Comment sortir la conquête spatiale de son ornière colonisatrice ?

Les velléités de conquête spatiale et de vols habités sont souvent perçues comme consubstantielles à la nature humaine. Le récit est connu : la voute céleste ayant depuis toujours animé l’esprit des hommes, certains d’entre eux auraient décidé d’œuvrer techniquement pour s’y élever, depuis l’an 1500 au moins, quand fut tenté en Chine le premier lancement d’un être humain dans une « fusée », par l’audacieux Wan-Hu qui, malheureusement, périt dans l’ouvrage. Mais la conquête spatiale est aujourd’hui sous le feu de nombreuses critiques. Trop chère, inutile, polluante, elle ne ferait qu’étendre un projet impérialiste et colonisateur que les retombées scientifiques du secteur ne suffiraient plus à justifier. Faudrait-il dès lors, imaginer une « autre » conquête spatiale, et l’extraire des canons d’une modernité univoque ?

Conquérir l’espace pour « désennuyer » le futur

La fascination est une des principales forces motrices de la conquête spatiale. A plus forte raison quand celle-ci implique les corps lors de vols habités (volet qui nous intéressera ici). On peut certes voir dans de telles opérations des terrains d’affrontements variés : géopolitiques, économiques, scientifiques. Mais en creusant, il reste une fascination première qui précède tout autre intérêt. C’est cette fascination qui fait dire à Jeff Bezos (Blue Origin), qu’il faut s’installer sur Mars, tout simplement « parce que c’est cool ». C’est aussi cette fascination qui pousse Elon Musk (SpaceX) à détourner le slogan « Occupy » pour y ajouter « Mars », dans un Tweet à succès où, même si c’est anecdotique, le tycoon confond la planète rouge avec une éclipse lunaire.

Si le « cool » est un ressort si puissant de la colonisation de l’espace, c’est parce que cette dernière est, à l’instar la publicité pour le nouveau SUV Peugeot 208, un antidote à l’ennui. Dans cette réclame, le seul argument servi au consommateur tient dans cette formule : « unboring the future » (désennuyer le futur), à défaut sûrement, d’en trouver de plus rationnels pour vendre des voitures qui n’ont plus que leur côté ostentatoire à offrir. L’espace, comme la Peugeot 208, n’a cessé de mobiliser toute une esthétique, et une iconographie futuriste. De longue date, Russes et américains rivalisent d’ingéniosité pour faire entrer l’industrie spatiale dans l’imaginaire en l’association au futur, au repoussement des frontières, au progrès. Et si la conquête spatiale est futuriste, alors tout ce qui en découle le devient naturellement. Suivant cette idée, conquérir l’espace est un « package » : le futur est fait d’hommes sur Mars, autant qu’il est fait de réseaux de télécommunications sur Terre (grâce aux satellites), et d’ordinateurs (puisque l’espace signe aussi le début de la micro-informatique). Enfin, l’imaginaire spatial s’aligne sur des fantasmes de vie éternelle, de transformation du corps humain pour l’adapter aux voyages spatiaux, dans la droite lignée des idéologies transhumanistes.

C’est le cas en Russie, où les récents programmes spatiaux ne masquent pas ce qu’ils doivent au « Cosmisme », une vieille idée russe du XXe siècle aux confluences de la religion et du scientisme. Ce mouvement inventé par Nicolaï Fiodorov « propose très concrètement de réunir et de ramener à la vie les particules désintégrées des ancêtres. La Terre devenant trop petite pour cette humanité immortelle, il envisage la conquête et l’habitation de l’espace. » Un imaginaire semblable anime les hérauts de la Silicon Valley, qui plus encore que les russes, ont ce génie de la mise en scène. Quand Elon Musk envoie une Tesla dans l’espace, avec à son bord un mannequin, « Starman », en référence à la chanson de David Bowie, il marie pop-culture et réalité dans un show inratable. Quand il propose de bombarder Mars à coups de bombes nucléaires (« Nuke Mars! ») afin de rendre la planète habitable en libérant suffisamment de dioxyde de carbone pour y créer un effet de serre et ainsi la réchauffer, il éveille un imaginaire dans lequel se reconnaissent tous les fans de science-fiction.

