Les commencements de l’ère spatiale sont bien souvent réduits à quelques grands moments : Spoutnik, Gagarine en orbite, Armstrong sur la Lune. Ces exploits techniques suffiraient à traduire une période marquée par la guerre froide et les impulsions de personnalités bien identifiées, de l’ingénieur allemand Wernher Von Braun, transféré aux Etats-Unis dans l’après-guerre et mis au service de la Nasa, au Président Kennedy, héraut du programme Apollo. Si elle n’est pas inexacte, cette façon de présenter l’histoire ignore sciemment un acteur majeur du programme spatial américain : la société civile. Dans son livre Apollo in the age of aquarius (Harvard University Press, 2017, non traduit), l’historien Neil M. Maher ausculte les nombreux points de contact entre la Nasa et les contestations sociales des années 1960-70. Son enquête interroge la façon dont le combat pour les droits civiques, les mouvements antimilitaristes ou encore les luttes féministes et environnementales ont perçu, critiqué et même radicalement réorienté le programme spatial américain.
Un article publié à l’origine e sur le site (hautement recommandé) Humanités spatiales
La Lune : une diversion pour le mouvement des droits civiques
Non, le lancement de la fusée géante Saturn V de la mission Apollo 11 n’a pas soulevé toutes les foules. Le 15 juillet 1969, alors qu’un million de personnes sont réunies au Kennedy Space Center pour voir décoller les premiers hommes sur la Lune, on y croise également quelques récalcitrants. Parmi eux 25 familles afro-américaines, pauvres, menées par le pasteur Ralph Abernathy et accompagnées de deux mules et une carriole faite de bois. Ils ne sont pas fondamentalement opposés au vol habité vers la Lune, mais désireux de mettre en évidence l’immense contraste entre leurs conditions de vie et le programme spatial. A plusieurs reprises le pasteur Abernathy rencontre Thomas O. Paine, administrateur de la Nasa, allant jusqu’à l’exhorter à mettre à profit les connaissances des scientifiques et ingénieurs de l’agence pour régler les problèmes sociaux du pays. La réponse de Paine : « si nous pouvions résoudre la pauvreté aux Etats-Unis en n’appuyant pas sur le bouton pour envoyer des hommes sur la Lune, alors nous n’appuierions pas sur ce bouton. »
L’incompréhension entre les deux hommes illustre une période riche en paradoxes : alors que le gouvernement alloue des sommes vertigineuses à l’espace (le programme Apollo aura coûté 150 milliards de dollars – actuels – aux contribuables américains), un cinquième de la population du pays ne mange pas à sa faim, est privé d’habits, de médicaments ou d’un logement décent. Les inégalités sociales et raciales explosent, et l’Amérique produit les pièces d’ingénierie les plus chères de son histoire. C’est ce sens des priorités pour le moins discutable qui motive l’engagement d’Abernathy. Entre 1964 et 1968, ajoute l’historien, trois cents émeutes ont lieu dans plus de deux cents quartiers pauvres de grandes villes américaines. Si les violences policières en sont la cause principale, la piètre qualité des logements arrive en seconde position. En 1966, le congrès impose des coupes budgétaires 17 fois plus importantes au programme de développement urbain qu’à la NASA. L’alunissage des astronautes américains en 1969 est quant à lui, boycotté par de nombreux afro-américains. A New-York, loin des représentations hollywoodiennes affichant une humanité rivée devant les écrans lors de l’événement, « 50 000 personnes, majoritairement afro-américains et amateurs de musique s’attroupent au Harlem Cultural Festival où l’annonce de l’alunissage sera faite sous leurs huées ». La conquête spatiale est « blanche » et le mouvement des droits civiques l’accuse de masquer les inégalités raciales. La politique de recrutement de la Nasa n’aide en rien : en 1965, trois pour cent seulement de ses 34 000 salariés sont afro américains… Et les critiques n’en restent pas à la rue. Neil M. Maher rapporte les nombreux gros titres et œuvres diverses qui moquent un programme spatial complètement déconnecté des besoins réels de la population. En 1970 par exemple, dans sa chanson « Whitey on the moon », Scott Heron met en miroir la pauvreté des quartiers populaires et le voyage sur la Lune : « Un rat a mordu ma sœur, mais le blanc est sur la Lune. Je ne peux pas me payer le médecin, mais le blanc est sur la Lune ».
