Comment promouvoir la livraison de repas responsable ?

Alors que la guerre des plateformes de livraison de repas bât son plein, le secteur traverse une série de scandales liés aux conditions de travail des livreurs, chez Uber Eats, ou encore Deliveroo. En réaction, des alternatives responsables émergent, sous forme de coopératives de livreurs. Ces contre-modèles plus démocratiques montrent à l’échelle microscopique que d’autres modes d’organisations sociales sont possibles. Reste à les promouvoir plus largement auprès du grand public, c’est ce que nous avons demandé aux étudiants de Sup de Pub.

Cet article fait suite à un séminaire que nous avons organisé avec Thomas Thibault (@Thibault_Thms) du Collectif Bam, dans le cadre d’un cours donné par Safia Caré, autour de la notion de « communication responsable ». Nous restituons ici quelques menus fragments du travail de 150 cerveaux mis à profit pendant une semaine.

« Communiquer c’est aussi manipuler des leviers d’influence. L’idée de ce séminaire était de proposer aux étudiants de questionner nos pratiques de communicants et d’étendre notre réflexion au-delà du pur domaine du marketing et de la publicité. Dans ce contexte la question du respect, de la préservation du vivant par exemple n’est plus observée à l’aune d’un levier de conviction et de vente mais bel et bien comme une nécessité à incarner concrètement. Apprendre à devenir communicant c’est aussi prendre le temps de savoir à quelle société on a envie de prendre part. »

Livraison, désillusion

Le bilan de la livraison de repas via les plateformes est contrasté. D’un côté, le marché explose (20% de croissance par an), de l’autre, la réalité des livreurs a fait chuter la réputation du secteur. Si 50% des français s’alimentent par ce biais régulièrement, ils n’en demeurent pas moins concernés par les déboires sociaux des marques. Dans une économie où « le gagnant rafle tout », les faillites et rachats sont fréquents, et les répercussions sociales non négligeables. Quand Take it Easy a cessé ses activités par exemple, les livreurs n’ont pas été payés. Et lorsque les livreurs s’organisent en syndicats, ils font l’objet d’une surveillance d’un autre temps. C’est cette ambivalence que nous avons souhaité montrer aux étudiants : la pub d’un côté, avec ses promesses d’ubiquité, de liberté, d’accessibilité permanente de tout, n’importe quand et n’importe où… et la rue de l’autre, le vécu de ceux qui pédalent, qui ne sont payés qu’à la course, tracés par leurs outils de travail et qui parfois, sont victimes d’accidents.

Les deux versants de la livraison

Pour autant, il n’est pas interdit d’imaginer de meilleurs outils et des conditions de travail plus justes. Parmi les nombreuses alternatives qui se montent sous forme de coopératives, une en particulier a retenu notre attention,  il s’agit de Coopcycle, une organisation qui outille les livreurs indépendants, tout en menant un combat sur le terrain politique (avec notamment un blog tenu chez Médiapart). Le rôle de Coopcycle est de prime abord difficile à comprendre car la coopérative ne livre pas à proprement parler mais met à disposition des coopératives locales de livreurs un socle logiciel sur lequel elles peuvent baser leurs activités. La Pájara en Espagne, utilise Coopcycle, tout comme Olvo en région parisienne. Par ailleurs, le projet Coopcycle repose sur une fédération européenne gouvernée démocratiquement, celle-ci s’inscrit dans un mouvement qu’on appelle aussi « coopérativisme de plateforme », et dont les principes ont notamment été édictés par Trebor Sholz dans son ouvrage éponyme.

Passer à l’échelle ?