Je ne referai pas ici la liste des films qui, avec plus ou moins d’acuité, valident ces imaginaires de pionniers, rejouant dans l’espace la conquête de l’Ouest, avec son lot d’astéroïdes d’où extraire des ressources, et de planètes B à « coloniser ». L’imaginaire de conquête spatiale réactualise une histoire située du point de vue de ceux qui « découvrent » et « conquièrent », de Christophe Colomb à Neil Amstrong. Elle s’inscrit dans les valeurs libertariennes, à l’image de la Space Frontier Foundation, un lobby soutenant l’exploration spatiale et qui a pour crédo « notre objectif est de libérer le pouvoir de la libre entreprise et amener une humanité unie de façon permanente dans le système solaire ».

Une autre facette de cet imaginaire laisse entendre que dans la conquête de l’espace réside la salvation, ce serait le moyen de se prémunir de l’extinction en fuyant sur la fameuse planète B avant que la Terre ne cesse d’être habitable. Quelques exceptions viennent confirmer cette règle, de Wall-E à Starship Troopers, en passant par Avatar qui entre autres choses, livrent une belle critique du fascisme, de l’impérialisme, du militarisme et remettent l’Homme à sa place (d’exterminateur), ou encore Ad Astra dont Eric Vidalenc relevait parfaitement la morale : « Que la « conquête spatiale » ne soit pas un prétexte à définitivement saborder notre monde ici et maintenant ». Ce sont là les signes que le spatial, bien que bouché par les mêmes imaginaires depuis cinquante ans, est aussi l’espace de divisions profondes et de plus en plus visibles.

L’espace des controverses

Le statut de la conquête spatiale a changé. La débauche technologique inhérente à tout programme majeur crée des dissensions dans l’opinion publique. La question « La conquête spatiale a-t-elle encore un sens ? » se pose bien et, si l’on caricature un brin, comme le fait le journal La drenche, nous aurions deux imaginaires se faisant face. D’un côté les expansionnistes, adeptes de l’hypercroissance et persuadés qu’une colonisation de l’espace est possible, voire souhaitable. De l’autre les décroissants, arguant que le bonheur n’est pas systématiquement synonyme d’abondance. Dit autrement, les uns font preuve d’une foi quasi religieuse dans la puissance de la technique et doublent cette foi d’un impératif vital façon TINA (« there is no alternative » ou comme l’écrit Frédéric Marin Docteur en astronomie et astrophysique – toujours dans la drenche : « la conquête de l’espace est une nécessité plutôt qu’un choix »). Les autres rabâchent un faux scoop philosophique qui associe tout repoussement des limites à une forme d’hubris (de démesure) : la douche froide marquée du sceau des critiques de l’industrialisme.

Sortis des conflits de vision du monde, des controverses viennent interroger plus en détail l’intérêt de divers programmes spatiaux, présents ou futurs. Ainsi, on se demande s’il faut ou non que des humains aillent sur Mars, au nom de la science par exemple. Thomas Jestin, auteur de Pourquoi Elon Musk ne doit pas envoyer l’Homme sur Mars, explique par exemple que  « le risque de contamination irréversible de la planète Mars en cas de mission habitée est bien trop élevé » et que cela devrait suffire à nous arrêter. Jestin prend le contrepied de Tim Urban, auteur du blog WaitButWhy.com, qui dans un article très remarqué (notamment par Elon Musk), How (and Why) SpaceX Will Colonize Mars expliquait pourquoi justement, il fallait aller sur Mars, avec une batterie d’arguments sur lesquels nous ne nous attarderons pas ici. Dans ce genre de débat, l’un finit toujours par expliquer qu’il suffit de trancher en envoyant des robots sur Mars, ce qui est possible (bien que très difficile) depuis longtemps, mais qui de toute évidence n’assouvit en rien l’envie de saisir du sable rouge à pleine poigne, de voir et ressentir le territoire conquis. Comme l’explique Anders Sandberg, chercheur au Future of Humanity Institute sur Quartz, la conquête spatiale robotique est décevante « parce que nous ne voulons pas une exploration au sens réduit (connaître plus de choses), mais bien une exploration au sens large : nous voulons y être ».

