Je me suis entretenu récemment avec Mélinée Le Priol, journaliste chez La Croix. L’article, « L’intelligence artificielle est une question politique » est paru le 15 novembre 2025. J’y présente quelques analyses du moment « IA » que nous traversons, et les manières avec lesquelles il me semble pertinent d’ouvrir ces débats – en dehors des spéculations, en regardant comment l’IA est appropriée et ce qu’elle fait au social, pour le dire simplement. Une partie de cet entretien m’a valu un petit « shitstorm », je m’en explique ici.
L’article : Irénée Régnauld, sociologue : « L’intelligence artificielle est une question politique »
Sur le réseau social BlueSky, un follower a très gentiment partagé un lien vers cet article de huit pages (derrière un paywall), en extrayant, comme c’est souvent la coutume, une citation qui vient en réponse à une question. Le contexte : je dresse les quelques limites des régulations « par le haut » (type règlement ou lignes rouges), et « par le bas » (via la régulation des usages individuels). Je pose l’importance de regarder aussi « le milieu ». Le Priol demande « Et quel est ce milieu ? », une partie de ma réponse (figurant dans le message sur BlueSky) est :
« C’est une question de politique technologique. Qui y gagne, qui y perd ? Comment ces technologies redistribuent-elles les rôles sociaux ? Avant l’invention de la machine à laver, les femmes se retrouvaient au lavoir. Et après ? Moulinex a libéré la femme ? Non : c’est toujours elle qui s’occupe du linge, mais elle voit moins ses voisines. Voilà ce qu’il faudrait regarder avec l’IA. »
Les reproches :
Cette citation a apparemment choqué un certain nombre de personnes. J’ai récolté quelques interrogations, des insultes, un appel à la violence (pas méchant – des claques – mais quand même), une assignation en « technocritique réac’ ». À tort ou à raison (peu importe), cette phrase a été interprétée des manières suivantes (sans hiérarchie), autant de choses que je ne dis pas :
- J’aurais suggéré que le lavoir était préférable à la machine à laver.
- Je négligerais le gain de temps permis par les machines à laver.
- Je laisserais entendre que les femmes seraient passives, alors que le temps libéré peut tout à fait permettre de se socialiser.
- Je romantiserais la vie de village et l’activité au lavoir.
- Cet exemple n’aurait rien à voir avec l’IA.
Le contexte de l’entretien :
Il faut tout d’abord comprendre que cette phrase est extraite d’un long article. Lui-même issu d’une conversation qui a duré trois heures. Des choix ont été faits, par moi à l’oral, par la journaliste, qui m’a par ailleurs gentiment permis de le relire. De l’oral à l’écrit, des choses se perdent. Concernant cette citation, si je reste très clinique : il y a eu plusieurs interprétations. Certain·es ont parfaitement compris ce que je voulais dire, d’autres non. Je ne souhaite pas ici renvoyer les « mauvaises interprétations » à des erreurs de jugement et encore moins incriminer qui que ce soit, mais je crois qu’elles ont parfois été disproportionnées, voire même contraire à ce que ces personnes souhaitaient défendre (la cause féministe). Je m’en explique.
Pourquoi j’utilise cette image / analogie ?
Parce que je souhaite exemplifier une situation dans laquelle un artefact produit des effets sociaux, par son existence propre. C’est une manière de présenter les technologies comme non neutres : c’est-à-dire qu’en dehors de l’usage qu’on en fait, elles contribuent à produire ou modifier des conduites et des organisations sociales. C’est parfois intentionnel, parfois hasardeux, souvent assez pluriel (les technologies ne dictent pas toujours complètement les conduites, elles y contribuent). Avant de revenir sur machine à laver de la discorde, voici d’autre images qui marchent bien pour décrire la non neutralité des techniques :
- Le slogan « Guns don’t kill people, people kill people » (les armes ne tuent pas les gens, ce sont les gens qui tuent les gens). Cette formule, utilisée par le lobby des armes aux USA (NRA) sert à dédouaner les vendeurs d’armes en reportant leurs effets (tuer des gens) sur des conduites individuelles. Cela évite d’interroger une culture qui autorise la vente d’armes, et l’effet évident de ce choix de société : des morts.