Pour la Nasa, il devient de plus en plus difficile d’ignorer ces attaques directes, auxquelles se joignent des personnalités comme Martin Luther King, Malcom X et même Ted Kennedy, frère du défunt président. Dans les sondages, le soutien des américains au programme spatial s’essouffle, comme le montre l’analyse de l’historien Roger D. Launius 1. Hormis un pic en octobre 1968, (au moment où la mission Apollo 7 démontre la capacité des USA à envoyer des hommes dans l’espace et à se confronter à l’URSS), la Nasa doit sans cesse reconquérir sa légitimité. Pour faire face à la situation, l’agence envisage très tôt son rôle dans la résolution de certains problèmes sociaux. Dès 1963, écrit Neil M. Maher, elle explore lors d’une première conférence « Space, science and urban life » 2 la manière dont les technologies issues de l’espace sont déclinables à des fins de recyclage des déchets, de traitement d’eaux usées et pour gérer la pollution de l’air. Sous la pression des critiques, les premiers programmes de lutte contre la pauvreté et l’habitat indigne sont mis en place dans le cadre de l’opération « Breakthrough » lancée par le Département du Logement et du Développement urbain à la fin des années 1960. Un vaste programme urbain, le Summit Plaza Complex, est notamment lancé dans le New Jersey et comporte des systèmes d’évacuation des déchets proches de ceux utilisé dans les capsules spatiales.
Cependant, tempère l’historien, la plupart des autres projets en restent aux phases de test. Si la pression exercée par les activistes du mouvement des droits civiques a bel et bien forcé les administrateurs de la Nasa « à faire atterrir la conquête spatiale », et à revoir leurs orientations, l’engagement de l’agence est loin d’être permanent et reste « plus de l’ordre des relations publiques, et du vœu pieu, que d’un réel miracle technologique ».
Dans la tourmente des mouvements anti-guerre
Alors que la guerre du Vietnam bat son plein, la contribution de la Nasa au conflit prend plusieurs formes, et suscite de nombreuses critiques. Historiquement, les liens entre l’agence et l’armée sont confidentiels, voire clandestins. Depuis sa création en 1958, la Nasa n’est pas autorisée à s’associer à la fabrication d’engins militaires ou balistiques. La situation au Vietnam change la donne. L’armée américaine y est aveugle : elle est incapable de voir l’ennemi sous la canopée, et cela rend les opérations et les frappes inefficaces. L’amélioration de la visibilité devient l’un des plus grands chantiers technologiques, auquel la Nasa est associée. En interne, on justifie cette participation en arguant que l’agence ne développe rien « qui tire des balles ou des missiles sur quelqu’un ». En 1965, son administrateur, James Webb, créée le NASA Limited Warfare Comittee et alloue trente-cinq ingénieurs et un demi-million de dollars à différents projets censés contribuer à l’effort de guerre au Vietnam. Parmi ceux-ci, la mise en orbite de caméras pour anticiper les changements météorologiques, le parachutage de sismomètres mis en réseau afin d’identifier les mouvements au sol, ou encore le Project Moonlight (également appelé Project Able, ou Project Reflector), un miroir orbital de plus de six mètres de large à trente-cinq kilomètres d’altitude et supposé éclairer de nuit les ennemis dans la jungle.
Ces projets ne verront pas le jour. Le miroir orbital rencontre une forte opposition de la part de la communauté scientifique et des astronomes 3 . Plus généralement, la militarisation de la Nasa suscite de vives critiques venant des étudiants et de la la nouvelle gauche (notamment de groupes disposant de forts échos tels que le Free Speech Movement à Berkeley et la Student for a Democratic Society (SDS) qui comptait 100 000 membres en 1968). Au MIT, un certain Noam Chomsky créée le « Science Action Coordinating Committee » (SACC) dans le but notamment de dénoncer les liens entre espace, monde militaire et recherche académique (« military industrial Academic complex ») sur son campus. Les contestations de scientifiques et d’étudiants ont des répercussions politiques directes : en 1972 par exemple, le sénateur Gaylord Nelson demande que les dégâts écologiques causés par l’armée américaine au Vietnam soient évalués par l’académie nationale des sciences.