Un débat plus terre-à-terre et sans doute plus immédiat consiste à se demander si la Station spatiale internationale (ISS) sert encore à quelque chose, sachant que nous savons à peu près tout ce qu’il faut savoir sur les conditions de vie en microgravité, et que chaque entreprise scientifique menée là-haut (408 kilomètres d’altitude) coûte un bras, voire les deux. Dans la mesure où les français dépensent 35 euros par an dans le spatial (derrière les Etats-Unis avec 50 dollars par an), la question a sa part de légitimité démocratique. Le sujet est d’autant plus critique qu’au moment où nous dépensons des sommes astronomiques pour le maintien et l’envoi d’astronautes sur l’ISS, le secteur du New Space, qui se caractérise par le lancement à répétition de centaines de microsatellites dans les couches basses de l’atmosphère, risque de ruiner une partie de la recherche en astronomie en raison de la pollution lumineuse générée par les passages dans le ciel des appareils. Néanmoins, l’ISS, qui est avant tout un projet politique et surtout diplomatique, a permis de rassembler de nombreuses nations autour d’un programme technoscientifique commun, ce qui n’est pas dénué d’intérêt. Chinois et Indiens construisent à présent leurs propres stations chacun de leur côté, balayant toute possibilité d’une éventuelle collaboration internationale plus ambitieuse : est-ce réellement une bonne nouvelle ?

Le logo de SpaceX revisité par Nick Stevens (visiter le site de l’artiste), les traits blancs représentent les passages de satellites de la constellation Starlink

Enfin, les derniers terrains controversés sont relatifs à l’environnement. La conquête spatiale est-elle bien responsable de ce point de vue ? Pour paraphraser Linda Billings, chercheuse à la George Washington University : de quel droit irions-nous coloniser une autre planète, alors que nous ne sommes mêmes pas capables de nettoyer les dégâts que nous occasionnons sur la nôtre… Dans ce même registre, en juin 2019, des chercheurs de l’Atelier d’écologie politique de Toulouse écrivaient dans Libération une lettre ouverte à l’astronaute français Thomas Pesquet, lui demandant de dénoncer publiquement l’industrie naissante du tourisme spatial, suite à l’annonce de la NASA quant à une possible privatisation de la station spatiale internationale. Allant au bout de leur idée, les chercheurs défendent « qu’il n’y a aucune urgence à quitter la Terre », et laissent entendre que la conquête spatiale n’est pas une priorité.

Plus fondamentalement, cette tribune revient à demander si la conquête spatiale est un facteur de progrès. Deux séries d’arguments reviennent pour répondre positivement à cette épineuse question :

D’un côté, on argue du fait que la conquête spatiale a fait œuvre de décentrement pour l’espèce humaine. Beaucoup ont déjà vu cette photo de la terre, « Blue Marble », prise par la NASA depuis l’espace le 7 décembre 1972, à la demande de Stewart Brand. Photo qui illustre la petitesse de la planète bleue dans le vide de l’espace, et par extension, la fragilité des vivants qui y habitent – une fragilité que ressentent, paraît-il, tous les astronautes ayant eu l’occasion d’observer la terre depuis là-haut.

« Blue Marble », la terre prise en photo par l’équipage d’Apollo 17 en 1972, à une distance d’environ 45 000 km

D’un autre côté, on défend souvent le secteur spatial en expliquant qu’il tire le reste de l’industrie derrière lui, et une bonne partie du progrès technologique dans de multiples domaines, ce qui n’est pas tout à fait faux. Sans la conquête spatiale, « nous » aurions ainsi échappé à la centaine d’innovations qui en découlent plus ou moins directement, des ordinateurs modernes aux freins de TGV, en passant par l’imagerie médicale et la couverture de survie. Notons qu’on ne sait jamais vraiment qui désigne ce « nous », et donc le type de populations bénéficiant réellement de ces découvertes. 

Cependant, la validité de ces deux arguments se discute sans peine.

