité de données via le fichier national des incidents de remboursement des crédits (FICP), le fichier central des chèques (FCC), ou encore TRACFIN (lutte contre la fraude et le blanchiment d’argent). Non seulement les banques savent déjà tout de nous à travers nos achats (avec qui on sort et où, nos assurances, nos crédits, jusqu’à nos remboursements de sécurité sociale), mais elles ont un pouvoir de sanction (saisie sur compte – par le biais d’un huissier, jusqu’à sa fermeture). Certaines de ces opérations qui incombaient autrefois au service contentieux – des êtres humains – sont elles aussi transférées à des algorithmes, souvent aveugles aux situations particulières.
Faut-il vraiment pleurer sur la disparition des escrocs en costard, demande Damien Lelièvre à ses lecteurs ? A l’inverse, faudrait-il se réjouir de l’enlaidissement consumériste du monde ? De sa mise en algorithme ? « J’aimerais surtout que les gens redeviennent vivants. Qu’ils oublient leur téléphone, se voient et se parlent pour de vrai, ici et maintenant, et puis demain aussi. »
Force de vente : dans la peau d’un conseiller financier (Editions Le Monde à l’envers, 2020. 100 pages)
A lire absolument.
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.
Intéressant ! Un secteur de plus à balancer sur le tas des « digitalisés » sans recul, concertation ou intérêt autre que financer. Il serait temps de remarquer la nature systémique de ce qui se joue derrière tout ça, avant qu’on ait fini de tout cramer (nos corps, nos cerveaux, nos ressources, notre temps et nos semblables) pour nourrir un chatbot.
Merci pour ton article, j’en retiens cette phrase glaçante : « Ma banque s’en fout, c’est la sécu qui paye et quand on l’aura coulée, on vendra des assurances burn out. »
Ton article est meilleur que le livre, qui, bien que très court, survole tout de même certaines évolutions, quand on voudrait en savoir plus sur les modalités qui bousculent la banque. Il pointe par exemple (trop rapidement), comment les conseillers bancaires sont classés par leurs entreprises et sont rattachés à des profils de clients eux aussi notés par les banques, sans qu’il nous soit dit jamais comment les clients que nous sommes sont évalués (sans que nous ayons d’ailleurs accès à ces classements, jamais). Les conseillers bien notés, comme les clients bien notés bénéficient de bons taux, de gestes commerciaux… renforçant les discriminations à l’oeuvre comme dans n’importe quel système de calcul et ce d’autant que les plus éduqués et les plus riches maîtrisent mieux que les autres les modalités de recours, de contestation…. Damien Lelièvre rappelle d’ailleurs que les plus pauvres, via les frais d’incidents bancaires, rapportent pourtant 39% des revenus quotidiens des banques (« un prélèvement automatique rejeté en raison d’une insuffisance de provision coûte moins de 10 centimes à traiter pour ta banque, mais elle te le facture jusqu’à vingt euros »). Il y souligne l’aberration du crédit renouvelable, devenu encore plus facile dans les applications bancaires, puisqu’il suffit d’un clic pour l’activer… Il y souligne très bien combien les techniques de ventes visent plus à obtenir ton renoncement à refuser que ton consentement. Il y décrit la robotisation du travail, notamment lors du phoning, qui consiste à suivre des scripts depuis des interfaces bridées et conçues pour générer du stress pour le conseiller. Des interfaces qui cible des clients avec des motifs d’appels et qui enregistrent chacune des interactions de la relation client. Il y souligne très bien combien les conseillers bancaires travaillent à leur propre disparition, combien le traitement vise à l’automatisation la plus totale. Son constat, cynique, est assez glaçant oui, mais tient surtout du pamphlet. Il souligne combien les transformations numériques sont profondes et comment nul ne semble avoir la main sur celles-ci. En tout cas, surtout pas le client, pris dans les pièges que ces systèmes opaques et dénués d’humanité multiplient autour de lui.