Franklin Morse “Didn’t I Promise You the Moon?” (Los Angeles Herald Examiner, May 202, 1969, from Maher, 2017, 234)
Là encore, la Nasa ne reste pas insensible à ces critiques. Alors que s’ouvre une période historique de détente marquée par le relâchement des tensions avec l’URSS, l’agence réoriente certaines de ces technologies militaires et d’espionnage à des fins civiles. Les satellites Landsat sont utilisés pour photographier la Terre et réaliser différents inventaires en vue d’améliorer la gestion des ressources naturelles, aux Etats-Unis et dans certains pays du tiers-monde. D’abord perçu comme une forme d’ingérence (en 1975, plusieurs pays en voie de développement parmi lesquels l’Argentine, le Chili, le Venezuela et le Mexique font une proposition à l’ONU pour interdire que la Nasa puisse réaliser ces mesures sans le consentement des pays photographiés), les données récoltées par la Nasa sont utilisées par plus de 50 nations en 1977. A l’Est, des programmes équivalents sont mis en place (avec la création de l’Intercosmos Council en 1967) pour promouvoir la coopération dans les pays communistes. L’URSS tient la dragée haute au bloc de l’Ouest en envoyant plusieurs cosmonautes étrangers dans l’espace, et notamment un vietnamien.
La progressive réorientation de l’agence vers la science et l’environnement
En 1966, Stewart Brand, créateurs du Whole Earth Catalog et adepte de LSD s’interroge sur un toit de San Francisco : pourquoi n’existe-t-il pas de photo de la terre entière prise depuis l’espace ? Il fait distribuer badges estampillés « Why haven’t we seen a photograph of the whole Earth yet? » et commence un ingénieux lobbying auprès des administrateurs de la Nasa pour que la photo soit prise. C’est chose faite en 1972, ce qui nécessite entre autres choses de dévier la trajectoire d’Apollo 17. La photo « Blue Marble » – portrait de la planète Terre flottant dans le vide de l’espace, soulignant sa fragilité – est mondialement connue et fait encore office de fond d’écran de nombreux d’iPhone. Pour beaucoup, elle est un symbole du combat environnemental. Mais cette histoire, écrit Neil M. Maher, demande quelques corrections. Plusieurs photos de la Terre avaient déjà été prises avant « Blue Marble » et, comme cette dernière à ses débuts, elles ne suscitèrent aucune prise de conscience écologique : « regarder la Terre depuis l’espace à la fin des années 1960 symbolisait l’unité globale, et non pas l’environnement » souligne Neil M. Maher. En réalité, c’est bien sous la double pression des mouvements écologistes et scientifiques que la Nasa commence à associer les photos spatiales aux problématiques écologiques dans les années 1980, et ce sont bien ces contestations qui amènent l’agence à réorienter son programme vers des fins scientifiques.
Plus précisément, dans les années 1960, la Nasa fait face à deux fronts de critiques portant sur la science et l’environnement. D’abord les mouvements populaires : ceux-là dénoncent la pollution de la faune et de la flore à Cape Canaveral (qui sert de base de lancement), mais aussi la « poubellisation » de l’espace. En 1965, Buzz Aldrin lâche dans le vide spatial un équipement inutile afin d’économiser du carburant, suscitant cette réponse humoristique de Houston : « Keep space clean ». Alors que la question des débris spatiaux se fait plus sérieuse, cette réplique devient un slogan. Neil M. Maher passe en revue de nombreux titres et dessins de presse qui accusent non seulement la NASA de polluer la Lune, mais aussi de détourner l’attention des problèmes de pollution sur Terre 3. Dans le Evening Bulletin, les astronautes sont même comparés à des punaises de lit… Une vague de protestation monte, à laquelle se joignent des scientifiques de la Nasa – deuxième front de critiques – qui déplorent le manque de moyens dont ils disposent. Lors des missions sur la Lune par exemple, le matériel scientifique est réduit pour gagner de la place. Y compris en interne, l’intérêt du vol habité est contesté. George Kistiakowsky, chimiste ancien conseiller d’Eisenhower, résume bien le sentiment général en affirmant que le programme spatial américain est un « spectacle technologique » peu soucieux de la science.
Ces années de remise en cause virulente poussent la Nasa à opérer un véritable revirement stratégique au tournant des années 1970. L’agence agit alors sur deux plans. Localement d’abord, en soutenant un certain nombre de programmes de protection de la faune et de la flore à Cape Canaveral : réintroduction des pélicans, protection des tortues de mer… Dans la boutique de l’agence, les anciennes cartes postales vantant la puissance technologique laissent place à des mises en scène alliant matériel spatial et paysages naturels. Mais le changement d’image que souhaite opérer la Nasa n’est pas seulement cosmétique, souligne Neil M. Maher. Des changements plus structurels sont également enclenchés. D’anciennes technologies, comme Landsat, sont réorientées dans le but effectuer des mesures diverses dans l’atmosphère et contrôler la pollution. L’agence commence également à considérer le fait de développer de nouvelles technologies à des fins purement scientifiques. C’est le cas avec Seasat pour l’étude des océans, et surtout Nimbus 7, satellite météorologique qui permet notamment de déterminer le bilan radiatif de la Terre et de mettre en évidence le trou dans la couche d’ozone. Les scientifiques de la Nasa apportent une attention particulière à la lisibilité de leurs données, faisant notamment travailler des agences pour rendre la connaissance produite lisible et interprétable par des humains.