- Un autre exemple qui fonctionne bien est l’échographie. Le philosophe des techniques néerlandais Peter Paul Verbeeck explique que l’introduction de cette technologie en obstétrique a profondément modifié l’expérience de la grossesse et son interprétation : le statut du fœtus change, il est distingué du corps de la mère. Il intègre des normes médicales nouvelles qui font de lui un patient potentiel. Le « voir » avant la naissance change potentiellement le rapport à la parentalité (pour en savoir plus, cliquez ici).
- Un dernier, plus proche de notre sujet, est celui des caisses automatiques dans les supermarchés. Un des arguments à leur déploiement a été qu’elles pouvaient faciliter la vie des caissières qui « bipent » toute la journée. La réalité montre que ces caisses dégradent le travail en imposant une station debout et un contact avec les clients dans des situation de conflit. Les enquêtes sociologiques sur les caissières ont par ailleurs montré que leur métier ne consiste évidemment pas qu’à biper.
- On trouvera d’autres exemples d’effets plus ou moins inattendus d’artefacts divers chez les historiens des techniques, comme le verre aux fenêtres qui permet de voir à l’intérieur des logements plus tard en soirée, et contribue à modifier les conduites sociales dans le foyer (Lewis Mumford).
On pourrait retenir de ces exemples un concept qui ramasse bien tout cela, celui d’affordance. L’affordance désigne la capacité qu’a un objet à suggérer une utilisation et des comportements. Je conseille à ce sujet l’excellent livre de Jenny L. Davis How artifacts afford (MIT Press, 2020, non traduit), qui parle beaucoup des caddies de supermarché, pour rester dans le thème. J’en ai fait une chronique ici. On notera qu’ici, il n’est pas question de juger les artefacts (bien ou mal), mais d’en apprécier les effets potentiels. C’est ce que je tente de faire avec l’IA dans le reste de l’article, où je dresse également un certain nombre de critiques plus normatives.
D’où vient cette histoire de machine à laver ?
Ma découverte de ce cas est à trouver chez le politiste Richard Sclove dans Choix technologiques, choix de société, Editions Léopold Mayer, p. 5-6. Sclove raconte comment dans un village en Espagne, l’introduction de la machine à laver a reconfiguré les rôles sociaux, je le cite :
« Au début des années soixante-dix, l’eau courante a été installée dans les maisons du petit village d’Ibieca, dans le Nord-Est de l’Espagne. Les canalisations arrivant directement dans leurs maisons, les Ibiecains n’avaient plus besoin d’aller puiser l’eau à la fontaine du village. Petit à petit, les familles ont acheté des machines à laver, et les femmes ont cessé de se rassembler au lavoir pour faire la lessive à la main. La technologie a permis la suppression de tâches pénibles, mais la vie sociale du village a connu un changement inattendu. La fontaine et le lavoir publics, qui avaient été les lieux d’une interaction sociale intense, ont été pratiquement désertés. Les hommes ont commencé à perdre l’intimité qui les liait aux enfants et aux ânes qui les aidaient jusqu’alors à transporter l’eau. Les femmes ont cessé de se rassembler, de se réunir au lavoir où leurs commérages, pendant la lessive, sur les hommes et la vie du village avaient un véritable poids politique. Rétrospectivement, on peut dire que l’installation de l’eau courante a contribué à rompre les liens très forts que les Ibiecains entretenaient les uns avec les autres, avec leurs animaux et avec la terre, liens qui leur avaient permis de former une communauté. »
On pourrait voir dans cette citation un reste de romantisme (Sclove ne l’est pas du tout, et s’en explique après). Il faut donc doubler cette citation d’autres travaux qui ont porté sur la non-redistribution des rôles et des tâches avec l’électroménager. Une occurrence précédente, souvent la plus citée, est à trouver chez Ruth Schwartz Cowan, qui explique dès 1985, dans More work for mother (lien) que le temps dédié au travail domestique n’a, en moyenne, pas baissé depuis les années 1870 dans les foyers américains, avec l’arrivée de nouvelles technologies telles que la machine à laver ou le micro-onde. On appelle d’ailleurs cela le « Paradoxe de Cowan ».