Tout d’abord, l’occupation de l’espace a contribué à documenter un certain nombre de phénomènes météorologiques, mais on ne lui doit pas la prise de conscience des dégâts environnementaux liés aux activités humaines et industrielles. Celle-ci a débuté avant le vingtième siècle, et s’est poursuivie à travers une critique sociale de l’industrialisation (pollutions et conditions de travail), de mouvements d’idées et de critiques de la démesure technologique allant de Gunther Anders à Docteur Folamour. Les catastrophes technologiques, de Bhopal à Tchernobyl, y ont également contribué, conjointement avec des études scientifiques qui ont avant tout lieu sur Terre. Avec le recul, il est difficile de dire si le programme Apollo a vraiment éveillé une conscience écologique plus qu’il n’a contribué à convaincre une multitude de gens que l’alliance entre le capitalisme et la technoscience allait sauver l’humanité (d’elle-même et du communisme). Sans nier l’importance du secteur spatial et des systèmes d’observation météorologiques (qui n’ont pas de lien direct avec le vol habité) dans la gestion des questions climatiques et environnementales, il conviendrait de ne pas idéaliser son rôle. 

Par ailleurs, notons que « Blue Marble » est loin d’être le première représentation de ce type de la planète. Des globes terrestres assez fidèles existent depuis le XVIIe siècle et ont successivement symbolisé le pouvoir, le caractère éphémère des accomplissements humains ou encore la mondialisation. Quand bien même « Blue Marble » aurait permis une prise de conscience supplémentaire, cette photo reste un moment de l’histoire humaine dont on peut douter qu’il se reproduise, puisqu’elle a déjà été prise, et que la prendre de plus loin, ou de meilleure qualité, n’y changera pas grand-chose. La photo de la Terre prise par la sonde Voyager à une distance de 6 milliards de kilomètres en 1990 par exemple, n’a pas suscité un tel émoi. Sortis du vol habité, les nombreuses autres sondes qui furent envoyées dans l’espace ne sont pas corrélées à un quelconque revirement quant à notre façon de gérer les ressources sur Terre (ce qui n’enlève rien à l’intérêt scientifique de ces missions, comme Cassini-Huygens, qui a entre autres choses ramené de magnifiques images de Saturne)[1].

Ensuite, et comme souvent en matière technologique, rien ne dit que les technologies modernes n’auraient pas pu être inventées autrement, moyennant des programmes de recherche correctement financés. Le bond technologique des années 1960 est moins le fait de la conquête spatiale que de la volonté du gouvernement américain de dédier plusieurs points de son PIB à cette industrie (jusqu’à 5,5% du budget fédéral entre 1965 et 1967)[2]. L’histoire des techniques est ainsi faite que nous n’avons pas connaissance des autres voies qui auraient pu être empruntées si des choix différents avaient été faits. Nous percevons les technologies présentes comme l’aboutissement d’une suite d’événements qui étaient par nature inéluctables, ce qui rend l’ensemble des scénarios alternatifs invérifiables par principe. C’est aussi cela qui rend la critique des technologies difficile, puisqu’elle consiste entre autres choses à imaginer a posteriori ce qu’auraient donné d’autres choix dans le passé, ce qui revient à penser le monde présent en lui ôtant ce que la technologie lui apporte de bénéfique (l’IRM par exemple), mais sans être en mesure d’y substituer d’autres bénéfices équivalents ou supérieurs. Néanmoins, absence de preuve n’est pas preuve d’absence : il est encore permis de se demander ce qu’auraient permis de tels investissements s’ils avaient été dirigés vers la lutte contre certaines maladies rares, ou d’autres domaines de recherche sélectionnés plus démocratiquement.

Faut-il faire atterrir la conquête spatiale ? 