Des femmes dans l’espace
A l’instar des mouvements antimilitaristes et écologistes, le mouvement féministe aura une profonde influence sur le fonctionnement de la Nasa. Neil M. Maher livre ici une anecdote qui cristallise l’état du débat ; quand Sally Ride, première américaine dans l’espace, refuse un bouquet de fleur à sa descente de la navette Challenger en 1983. Je suis juste « one of the guy » (un membre de l’équipage comme les autres), se justifie-t-elle, rejetant tout traitement différencié lié à son genre. Pour en arriver là (Sally Ride entre à la Nasa en 1978), il aura fallu une intense pression de la part des mouvements de la seconde vague féministe, et notamment The National Organization for Women (NOW) qui des années durant, font front commun contre la culture profondément sexiste qui domine alors à la Nasa.
Ce sexisme s’exprime de mille façons. Les femmes sont présentées comme trop fragiles et trop futiles pour supporter les conditions extrêmes de l’espace. Le célèbre écrivain Isaac Asimov par exemple, s’inquiète des effets d’un tel environnement sur leurs organes reproducteurs, pendant que d’autres ironisent sur leur cycle menstruel. Jusqu’à dans la presse mainstream, elles sont objectifiées et sans cesse renvoyées à leur rôle de mère, de cuisinière, de partenaire sexuel. Lors d’une conférence, Wernher Von Braun, balayant l’idée d’envoyer des femmes dans l’espace, explique qu’une charge utile de 50Kg est tout de même prévue à bord pour les « équipements de loisir »… Comme le suggère cette remarque, écrit l’historien : « au début des années 1960, les femmes désirant devenir astronaute disposent de deux options : ménagère ou putain ».
Pendant ce temps, les corps des astronautes hommes sont, eux, idéalisés. Les combinaisons spatiales sont conçues à partir de mesures stéréotypées de leurs corps et souvent comparées aux armures médiévales. Avant d’envoyer des hommes dans le vide spatial, la Nasa y avait envoyé des animaux et finance même un projet consistant à y envoyer des patates. Cependant, les conditions extrêmes d’un tel voyage sont associées à une forme de virilité qui trouve de plus en plus de détracteurs, à plus forte raison qu’en URSS, Valentina Terechkova effectue son premier voyage en 1963… Aux Etats-Unis en 1969, quelques mois seulement avant les premiers pas sur la Lune, les sondages dévoilent que 46% des américains y sont favorables, mais seulement 32% des femmes. Le sexisme de l’agence contribue à aggraver la perte de popularité de l’agence auprès du grand public : une « Nasa Fatigue ». Pourtant, les femmes ne sont pas proprement exclues du programme : pour y accéder, il faut néanmoins cumuler 1500 heures de vols dans des appareils de combat qui leur sont inaccessibles depuis 1948 et le « Women’s armed service integration Act ».
Neil M. Maher redonne aux femmes qui mènent la lutte pour accéder à l’espace une place de premier plan. Jerri Cobb et Jane Hart par exemple, toutes deux sélectionnées pour le programme indépendant Mercury 13, financé sur fonds privés pour effectuer des tests physiologiques identiques à ceux des astronautes de la Nasa (on retrouve notamment parmi les femmes de ce programme Wally Funk, devenue à 82 ans la personne la plus âgée à voyager dans l’espace 4.
Bien que Mercury 13 ait été dissoute, l’expérience conduit la Nasa à revoir son fonctionnement et à organiser ses propres tests. Ceux-ci sont plus que concluants : les résultats des femmes sont non seulement bons, mais parfois meilleurs que ceux des hommes. Elles se remettent plus vite des tours en centrifugeuse, gèrent mieux le stress que le groupe de contrôle masculin et de façon générale, supportent mieux le chaud, le froid, la solitude et le bruit. Ces résultats suscitent d’ailleurs des débats au sein du mouvement féministe lui-même, alimentant les distinctions entre un « equality feminism » et un « difference feminism ». Dit autrement, faudrait-il promouvoir la femme comme égal de l’homme, quitte à passer au second plan les différences biologiques, ou admettre ces différences, quitte à admettre qu’une véritable égalité des sexes est inatteignable ? Comme le pose l’auteur : « pour simplifier, la meilleure façon pour les femmes de combattre les discriminations de genre consiste-t-elle à être comme les hommes ou à admettre qu’elles sont différentes d’eux ? ».
