C’est un papier original, « De l’utilité de l’histoire dans la fabrique des futurs technologiques : Une analyse longitudinale de rapports de cabinets de conseil comme organisations promissoires (2015-2022) », que publient les chercheurs en science de gestion Lise Arena, Antoine Fabre et Pierre Labardin. L’enquête, issue d’une conférence donnée à Montpellier en 2024, analyse huit rapports publiés par le cabinet de conseil Accenture, dans les domaines de la santé et de la technologie, et tente d’apprécier la manière avec laquelle ils projettent des promesses technologiques.
Les questions de départ des chercheurs sont les suivantes : comment ces rapports participent à une activité « promissoire »(entendre, forgent et entretiennent un régime de promesses, Pollock et Williams parlent à ce titre de « promissory organizations »)… et quels liens avec le passé sont utilisés pour légitimer la fabrique des futurs technologiques ? On notera que le papier se base sur un cadre d’analyse dit des « Future studies » (voir Niederman, 2023), pour faire simple, il s’agit d’un domaine qui cherche à explorer différents futurs possibles à partir de ce qu’on observe aujourd’hui, tout en évacuant la fatalité d’un avenir déjà écrit. Ces studies ont toutefois moins pour objectif d’orienter l’action (ce que fait la prospective) que d’adopter une démarche critique.
Les auteurs décrivent ensuite les différents intérêts de la démarche historique et de l’usage des archives dans l’étude des régimes de promesses. Entre autres choses, ce peut être une manière de déterminer quels imaginaires abondent et persistent, quand bien même ils ne se réaliseront jamais (ce que Nicolas Nova nommait une « panne d’imaginaire » : nous n’avons toujours pas de voitures volantes, mais on continue à y croire). L’histoire peut aussi être un moyen d’anticiper avec plus ou moins de consistance quelques développements futurs à court terme, plus difficilement sur le long terme en raison des ruptures imprévisibles. Dans le cadre de la présente étude, c’est une approche dite « d’histoire immédiate » qui anime les auteurs. Soit une histoire du temps présent inscrite dans le siècle que l’on traverse, sans toutefois tomber dans les biais d’une histoire sans recul étant donné la récence de la période étudiée. Aussi se sont-ils focalisés sur des documents dont ils mettent le contenu en perspective avec d’autres publications du cabinet Accenture sur les technologies.
Pourquoi étudier les productions d’Accenture et pourquoi le conseil de manière générale ? Parce qu’il s’agit d’un milieu intermédiaire, en ascension depuis plusieurs décennies (bien que traversé de crises en ce moment) et qui a pour particularité de se mettre en scène à travers des « vitrines symboliques » (sites, conférences) tout autant que de mettre en scène des avenirs technologiques (feuilles de routes, rapports) de manière à générer des promesses performatives et, plus particulièrement dans le domaine de la santé, une « économie politique de l’espoir », très active dans les domaines des biosciences et des biotechnologies, où de nombreux patients attendent des traitements et suivent de près les recherches – un phénomène que la chercheuse Céline Lafontaine avait bien identifié dans son livre Bio objets.
Ainsi en 2023, Accenture projette dans un document, ses lecteurs en 2035, dans un monde « hyper personnalisé où les activités sociales sont tracées par des objets connectés et des données collectées et analysées en temps réel ». Ces propositions incertaines s’apparentent à des visions, qui se déclinent dans le domaine de la santé avec la justification suivante du cabinet : il s’agit de bâtir une santé « fondée sur la connaissance ». Aussi, les huit rapports étudiés sont issus de conversations avec des milliers de cadres dirigeants, et écrits par des cadres dirigeants présentés comme des « professionnels engagés » et surtout « issus du monde réel ». Le total des rapports étudiés contient 221 pages dont les promesses sont retracées par les auteurs. Ils notent tout d’abord qu’une « clause de non responsabilité » est inscrite dans les documents à partir de 2020 : Accenture ne donne pas de « garantie d’exactitude » sur les éléments de promesses décrits dans ses rapports – un phénomène qui dans le conseil, est attesté par la recherche depuis 1994.