Faut-il, en matière spatiale et sans mauvais jeu de mot, revenir sur Terre, ou « atterrir », comme le propose le philosophe Bruno Latour ? Dans son ouvrage Face à Gaïa, où il remet au goût du jour l’hypothèse Gaïa émise par le climatologue James Lovelock en 1979 (qui avance que l’ensemble des êtres vivants sur Terre formerait un vaste superorganisme), il écrit qu’on « peut toujours dépenser d’énormes budgets pour ce que l’on appelait naguère la « conquête spatiale », mais on ne réussirait au mieux qu’à transporter à travers des distances inconcevables, d’une planète vivante vers quelques planètes mortes, une demie douzaine d’astronautes encapsulés. » Une prise de position qu’on pourrait juger plutôt réaliste au regard des distances vertigineuses qui séparent les mondes potentiellement habitables les uns des autres, et les possibilités offertes par la technique aujourd’hui, et très probablement pour toujours.

Pour le journaliste Ariel Kyrou, cette conclusion n’est pas satisfaisante. Elle « bouche notre horizon ». Dans son encyclopédique Dans les imaginaires du futur (actusf, 2020), il discute la thèse de Bruno Latour et déplore l’effet stérilisant que celle-ci produirait sur l’imaginaire, et notamment sur notre capacité à sortir de l’impasse vers laquelle nous mène le dualisme qui contraint encore les visions qui dominent et se font face : la démesure technologique d’un côté, l’apocalypse environnementale de l’autre. Pour Kyrou, il faut continuer à lever les yeux au ciel, ne pas s’interdire par principe de rêver d’espace, ni de conquête spatiale, ni de vol habité. Il écrit : « Bruno Latour augmente l’intensité de notre rapport au monde ici et maintenant, il réveille la figure de Gaïa mais d’un même élan, il nous y enferme. Aux Terrestres, c’est-à-dire aux terriens enfin coresponsables que nous pourrions devenir, il interdit l’exploration des étoiles par le transport de nos corps dans des vaisseaux ».

La question que pose indirectement Kyrou est stimulante : peut-on vraiment faire le deuil de la conquête spatiale ? Peut-on – dans un autre registre – la rendre compatible avec la période géologique que nous vivons (l’anthropocène) et inventer une conquête spatiale « de l’effondrement », à la manière de l’informatique de l’effondrement (computing within limits) qui commence à émerger ? Du point de vue purement industriel, la chose est difficile à imaginer. Comme le concède Ariel Kyrou, « La fusée, le vaisseau spatial ou la perspective d’une colonisation des planètes sont impensables sans quelques démesures technoscientifiques ». Cependant, rien n’empêche de changer de perspective ni d’entrer dans la question par une autre porte. Pour Kyrou, penser la conquête spatiale en dehors du « binarisme étriqué » des mauvais films de science-fiction versus un refus absolu de l’espace – et notamment de l’exploration humaine – est encore possible, justement parce que « le contrepoint du vide intersidéral (…) révèle par défaut la richesse de notre écosystème terrestre ».

Sans tout à fait rejoindre la voie médiane que propose Kyrou, qui de mon point de vue rencontrera une nouvelle foi et inéluctablement une forme de démesure incompressible, je partage l’idée que la limite pour la limite n’est pas un récit tout à fait satisfaisant ni mobilisateur. Il convient, avec lui et d’autres, de faire un pas de côté et d’imaginer une autre conquête spatiale, une conquête prolongeant en acte le décentrement nécessaire de l’espèce humaine. Cette « conquête » n’aurait peut-être pas pour but de voyager dans l’espace d’ailleurs, et pourrait s’inscrire dans une vision du monde affranchie de toute velléité colonisatrice.

Pour une conquête spatiale du décentrement

Pour penser la conquête spatiale comme un lieu de décentrement, définissons d’abord ce que nous entendons par décentrement. Il s’agit de reconnaître que l’homme – et plus particulièrement l’homme blanc occidental – n’est ni le seul acteur de la planète Terre (qu’il partage avec d’autres sujets qui composent le monde), ni l’administrateur des lieux, à qui il reviendrait d’en préserver les richesses et d’en tirer bénéfice. Si l’astronomie nous ont apporté une idée fondamentale, c’est que la terre n’est pas au centre de l’univers et que par conséquent, l’homme n’est au centre de rien (pas plus qu’il n’est l’aboutissement de quoi que ce soit où le résultat d’un plan spécifique, comme l’a démontré Darwin). Ce dépassement de la pensée anthropocentrique pousse à réinterpréter la place de l’homme dans le monde, et dans la définition d’un avenir incluant le reste du vivant sur Terre. Ce dépassement peut prendre la forme d’une nouvelle éthique qui ne seraient plus réservée aux seuls humains, mais élargie à l’environnement et aux autres êtres vivants qui composent le monde. Le philosophe japonais Tomonobu Imamichi parle ainsi d’éco-éthique, une idée qui se traduit concrètement dans les appels à doter les animaux, ou certains éléments naturels (fleuves, forêts) de droits, et surtout d’une voix dans les délibérations collectives à propos de l’avenir.