Le clash entre conservateurs et mouvements issus de la contre-culture
A son arrivée à la Maison blanche en 1969, Nixon engage les Etats-Unis vers un changement de cap en matière économique. C’est la victoire de l’idéologie du tout-marché. Ce revirement ne va pas sans contrepartie : un fort mouvement contestataire et contre-culturel grandit, et remet en cause l’ « establishement ». On retrouve en son sein de nombreux artistes et personnalités, de Jefferson Airplane à Crumb, en passant par Yoko Ono et John Lennon. Ces deux mouvements, radicalement opposés du point de vue des valeurs, trouvent dans la conquête spatiale un terrain d’affrontement supplémentaire.
Les idées néolibérales ont le vent en poupe, et les exploits de la conquête spatiale sont mis à leur service. Nixon fait de la conquête de la Lune un prolongement de l’histoire de l’Amérique, avec ses pionniers et aventuriers, quitte à invisibiliser la quantité d’injustices ayant eu lieu lors de la prise de territoires qui n’ont jamais été vides. En cela, analyse l’historien, il rompt avec le discours de Kennedy de 1960 (« We choose to go to the Moon »), qui souhaitait moins se référer au mythe d’une Amérique glorieuse et conquérante qu’à susciter l’envie d’explorer de nouveaux horizons. Aussi, c’est sous un lobbying intense du clan conservateur que la décision est prise de planter le drapeau américain, et non celui des Nations-Unies, sur la Lune.
Du côté des intellectuels, libéraux et libertariens sont unanimes : la Nasa illustre la rationalité, la domination de la nature et la puissance humaine. Pour la philosophe libertarienne Ayn Rand, deux dieux s’affrontent. Du côté de la Nasa, c’est Apollo(n), qui symbolise la raison, l’ordre et la clarté. De l’autre, Dionysos, dieu du vin, gouverné par ses émotions, ils « représentent le conflit fondamental de notre époque », écrit-elle en 1969 dans essai Apollo 11 5. Dans le camp adverse, Jefferson Airplane lance en 1970 un album-concept « Blows Agains the empire » où des hippies opposés à l’Oncle Sam s’emparent d’un vaisseau spatial pour quitter la Terre. En 1973, il dénonce la poubellisation de l’espace dans sa chanson “have you seen the saucers?”.
Thomas O. Paine, nouvel administrateur de la Nasa, fustige les participants aux mouvements contre-culturels. Pour lui, ce sont des hippies fumeurs d’herbe (ils vivent à « Potland ») et ils conçoivent la technologie comme « inhumaine et responsable des problèmes du monde ». Une accusation qui omet de dire que les mouvements de gauche auxquels il se réfère sont opposés à certains types de technologies seulement. Car au-delà des divergences concernant les mœurs, la religion et l’économie, ce sont bien deux conceptions de la technologie qui s’affrontent. Du côté des contestataires, on lit le Whole Earth Catalog, où sont présentées des technologies démocratiques et conviviales comme des moulins à vent ou des collecteurs de chaleur solaire, utilisables localement. Du côté de la Nasa, qui embrasse pleinement l’idéologie conservatrice, on développe des expérimentations à grande échelle, notamment liées à l’énergie solaire. Est ainsi envisagé un projet, le Solar Energy Panel (SEP), consistant à collecter de l’énergie solaire depuis l’orbite spatiale. Bien que rapidement abandonné, il conduit au développement du solaire sur Terre, puis à développer la « Tech House », un acronyme pour The Energy Conservation House 6, une maison conçue pour les familles américaines de la classe moyenne, et censée permettre 70% d’économie d’énergie. Malgré un marketing soigné (« putting space technology to work in home construction »), le prix des équipements informatiques nécessaires au bon fonctionnement de la Tech House la rende inabordable. Cette dernière, analyse Neil M. Maher, illustre parfaitement le fossé culturel qui sépare la Nasa de ses détracteurs : quand les mouvements issus de la contre-culture pensent le renouvellement technique à travers le changement des conditions de vie, la Nasa opte pour la reproduction de l’ordre social existant : une Tech House occupée par une famille blanche avec deux enfants, une répartition des rôles genrée, le tout en périphérie d’une grande ville.
