Bandersnatch, ou comment Netflix a vidé Black Mirror de sa substance

Le monde a découvert cette année le « futur de l’entertainment » autoproclamé en Black Mirror : Bandersnatch, une production exclusive Netflix sous la forme d’un film interactif construit comme un « livre dont vous êtes le héros ». Dans un article excellent nommé Black Mirror: Bandersnatch could become Netflix’s secret marketing weaponJesse Damiani pour le magazine The Verge tempérait pourtant l’enthousiasme général, et c’est de là que je pars. L’article original est en anglais, mais ses points essentiels seront repris ici.

Je reprends ici l’article d’Antoine St Epondyle (@CosmoOrbus), auteur du (très bon) blog Cosmo Orbus. Il y relate une analyse tout à fait intéressante de la prochaine étape sur la route de Netflix, et plus globalement de l’industrie du divertissement. La question : les séries de demain seront-elles structurées pour assurer la récolte de datas (goûts musicaux, préférences de scénarios) dans le but d’optimiser le temps passé devant l’écran ? Nous étions habitués au simple placement produit, souvent grossier, le futur sera peut-être bien plus personnalisé, quitte à faire varier le scénario selon le profil des internautes.

The Verge fait une série de constats étayés par une bonne connaissance des enjeux technologiques du moment. Son titre parle au conditionnel et c’est heureux car rien, effectivement, n’est sans doute arrêté à ce jour sur ce que Bandersnatch pourrait préfigurer. Pincettes étant prises, entrons dans le vif.

Attention, vous entrez dans une zone-spoiler.

« L’arme secrète » de Netflix

L’article de Jesse Damiani constate avec amertume et dans une indifférence semble-t-il généralisée, que la fiction interactive « by Netflix » dont Bandersnatch est le premier grand succès à ce jour pourrait, à l’avenir, servir de pompe à données personnelles à l’usage de la plateforme. Celle-là même dont l’initiale ne figure pas dans la contraction « GAFAM » mais qui utilise, quand même, 15% de la bande-passante du web mondial, et sans laquelle il serait impensable de compter pour parler des industries culturelles d’aujourd’hui et de demain.

Bandersnatch, donc, peut-être considéré comme un prototype embryonnaire d’une nouvelle forme de « marketing programmatique » – un moyen d’extraire la donnée personnelle au plus près de l’utilisateur-spectateur. Bref, ce qui se fera bientôt de mieux (et qui ne sera quand même qu’un début) en termes de « capitalisme de la surveillance » pour reprendre les termes de Shoshana Zuboff dans Le Monde Diplomatique de janvier 2019.

Il n’y a guère de quoi s’étonner ici, car comme le rappelle l’article de The Verge : « Netflix à été une entreprise de data plus longtemps qu’un producteur de contenu » (toutes les traductions de The Verge qui figurent dans cet article sont de moi).

Cynisme et trahison

Non contente d’avoir été quasi entièrement dépolitisée (Ghost in the shellBlade RunnerV pour Vendetta en ont fait les frais), la science-fiction grand public franchit un nouveau cap : celle de devenir précurseure de la surveillance en devenant un moyen d’extraction, sous couvert de fiction, des données personnelles de ses spectateurs. L’ironie ultime vient du fait que ça soit la série Black Mirror qui serve de laboratoire à cet essai grandeur nature, elle qui faisait encore, avant Bandersnatch, figure de tête de pont d’une certaine SF « consciente » à large audience. Avec des scénarios technocritiques et souvent glaçants, on avait pris pour habitude de considérer Black Mirror comme assez incisive dans sa manière de décrire un futur dystopique et proche de nous. C’était sans compter les ambitions de son nouveau producteur depuis la saison 3 (2016), Netflix donc, mastodonte de la production et diffusion cinématographique à domicile et créateur original de « contenu ». Je reviens, plus loin, sur l’utilisation de ce terme.

Le film interactif Bandersnatch ne se contente pas de jouer d’un symbolisme empruntant à tous les classiques du genre (le titre est une référence à De l’autre côté du miroir de Lewis Caroll, la série joue de manière générale beaucoup sur des symboliques orweliennes, des « all seeing eyes » et cite l’artiste Daniel Martin Diaz dans le film, par exemple). Il utilise en même temps son ingénierie informatique de pointe – Netflix – pour affiner sa connaissance des utilisateurs. Et donc nourrir ses algorithmes, proposer des contenus plus adaptés à leurs goûts, écrire ses futures histoires… bref créer la fidélisation des utilisateurs qui garantira leur rétention sur la plateforme. Et il s’en prive d’autant moins que son hégémonie est menacée, malgré son avance, par les nombreux concurrents qui se lancent ou se lanceront bientôt, et dont les noms pèsent lourd dans les industries culturelles mondiales : Disney et Amazon, notamment. L’annonce du retrait du catalogue Disney (Marvel, Star Wars, etc.) ayant entraîné à lui seul une chute de 37% de l’action Netflix en juillet 2018, note The Verge.