Ses travaux ont depuis été actualisés, notamment par deux chercheuses spécialistes des questions relatives au technoféminisme, Helen Hester et Nick Srnicek, dans leur ouvrage After Work: A History of the Home and the Fight for Free Time, Verso Books, 2023. Un bon résumé ici. Je ne referai pas la démonstration mais je vous cite également un passage qui me semble aller dans le sens de mon intervention :
« La technologie, à elle seule, ne suffit pas à réduire le travail ; les dispositifs pris isolément s’inscrivent dans un système sociotechnique plus large, et leurs effets sont médiés par ce contexte. Les évolutions des normes et des attentes sociales, la nature de la division genrée du travail, la configuration du foyer (par exemple multigénérationnel, collectif, nucléaire) contribuent toutes à déterminer si les appareils supposés économiser du travail sont effectivement capables de le faire. Tout projet visant à utiliser la technologie pour réduire le travail de reproduction sociale aurait intérêt à garder ces facteurs en tête. »
Notez qu’une des deux autrices en dit plus dans un épisode du podcast « The good robot » où le parallèle est fait avec les technologies dites modernes (dont l’intelligence artificielle). Je suppose qu’on pourrait trouver de multiples autres enquêtes sur ce sujet. Je précise au passage que nous avons, avec ma co-autrice, repris cette histoire de machine à laver dans le livre Technologies partout, démocratie nulle part (FYP, 2020), et usé cette image jusqu’à la corde sans avoir choqué personne jusque-là.
Quels sont les effets que je souhaite décrire ?
Les éléments qui me semblent intéressants dans ces différents écrits et enquêtes sont assez simples. Contrairement à certains arguments-marteau des vendeurs de machine à laver (et plus largement, d’électroménager comme Moulinex), ces appareils ne « libèrent » pas les femmes ou, à tout le moins, il faudrait être beaucoup plus nuancé. Ces travaux décrivent plusieurs effets qui ont été constatés : une individualisation de l’activité, une hausse des standards de propreté conduisant à laver plus de linge plus souvent et même, dans certains cas, une charge supplémentaire, la machine à laver ayant permis de « remplacer » des domestiques ! Quant au temps gagné, dans More work for mother, Ruth Schwartz Cowan explique que c’est tout à fait discutable. Pour ma part, je me contente de rappeler le manque de redistribution des rôles genrés dans l’activité de lavage de linge.
Ces effets apparaissent-ils forcément ? Sont-ils permanents ?
Non. Comme l’expliquent les autrices ci-dessus, et comme le montre plus généralement l’école sociotechnique, le contexte compte. L’organisation autour de la machine compte. La disposition des machines compte. Il existe des machines collectives en bas de certains immeubles. Il existe des laveries publiques. Il existe tout un tas de machines à laver (y compris low-tech). On peut continuer longtemps comme ça : certains hommes font le ménage et lavent le linge, etc. C’est évident. Normalement, vous ne devriez pas entendre un sociologue dire l’inverse.
Est-ce que c’était mieux avant ?
Non. Enfin, je n’ai pas connu le lavoir, même si j’aime bien en voir, mais je réalise parfaitement que ce devait être une corvée. Il m’arrive de laver du linge à la main (la laine par exemple), et que des pulls traînent quelques jours avant que je m’y mette. Vous aurez compris que ce n’est pas vraiment le sujet de mon intervention. Quant à la vie de village, je ne suis pas là pour la défendre ni la critiquer. Il est évident que la ville fut, et est encore un refuge pour échapper au regard des autres, aux commérages, etc. C’est d’ailleurs ce qui me distingue clairement des technocritiques « réactionnaires », de pas mal de naturiens et autres anarcho-primitivistes : je suis attaché à la ville. Certaines de ces critiques remontent d’ailleurs assez loin dans la chaîne technique : la machine à laver est un artefact de plus dans un réseau (électrique, conduites d’eau, mode et vente de vêtements, etc.). Ce n’est pas sans intérêt d’ailleurs.