Cet ordre social, la Nasa le reproduira, peut-être plus inconsciemment, à travers le grand mouvement d’urbanisation lié à son expansion territoriale. Pour loger ses scientifiques et ingénieurs, l’agence construit des campus (comme le Manned Spacecraft Center à Houston, qui deviendra le centre spatial Lyndon B. Johnson) et des quartiers entiers, suivant des schémas urbains particulièrement dévastateurs pour l’environnement. Pour Neil M. Maher, « l’homogénéité de classe et de race, combiné à une vision sexiste du partage des tâches, sans oublier le peu de prise en compte des problèmes environnementaux locaux, débouche sur des communautés mûres pour des politiques de droite ».
Formidablement bien illustré, le travail de Neil M. Maher constitue une somme importante pour qui souhaite approfondir les liens entre l’industrie spatiale et les mouvements sociaux. Apollo in the age of Aquarius réussit le pari de redonner à l’histoire sa complexité, rappelant tout en nuance que les trajectoires de l’innovation technologique sont tributaires d’un fort constructivisme social 7. Car si la Nasa est restée aveugle à certains mouvements (notamment ceux issus de la contre-culture), il est indéniable que d’autres ont eu sur elle un impact important, et inversement. Il est clair par exemples que les mouvements des droits civiques, celui pour l’environnement, et le programme spatial, se sont interpénétrés, la Nasa faisant office de porte-voix pour ces derniers, tout en réorientant ses programmes et technologies pour faire face à la pression que ceux-ci exerçaient sur elle. On regrettera bien sûr que l’historien ne pousse pas plus loin son travail tant la période qui suit (décennie 1980 et suivantes) le mériterait. Quant aux dix dernières années, celles du « New Space » 8, qui se caractérisent par l’essor de puissances spatiales privées, il nous avertit : « le business de l’espace a complètement négligé la leçon historique du programme Apollo pendant les années 1960. En sous-traitant l’exploration spatiale, et en la retirant des mains des gouvernements, on la met aussi à distance de la sphère publique. » Or, c’est bien parce que la société civile finance la conquête spatiale avec ses impôts que la Nasa était sommée de répondre à ses pressions : « il sera bien plus difficile de se faire entendre par des sociétés privées comme SpaceX et Virgin Galactic. Céder l’espace aux intérêts privés diminue notre capacité à influencer la politique spatiale et réduit les obligations des gouvernements vis-à-vis des citoyens. Cela risque aussi de rendre plus difficile l’exploration de notre propre planète depuis l’espace. »
Irénée Régnauld
[1] R. D. Launius, « Public opinion polls and perceptions of US human spaceflight », Space Policy, n° 19, août 2003, p. 163-175.
[2] United States., & Ford Foundation. (1963). Conference on Space, science, and urban life: Proceedings of a conference held at Oakland, California, March 28-30, 1963, supported by the Ford Foundation and the National Aeronautics and Space Administration in cooperation with the University of California and the City of Oakland. Washington.
[3] N. Malher « Drawing the Political Lines of Apollo », American Experience, https://www.pbs.org/wgbh/americanexperience/features/chasing-moon-drawing-political-lines-apollo/.
[4] N. Malher « Wally Funk, une aviatrice de 82 ans, ira avec Jeff Bezos dans l’espace le 20 juillet », 7 juillet 2021, https://www.francetvinfo.fr/sciences/espace/wally-funk-une-aviatrice-de-82-ans-ira-avec-jeff-bezos-dans-l-espace-le-20-juillet_4685975.html.
[5] A. Rand, The Voice of Reason: Essays in Objectivist Thought, Penguin Books Australia, 1989, https://courses.aynrand.org/works/apollo-11/
[6] N. P. Ruzic, Spinoff 1976, a bicentennial report, Nasa, 1er avril 1976, 105 p., https://spinoff.nasa.gov/back_issues_archives/1976.pdf
[7] I. Régnauld, « Andrew Feenberg, (Re)penser la technique : la démocratie contre le déterminisme technologique », 12 mars 2018, Mais où va le web, https://maisouvaleweb.fr/andrew-feenberg-repenser-technique-democratie-contre-determinisme-technologique/
[8] I. Régnauld, « Le « New Space » est-il vraiment si « new » ? », 5 janvier 2021, Mais où va le web, https://maisouvaleweb.fr/le-new-space-est-il-vraiment-si-new/