Mise en abyme

Dans Bandersnatch donc, les différentes branches de l’intrigue permettent au spectateur d’interagir avec l’histoire. Netflix, la maison de production du film, est incluse dans la fiction elle-même lorsque le personnage de Stefan découvre (si on lui dit) qu’il est lui-même à l’intérieur d’une série télévisée nommée Black Mirror. Les vrais noms de la société de production et de la série brisent le quatrième mur avec brio – et permettent d’assumer leur rôle déterminants sur la vie des personnages dont ils sont les auteurs. Le spectateur est mis dans la confidence petit à petit, pour mieux le surprendre et donner du poids à ses choix. Stefan, par rapport au spectateur et à Netflix, se trouve bien « de l’autre côté du miroir », comme dans la prison virtuelle de Matrix dont l’infrastructure serait située dans le monde réel plutôt que dans la fiction.

Sur le plan narratif pur, la mise en abyme est belle et réussie.

Elle est aussi particulièrement cynique dans ce qu’elle ne dit pas. Et le message « I’m watching you on Netflix » lu par Stefan sur son ordinateur, message qui créé la mise en abyme, s’adresse aussi bien au spectateur lui-même à son insu. Et alors que Stefan n’est qu’un personnage joué par un acteur, dans un scénario à choix multiples, le spectateur réel quant à lui est espionné pour de vrai – cobaye d’une machinerie tout à fait inédite.

En allant plus loin, on pourrait même dire qu’il est agit ou influencé dans la mesure des possibilités du marketing programmatique actuel. La fiction l’implique bien au delà de ce qu’il imagine (et de ce qu’on lui dit), c’est-à-dire au-delà de son simple pouvoir sur le récit « dont il est le héros ». Ou la ressource à extraire.

Marketing programmatique

Bandersnatch forme un triangle intéressant : d’un côté le personnage, qui y découvre n’être qu’un personnage de série, surveillé et agit, dans une réalité parallèle à la nôtre ; d’un autre Netflix qui surveille l’utilisateur ; qui lui-même « surveille » le personnage, et oriente ses comportements grâce à ses choix. Philip K. Dick, grand inspirateur de Black Mirror, n’aurait pas renié un tel dispositif.

Le digital labor est poussé ici à un niveau inédit : où le spectateur ne teste plus seulement des actions sans les comprendre (comme pour Google Captcha) en vue d’entraîner l’intelligence artificielle de la plateforme, mais choisit entre plusieurs produits, packagings, noms, aspects etc. en même temps qu’il est exposé à de vraies publicités pour ce produit. Pour reprendre Jesse Damiani : « Ces moments sont des opportunités pour Netflix de cibler [market] ses utilisateurs pendant qu’il apprend d’eux. » Le spectateur entraîne l’intelligence artificielle de Netflix, modifie la fiction qu’il est en train de regarder et donne en même temps beaucoup d’informations sur ses préférences, son état d’esprit, sa façon de penser et l’impact qu’on eut les scènes précédentes sur lui.

Le placement de produit programmatique consiste donc en ceci : demander à l’utilisateur de faire des micro-choix dans toutes les fictions interactives qu’il consomme (et demain dans la musique qu’il écoute, les lieux qu’il fréquente etc.) pour rhabiller l’ensemble en une galaxie publicitaire panoptique personnalisée pour chacun. Stefan est un personnage, toutes les publicités qu’il croise et tous les produits qu’il utilise dans le film, sont à destination des spectateurs – comme le sont les placements de produits des acteurs du Truman Show, dont Truman (Jim Carrey) n’est pas la cible, dans le film.

Jesse Damiai :

« On demande aux spectateurs de faire des choix esthétiques [la musique de l’auto-radio, non déterminant dans l’histoire] – non seulement pour Stefan, mais pour eux-mêmes. C’est le genre de choix normalement laissé au réalisateur. En le mettant dans les mains du consommateur, Netflix n’invite pas seulement les spectateurs à participer à la création du ton de la scène ; il demande aux spectateur de choisir un produit par rapport à un autre. Dans le processus, ces spectateurs fournissent des données claires sur les préférences musicales. […] Bandersnatch ne donne aux utilisateurs que deux options en même temps. Dans le futur, Netflix pourra proposer des scénarios avec un plus grand nombre de choix, chacun pensé sur-mesure pour la moisson de données. »

Le processus d’étude des consommateurs, précédent traditionnellement le moment du ciblage marketing, se retrouve ici confondu avec lui. Un canal est créé directement entre le marketeur et le consommateur, qui pourra donner son avis, sans s’en rendre compte, sur différents produits. Contrairement à une étude classique (parfois rémunérée), la fiction interactive à la Netflix pourrait même tester les réponses des utilisateurs en fonction des différents stimuli envoyés intradiégétiquement, en termes émotionnels mais pas uniquement, en vue d’améliorer la subliminalité d’un grand nombre de techniques de persuasion, par exemple.