Partant, nous pourrions commencer en réaffirmant que l’espace est un premier lieu de décentrement dans la mesure où les distances y sont incommensurables. S’il est difficile de se l’imaginer dans les séries de science-fiction où tout voyage entre deux astres est l’équivalent d’un trajet en métro, une remise en perspective est toujours utile.

L’artiste Mishka Henner nous est à ce propos d’une grande aide. Ses œuvres Earth Moon system ou encore Selfie, nous rappellent à quel point nous sommes seuls et loin de tout, à commencer de notre satellite naturel le plus proche, la Lune. En 2011, Henner publiait une série de douze ouvrages, « Astronomical », de 506 pages chacun pour un total de 6000 pages, où chaque page est l’équivalent d’un million de kilomètres. Chaque corps étant à l’échelle, le soleil occupe (presque) deux pages au début du livre, la terre apparaît après 155 pages vides et il faut attendre la dernière page pour voir la planète déchue Pluton. Dans la même veine, le designer Josh Worth (@misterjworth) a mis au point une animation numérique « If the moon were only one pixel » où le soleil est le point de départ et la lune représentée par un pixel, le reste de l’univers respectant cette échelle. Chacun peut faire défiler l’animation à l’envi, ou à l’ennui, pour réaliser à quel point tout voyage interstellaire est vain, même à la vitesse de la lumière (qui avoisine les 300 000 km/s), ce qui est, au regard des distances considérées, incroyablement lent. Cette lenteur relative est aussi parfaitement mise en scène dans la vidéo d’Alphonse Swinehart « Riding Light » (2011), que l’on peut visionner comme si l’on était un photon partant du soleil, pour atteindre Saturne 45 longues minutes plus tard.


Au-delà du vol habité, c’est le processus de colonisation en lui-même qui mérite d’être renversé. L’œuvre de l’artiste et designer Alexandra Daisy Ginsberg (@alexandradaisy) « Wilding of Mars » poursuit cet objectif. Dans une série de plusieurs vidéos qui tournent en parallèle, elle imagine que l’homme puisse faire fleurir la vie sur Mars, mais en renonçant à lui-même s’y rendre. Les vidéos durent une heure, au cours de laquelle s’écoulent un million d’années sur la planète rouge. Les « colons » d’Alexandra Daisy Ginsberg sont des cyanobactéries, des champignons, du lichen et autres espèces extrêmophiles qui se satisfont des conditions géologiques et météorologiques martiennes. Ces êtres vivants modifient leur environnement et donnent naissance à d’autres espèces, puis à un nouvel écosystème d’où l’humain est absent. L’artiste imagine que l’homme n’exploite pas, mais protège la vie : « La vie pourrait fleurir au-delà de la terre, mais ce projet ne devrait pas nécessairement nous inclure. » Wilding of Mars priorise une perspective non-humaine (l’homme est spectateur mais pas acteur) mais sans toutefois abandonner une des idées centrales de la conquête spatiale consistant à disséminer la vie ailleurs. La durée de l’opération, qui s’étale bien au-delà d’une vie humaine, et peut-être de la civilisation humaine en tant que telle, nous place dans des temporalités qui sans ambiguïté, décentrent.