L’objectif de Coopcycle est de gagner en notoriété et de pérenniser son modèle, avec comme finalité l’embauche de livreurs en CDI dans les coopératives locales. Cependant, les problématiques auxquelles la coopérative est aujourd’hui confrontée sont nombreuses : comment passer à l’échelle avec un modèle démocratique hostile à une centralisation excessive ? Sur quelle corde jouer pour toucher un public nouveau, tout en continuant à faire passer un message politique ? Comment lutter quand on sait qu’on ne fait pas le poids financièrement ? En bref, comment « vendre la livraison responsable ? » Cette question a structuré les travaux des étudiants.

Pour commencer, ils ont été nombreux à bien pointer les dissonances cognitives qu’accompagnent nos de modes de consommation. Le point de départ est le suivant : les consommateurs sont pris dans des dilemmes qu’ils peinent à résoudre. Ils l’ont exprimé de la façon suivante :

  • « J’aime me faire livrer des repas mais je ne cautionne pas les valeurs de ces services »,
  • « Quand je vois le livreur, j’ai mauvaise conscience »,
  • « Je suis partagé(e) entre mon confort et ma volonté d’être plus éthique »
  • « Je ne peux pas m’empêcher de commander sur les plateformes de livraison mais quand il pleut des cordes je me sens mal à l’aise quand je vois le livreur trempé à ma porte ».

Autant de questions qui reflètent l’état d’un marché qui met en tensions les valeurs et les désirs immédiats, le confort et l’éthique. D’autres constats bons à rappeler sont venus préciser la compréhension du marché, sous les formes suivantes : « lors d’une livraison le comportement du client est dicté par sa faim et son impatience, il focalise son attention sur le paquet et pas sur la main qui l’apporte » ou encore « Comment s’imposer dans un marché contrôlé par des leaders grâce à la seule force de nos valeurs ? ».

Constats également pragmatiques sur les modes de consommation : « malgré une conscience éthique et une envie de consommer mieux, les « millenials » ne sont pas prêts à changer leurs habitudes pour autant ». Si la sensibilité aux causes sociales est bien là, l’instinct reprend vite le dessus. Les étudiants ne se sont pas laissés emporter par la naïveté, et on tous convenu qu’afficher de « bonnes » valeurs n’allait être suffisant pour changer des décennies de « mauvaises » habitudes de consommation. Le prix, la communication, ou encore la qualité de service doivent également faire partie de l’équation.

Trois axes de travail

Les contributions ont été nombreuses (15 groupes d’étudiants), et on n’en résumera pas la totalité. Certaines idées cependant, valent clairement le détour, il nous a semblé intéressant de les répertorier ici. Schématiquement, elles se sont structurées autour de trois axes : le discours, la place du livreur dans le processus productif, et la sensibilisation du public et des clients à la cause défendue par la coopérative.

Le discours des plateformes

Ici, on retiendra d’abord les slogans, et la volonté d’y inscrire une vision politique, concrètement : « Le choix éthique et militant » (le mot « militant » a donné lieu à quelques débats, il a l’avantage d’être difficilement récupérable – et ne rime pas nécessairement avec un radicalisme déplacé – Maïf l’utilise bien (« assureur militant »). Dans un autre style : « En ne changeant rien à tes habitudes, tu changes les choses. » En effet, la livraison de repas est sans doute l’un des domaines où on peut imaginer faire mieux à la fois socialement et écologiquement. Le secteur n’est pas fatalement destiné à détruire l’environnement (contrairement à l’aviation par exemple) ou à dégrader les conditions de travail. Dans un autre style, on appréciera le claim « Passez aux commandes, devenez acteur de la livraison responsable », qui joue habilement avec les mots, l’illustration vaut aussi le détour :

Mais toucher le cœur – le discours – n’est pas suffisant. Encore faut-il que les valeurs portées par les marques puissent se révéler authentiques et ce quelles que soient les sphères étudiées (mode et qualité de production, distribution, organisation et management de la collaboration interne et externe, engagements sociétaux concrets…) Le public attend des entreprises qu’elles portent leur responsabilité sociétale et qu’elles en apportent les preuves. « Les marques parlent trop sans en faire assez pour 60% des français ». C’est sur ce constat que l’un des groupes d’étudiants a tissé sa réflexion, de la déception amenée par le décalage entre le storytelling et la réalité offerte par certaines entreprises :