Jesse Damiani :

« Dans Bandersnatch, l’une des décisions les plus viscérales que les utilisateurs doivent faire est quel programmeur de jeux entre Stefan (Fionn Whitehead) ou son associé Colin (Will Poulter) va sauter d’un balcon. Comment les utilisateurs vont prendre cette décision – combien de temps il prennent pour cliquer sur un choix ou l’autre, combien de fois ils retournent en arrière (ou annulent) une option donnée pendant les replays – peut être analysé au regard des autres choix qu’ils font dans les timelines qui en résultent. Ces choix offrent des données sans précédent sur ce que les spectateurs de Netflix attendent d’une histoire et sur les choix qu’ils veulent voir un personnage prendre. »

Du film au contenu

Netflix garde, parait-il, sous scellés les données qu’il extrait de ses abonnés. Vu la santé financière de l’entreprise, on peut se demander jusqu’à quand elle le fera alors qu’elle disposera d’une telle usine à données personnelles, à la fois adaptées à chacune et chacun. Et quels objectifs elle se proposera d’atteindre à travers ses abonnés. Nul doute que l’algorithme de recommandation ne constituera pas le seul débouché envisagé par la plateforme.

Il n’est dès lors pas difficile d’imaginer Netflix se dédier, en bonne partie, à la fabrication de films et séries sur-mesure, placement de produits géants associés à une pompe à données permettant par exemple de savoir « par quelle playlist entre « RapCaviar » ou « Chips & Salsa » les adolescents seront les plus engagés [à l’achat] par la musique » (Damiani). Nous assisterons alors au dernier stade de la compromission culturelle, dans laquelle chansons, films, séries télévisées, etc. deviendront de simples « contenus » multimédias destinés à un usage commercial avant de raconter une histoire, procurer des sentiments ou porter un discours quel qu’il soit. Le « contenu » culturel ne serait plus alors une fin en soi (le produit à vendre), mais aussi un outil vers toujours plus de monétisation et de surveillance en vue de vendre les œuvres suivantes, épisodes connexes, univers étendus, produits dérivés… et produits de ses clients.

Avec le placement de produit et la logique de saga sans fin, l’industrie hollywoodienne n’avait d’ailleurs pas attendu la fiction interactive de surveillance pour feuilletoner ses films à grands renforts de cliffhangers et autres « scènes post-générique » annonçant la suite. L’univers Marvel est, à ce titre, absolument symptomatique puisqu’aucun film ne se suffit plus à lui-même.

Mais comprenons-nous bien…

Il faudrait être aveugle pour ne pas comprendre le potentiel énorme offert par la fiction interactive en général. Associée à des technologies comme le deepfake (qui permet d’échanger les visages de certains acteurs sur des corps différents par exemple), les possibilités sont étourdissantes sur le plan fictionnel comme elles sont inquiétante sur celui de la « post-vérité » qui sera demain définitivement la norme. En tant que joueur et meneur de jeux de rôle, je sais très bien ce qu’on qu’on peut faire de grand et de beau en laissant les mains libres à une tablée d’acteurs-spectateurs. Je ne pense pas que le rôle de l’auteur s’efface en laissant une part de la fiction aux choix de ceux avec lesquels il la partage.

Pourtant, on peut identifier deux risques sur la transformation de « l’œuvre » en « contenu ». Le premier, on l’a vu, est la conception uniquement dirigée en vue d’arriver à des fins commerciales. Le second est le lissage définitif de toute subversion, créativité ou sous-texte en vue de plaire à une audience qu’il s’agit de conforter dans une batterie bien précise de sentiments, comme la bulle de filtre le fait déjà, parce que ces sentiments sont profitables à la plateforme et ses clients. Dans cette perspective (comme pour les livres qui s’écrivent selon les goûts du lecteur), le rôle de l’auteur serait alors définitivement effacé par celui du producteur – qui modifierait ce faisant son rôle pour devenir une régie publicitaire.

Que Black Mirror ait été choisie pour tester ce nouveau rapport aux productions culturelles à de quoi laisser un profond sentiment de cynisme et de trahison. Comme pour le non-discours de Westworld, il est bon de se souvenir toujours des conditions de production d’une œuvre pour comprendre plus précisément ce qu’elle est au -delà de ce qu’elle prétend nous dire. En l’occurence pour Black Mirror, l’un des plus beaux projets de la science-fiction consciente grand public, récupéré par l’industrie parce qu’il marchait bien, puis vidé de sa substance en vue de le transformer en matériau lisse et supra-conducteur de la machinerie économique.

L’avenir devra nous amener à repenser entièrement notre rapport à ces industries, à consentir ou non à leur mode de production – et sans doute à réinvestir d’un sens nouveau le champ de la production culturelle « indépendante ».

~ Antoine St. Epondyle

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