La perspective de Daisy tranche avec les projets de terraformation – opération consistant à transformer les conditions de vie d’un monde pour que l’humanité puisse le coloniser – tels qu’imaginés par l’astrophysicien suisse Fritz Zwicky en 1948 et l’astronome américain Carl Sagan en 1961. Son projet vient également renouveler ce que l’anthropologue Lisa Messeri appelle le « faire-lieu » (Making space), un lieu étant une géographie à laquelle on donne du sens. La chercheuse a étudié comment les planétologues, notamment à travers la cartographie, convertissent des « globes de poussière, de gaz et de roche » en lieux dotés de sens et où les humains peuvent s’imaginer vivre (voir à ce propos la spectaculaire carte 3D de la planète Mars). Les exoplanètes font partie de ces « lieux » que les vues d’artistes ne cessent de représenter comme de nouvelles planètes B, bien qu’elles soient à proprement parler invisibles, puisqu’indirectement détectées lorsqu’elles passent devant leurs étoiles, faisant ainsi diminuer périodiquement leur luminosité.

La conquête spatiale pour penser les contraintes

Un autre moyen de sortir la conquête spatiale de son ornière colonisatrice, du point de vue conceptuel au moins, consiste à se livrer à un banal exercice de pensée. Il s’agit de se remémorer que nous « voyageons » déjà dans l’espace. En effet, la terre se déplace autour du soleil, qui lui aussi se déplace avec toute la galaxie. Dans l’univers, tout est en mouvement. Tout bouge, et nous avec, bien que nous ne nous en apercevions pas. Si l’exercice ne tarit pas complètement nos envies de vol habité, il a le mérite de rappeler que la Terre est aussi un « vaisseau spatial », notre unique vaisseau. Cette métaphore est souvent utilisée pour rappeler la nécessité première de prendre soin de l’environnement qui permet au vivant de s’épanouir : la biosphère. Cependant, l’image comporte quelques limites. Dans son passionnant ouvrage Le commencement de l’infini, le physicien David Deutsch explique que la biosphère est plus inhospitalière qu’il n’y paraît, et que si l’homme peut y vivre confortablement, c’est aussi parce qu’il a su concevoir des vêtements pour se protéger du froid, des hôpitaux pour se soigner, des maisons, des fermes, des réseaux électriques, etc. Deutsch conclut : « Si nous sommes dans un vaisseau spatial, nous n’en avons jamais été juste ses passagers : nous sommes ses concepteurs et ses constructeurs ».

C’est bien cet environnement de « maintien de vie » qu’il faut emporter avec nous quand nous voyageons dans l’espace. Dans les scénarios les plus maximalistes de la science-fiction, on rencontre ainsi des « terrariums », sortes de stations orbitales conçues pour reproduire dans l’espace les conditions de vie terrestres : air, eau, température, nourriture, etc. A plusieurs reprises, ces idées ont inspiré des projets terrestres, à l’image de Biosphère II dans les années 1980, un projet dont l’ambition était créer un espace autonome sur le modèle de la Terre, et qui se solda par un échec suite à des dissensions internes et des accusations de sectarisme.

Né en 1987, le projet MELiSSA (Micro-Ecological Life Support System Alternative) approche la question avec plus de prudence. Cette installation expérimentale de l’Agence Spatiale Européenne à laquelle contribuent une centaine d’ingénieurs vise à développer un système de support de vie régénératif. La transformation et le recyclage des déchets y sont centraux, car ce sont ces processus qui permettent de reproduire les fonctions de l’écosystème terrestre, et de convertir les déchets en oxygène et nutriments. A ce titre, MELiSSA est fréquemment cité comment étant un exemple d’économie circulaire le plus abouti. Pour les chercheurs en sciences sociales Céline Granjou et Jeremy Walker, le projet ne suit pas la ligne de clivage entre la démesure technologique et l’injonction à la sobriété : « il cristallise en ce sens les paradoxes de la « cabin ecology », cette sous-discipline de l’écologie qui se consacre, depuis les années 1960 et 1970, à théoriser et tester les principes de maintien de la vie humaine dans des habitats clos. » L’écologie de la cabine, rappellent les chercheurs, a joué un rôle important dans le développement des sciences de la durabilité, notamment en relayant l’idée que la Terre elle-même est un vaisseau spatial unique et fragile sur laquelle « nous sommes tous astronautes ».