Est-ce que les machines à laver font gagner du temps ?
Comme on l’a vu, certain·es chercheurs·es ont plutôt répondu négativement, mais encore une fois, ce n’était pas vraiment le sens de mon intervention. D’ailleurs, il faut être honnête : les chercheurs ne sont pas tous d’accord entre eux. L’économiste Coréen Ha-Joon Chang par exemple, reprend dans son ouvrage 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme (Le Seuil, 2012) des données l’US Rural Electrification Authority qui indiquent que « l’introduction de la machine à laver et du fer à repasser électrique a divisé par 6 ou presque le temps nécessaire pour laver 17 kg de linge (…) ». On notera que cette donnée brute ne tient pas compte de la fréquence de lavage, ce qui a son importance : on a plus de linge aujourd’hui que dans les années 1950. En fait, on peine à mesurer le temps gagné car la machine à laver a reconfiguré l’activité même de lavage : la société a bougé. C’est tout. Les retirer aujourd’hui ferait évidemment perdre du temps, c’est évident. Le temps libéré peut-il permettre de se lancer dans de nouvelles activités ? Probablement. Mais en termes de répartition des tâches selon le genre, je vous laisse aller fouiller les statistiques de l’INSEE.
Le rapport avec l’IA ?
Il faut lire la suite de l’article et pas juste une phrase pour le découvrir. L’article étant derrière en paywall, pour rémunérer les journalistes qui y travaillent, je ne le posterai pas ici. En résumé : l’IA (en l’occurrence, les modèles de langage) mérite maintes critiques et je ne m’en prive pas, mais je crois que nous gagnons à les saisir par les bonnes prises. Je tente pour ma part de construire ou de consolider une critique sociale par les jeux de pouvoir, notamment depuis le monde du travail. Je crois que c’est complémentaires à certaines approches géopolitiques qui, si elles sont vraiment nécessaires, laissent ces sujets en dehors de notre portée.
La suite de la phrase peut vous éclairer un tout petit peu plus :
« Dans les centres d’appels, on installe des IA pour que le téléconseiller réponde « mieux » aux questions du client : la machine surveille, par exemple, la tonalité de la voix. Entre l’avant et l’après IA, qui a plus de pouvoir, et qui en a moins ? Qui est surveillé alors qu’il ne l’était pas, et qui surveille alors qu’il ne pouvait pas le faire jusque-là ? »
Faut-il supprimer les machines à laver ?
Non.
Conclusion :
J’espère avoir clarifié mon propos. Ce que je cherche à faire, avec cette analogie, est assez simple : rappeler que la promesse de libération par la technologie est toujours conditionnelle. Les artefacts peuvent alléger certaines tâches, mais ils peuvent aussi individualiser des activités, déplacer des contraintes, renforcer des normes (par exemple de propreté) ou reconduire des divisions genrées du travail. C’est ce type de questions que je propose qu’on se pose aussi à propos de l’IA : qui est réellement soulagé, qui est surveillé, qui gagne du pouvoir, qui en perd ? Ceci n’enlève pas l’importance d’autres questions, par exemple écologiques, mais qui offrent moins de prises.
Je regrette que certaines personnes aient pu ouvertement écrire que « Si, Moulinex libère la femme », tout en sous-entendant que ma phrase était misogyne. C’est une erreur d’appréciation. Je prends acte d’une certaine ambigüité mais je crois qu’elle ne méritait pas des insultes, des blocages et des accusations hasardeuses. Tout le monde est un peu tendu en ce moment. Les réseaux sociaux ne facilitent pas les choses. Il serait sans doute utile de se parler avant de s’insulter. Et de lire les articles en entier.