Autre constat, plus le temps passe, plus les rapports s’étoffent. Ils restent cependant bâtis de la même manière, décrivant cinq tendances disruptives dans le domaine de la santé, année après année. Tous terminent par une série de recommandations sous forme d’injonction à innover et investir. Le tout est ponctué de verbes d’actions incitant au changement : “accelerate”, “begin testing”, sous peine le plus souvent, de se retrouver sur le carreau. Pour les auteurs, les consultants produisent ainsi une scène théâtrale, une activité dramaturgique. Les chercheurs identifient trois régimes de promesses. Le premier fait état de technologies progressivement « centrées utilisateurs », après quelques années de discours plus technocentrées. La personnalisation et la perspective de monétiser des données personnelles sont présentés comme des leviers économiques, au service d’un « monde programmable », adapté à des situations particulières : par exemple, une personne malvoyante bénéficiant d’une greffe de rein, à qui les meubles de la chambre d’hôpital « parlent », où la musique s’adapte à son humeur, alors que le lit change automatiquement de position pour éviter les plaies. La deuxième promesse avance que les technologie va permettre de rendre la force de travail plus « fluide : télémédecine, blockchain, réalité virtuelle sont présentées comme des investissements nécessaires pour « s’assurer des avantages informationnels des espaces de travail ». Enfin le troisième scénario de promesses est orienté vers la productivité : les technologies numériques permettront de gagner du temps (réduction de chaque intervention d’un généraliste de cinq minutes), ou encore perspective pour un clinicien de traiter « six fois plus de patients en télémédecine »… « tout en conservant le même niveau de résultat ».
On ne s’attardera pas ici plus avant sur le caractère spéculatif de ces promesses, hors champ finalement dans l’analyse. Les auteurs en tirent des enseignements plus concrets. D’une part, les rapports adoptent une vision linéaire et déterministe du changement technologique. Par exemple, le secteur de la santé est comparé à d’autres secteurs, avec des exemples tels que Spotify : « Si une entreprise comme Spotify a réussi à faire de la musique un service, les fournisseurs de santé devrait aussi regarder comment le soin peut devenir un service. » Les auteurs en concluent que les trajectoires d’innovation passées sont simplement calquées sur un domaine nouveau sans plus de procès. Second enseignement : les trajectoires techniques ont beau être déterministes, elles sont discontinues. D’une année à l’autre, les « roadmaps » de tendances technologiques sont présentés comme des blocs se succédant, sans liens de causalité entre eux. Par exemple, le fait d’être « informé en temps réel du temps à passer dans une salle d’attente avant que le médecin puisse se rendre disponible » en année n + 1 ne repose sur rien de comparable l’année précédente, ou d’autres fonctionnalités complètement différentes sont affichées. Le futur est donc une projection linéaire du passé, mais sans lien logique, sans réflexion sur les lignées techniques. Des cas d’usage en quelque sorte, posés les uns sur les autres. Ce phénomène est plus caricatural encore, quand une image projette les lecteurs en 2033 « dans le scénario d’une Université qui déploie un robot pour assurer le service de distribution alimentaire au restaurant universitaire en s’assurant de satisfaire les besoins des utilisateurs », alors que les briques précédentes présentent des événements tels que la victoire de l’IA Alpha Go en 2016, ou encore le développement de ChatGPT 3.
Je serais tenté que c’est là une manière de raccrocher des cas d’usage (à vendre) à des « trends » déjà bien identifié par les lecteurs avertis, parce que largement communiqués dans la presse généraliste. Une manière de naturaliser le changement depuis des balises historiques connues, dans l’espoir de rendre les briques futures performatives. Ce papier est en tout cas l’occasion de définir par le bas, de la manière la plus matérielle qui soit, ce à quoi ressemble une « économie des promesses ».
Image en tête d’article : Rick Payne and team / https://betterimagesofai.org / https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/