Cependant, il reste tout à fait illusoire de croire que la réponse au dérèglement climatique tombera du ciel. L’écologie de la cabine, qu’il s’agisse de MELiSSA, ou d’autres expériences comparables (comme Biorat, le projet CEEF ou dans un autre registre, la simulation Mars500), ne doit pas venir cautionner les directions que prend la conquête spatiale dans son ensemble. Et notamment le tournant du New Space, dont rien ne justifie les répercussions sur le climat, et surtout pas une quelconque nature humaine portée vers les astres ou encline à la colonisation d’autres mondes. Tout au plus, ces dernières expériences nous permettent de ne pas tomber dans des généralités sur l’espace.

***

Comme l’écrit le philosophe chinois Yuk Hui dans son texte For a Planetary Thinking, nous avons besoin d’emporter avec nous une « mini planète » pour nous déplacer dans l’espace. Mais si nous désirons si ardemment y voyager, c’est bien parce il y a une planète sur laquelle nous pouvons retourner, et elle s’appelle la Terre. De la même manière, on peut imaginer que notre âme sort de notre corps, précisément parce que nous savons qu’il y aura un corps où elle pourra revenir.

On entend parfois que la conquête spatiale aurait une valeur introspective qui justifierait sa prolongation et son intensification. Nous serions allés sur la Lune pour mieux nous retrouver, et nous irions sur Mars pour le même genre de raison. L’argument a de quoi séduire, mais tient plus d’un mythe auto-entretenu par l’Occident que d’une réalité mondialement partagée. Les premiers pas de Neil Amstrong sur la Lune n’ont pas été vécus de la même manière sur tous les continents. En 1969, la plupart des êtres humains n’ont pas encore de télévision, et quand bien même, ils ne feront pas de ce moment un point de référence particulier dans leur histoire.

Il peut être enfin également utile de rappeler, comme le fait la sociologue Julie Patarin-Jossec, que la conquête spatiale n’a rien d’universel. Quand au début des années 1980, l’ethnologue Jane M. Young demande aux Zuñis, une tribu amérindienne du Nouveau-Mexique, leur perception du programme spatial de la NASA, et des alunissages en particulier, leur réaction est avant tout la crainte, la stupéfaction et la moquerie : « Crainte que ne soit abîmée « Mère la Lune » à cause des « dents métalliques » du vaisseau ; stupéfaction que les occidentaux aient ainsi besoin de se déplacer matériellement jusqu’à la Lune, au lieu de s’y rendre dans leurs rêves et rituels ». Autrement dit, la conquête spatiale n’est pas une fatalité. Elle découle d’un récit situé dont la nature est avant tout sociale et politique. Bien sûr, l’expérience des Zuñis ne prescrit rien. Elle (re)met juste en lumière la tension entre universalisme et relativisme culturel. Elle rappelle qu’au fond, rien ne nous oblige à conquérir l’espace. Et d’ailleurs, nul besoin de prendre à témoin une tribu amérindienne pour s’en rendre compte. Les américains eux-mêmes ne sont pas franchement convaincus : selon une étude menée par la Georgetown University’s, un quart d’entre eux seulement pensent que l’Homme a un destin dans l’espace. Cela étant, si la conquête spatiale doit se poursuivre, par la force des choses ou parce que « nous » le désirons, alors peut-être devrions-nous en profiter pour réfléchir à ce qu’elle nous apprend sur nous-mêmes.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

[1] Découvrir la vie, ou des traces de vie ailleurs dans l’univers pourrait donner lieu à une prise de conscience comparable, sans garanties toutefois que cela nous conduise à mieux prendre soin de nous-mêmes ou de l’environnement. A toutes fins utiles, notons qu’il est nécessaire de bien distinguer le vol habité des applications spatiales (télécommunications), et de l’espace- pour-la-science. 

[2] Rappelons que dans ce qu’on appelle « conquête spatiale », la priorisation des questions climatiques varie d’une agence à l’autre. Quand l’Agence Spatiale Européenne (ESA) alloue 2,5 milliards d’euros (sur 14 milliards sur la période 2020 – 2024) à l’observation de la Terre, et l’équivalent au transport, la NASA elle, voit son budget global augmenter, mais la part dévolue aux sciences de la Terre baisser au profit de l’exploration et du vol habité.

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