Les étudiants ont alors imaginé un « Fake Filter » pour générer de la conversation sur les réseaux sociaux : « Le principe est de créer un filtre de beauté sur Instagram à la différence que celui-ci ne modifiera pas la photo du visage de l’utilisateur. Le filtre disparait pour laisser place à un message : « Nous n’avons rien à cacher chez CoopCycle. »

Remettre le livreur au centre du jeu

Les groupes ont insisté sur l’importance de revaloriser la figure du livreur, de deux façons différentes. La première consiste simplement à l’appeler par son prénom, à le reconnaître en tant qu’individu. D’une certaine manière, c’est aussi ce que peuvent prétendre faire les plateformes qui promettent l’émancipation à travers l’entrepreneuriat de soi-même. C’est loin d’être inutile, mais peut-être pas assez fort pour faire rendre compte des vertus sociales du modèle social coopératif.

Certains sont allés jusqu’à repenser les écrans des applications mobiles. Comment « inclure » le livreur dans l’expérience utilisateur ? Une question qui en appelle d’autres : parle-t-on du livreur lors de la commande ? Si oui, comment ? Est-ce « un repas » qui sonne à la porte, ou bien un être humain ? Une proposition d’écrans repensés à l’aune de ces interrogations :

Une autre façon de présenter l’intérêt du modèle coopératif, cette affiche au slogan sans détour « c’est encore meilleur quand on sait que les livreurs sont en CDI »

Sensibiliser le public à ce que coûte réellement la livraison

Les étudiants ont aussi beaucoup réfléchi à des « activations » (entendre par là, des événements ou choix de stratégies destinées à décliner la discours de la marque et le message qu’elle souhaite faire passer). Bien sûr, diverses refontes du site internet, mais aussi des choses plus originales : affichage sauvage, graffitis ou pochoirs sous forme de slogan sur les pistes cyclables ou encore des événements type « vis ma vie » ou « dans la peau du livreur ». Certains ont même proposé des actions à la limite de la légalité, comme se faire embaucher par des concurrents peu éthiques pour en dénoncer les pratiques. Ou encore de mettre en place un « SAV de la Food Tech » qui viendrait réagir en direct aux déboires des concurrents sur les réseaux sociaux, affirmant par la même occasion les valeurs des coopératives. Autre idée intéressante : envisager des partenariats avec des équipes de sport locales, revendiquer son appartenance exclusive au « folklore » d’une ville, ce que ne peuvent pas faire les marques internationales (ou pas sans que cela ne pose quelques questions).

Une expérience qui nous a particulièrement séduits, le concept : «  mettre l’utilisateur dans la peau d’un livreur le temps d’une course fictive » :

  • Set-up : 10 vélos avec supports d’entraînement, écrans sur chaque vélo et bénévoles pour animation
  • L’idée : défier les participants en leur proposant de faire une course fictive.
  • Ils gagnent un repas s’ils arrivent à finir.
  • Ce qu’il savent pas, c’est qu’ils vont rencontrer les difficultés d’un vrai livreur.

Originale également, la détournement malicieux des logos des concurrents :

Bref, beaucoup de bonnes idées qui illustrent bien la nécessité de dépasser – aussi dans la communication – le modèle des plateformes actuelles. S’il reste encore du travail pour rendre visibles ces travailleurs (ce que fait très bien la série documentaire « Invisibles – Les travailleurs du clic » de France TV), rien n’empêche de déjà penser à la suite. Le modèle coopératif est un levier puissant pour améliorer les choses, et si le fait qu’il ne s’étende pas plus n’est évidemment pas seulement une question de communication, celle-ci demeure un enjeu important.

Un grand merci à tous les étudiants d’avoir joué le jeu.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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