Le « New Space » est-il vraiment si « new » ?

C’est récemment qu’un nouvel âge spatial aurait, nous dit-on, émergé : le « New Space », ou « Alt.Space » ou encore « entrepreneurial space », c’est selon. Cette nouvelle frontière, « étape d’après » de la grande aventure de l’homme dans l’espace aurait ainsi tourné la page du « Old Space » – old pour États, old pour guerre froide – au profit d’une nouvelle classe d’entrepreneurs (astropreneurs) déterminée à poursuivre, sinon à accélérer l’épopée stellaire de l’humanité.

New Space, new business

Le New Space, c’est la « privatisation » du marché de l’accès à l’espace. L’entrée en scène des hérauts qu’on ne présente plus : Elon Musk (SpaceX), Jeff Bezos (Blue Origin) et Richard Branson (Virgin Galactic). Mais son horizon les dépasse. Ce sont plus de 1000 entreprises qui composent le New Space (voir par exemple cet index du New Space), une bonne partie d’entre elles sont américaines et officient dans les CubeSats et les NanoSats (des satellites de télécommunication miniatures évoluant en orbite basse, entre 550 et 1200 kilomètres d’altitude), ou les lanceurs de petite taille (comme le néo-zélandais Rocket lab, ou Launcher One aux Etats-Unis). La France compte aussi quelques entreprises du New Space, avec Venture Orbital et sa fusée Zephyr dont le premier vol est prévu pour 2024, Kineis (qui conçoit des NanoSats, et bénéficie du soutien de la BPI et d’acteurs de l’industrie, à hauteur de 100 millions d’euros) ou encore en Bretagne, Unseen Lab qui produit également des petits satellites, les “BRO”, pour Breizh reconnaissance orbiter. L’immense majorité de ces projets pointe vers la mise sur orbite de (mégas) constellations de satellites allant de quelques dizaines d’unités à plusieurs milliers, afin de bâtir de futurs réseaux de télécommunication (comme le projet Starlink de SpaceX, et l’UE n’est pas en reste).

Les « usages » qui s’ouvrent avec le New Space sont nombreux. L’internet des objets bien sûr, puis la surveillance (à des fins de renseignement militaire comme à des fins professionnelles – industrie 4.0, agriculture connectée, finance, surveillance des plateformes offshore, des actes de piraterie en mer, etc.). L’agence spatiale européenne (ESA), parle quant à elle de « Space 4.0 » – déclinaison du New Space sur le vieux continent – pour signifier ce lien direct entre l’espace et l’innovation industrielle. À la marge, les plus gros acteurs du New Space tentent de mettre en place des activités de tourisme spatial, vieille lune à l’attention d’une élite ultra (mais vraiment ultra) riche, et surtout très patiente car ces projets n’en finissent pas d’être repoussés. Plus à la marge encore, le New Space concerne des activités purement scientifiques, comme l’exploration spatiale ou l’imagerie satellitaire, à des fins notamment de compréhension et de scénarisation du dérèglement climatique. L’entreprise Syrlinks par exemple, a équipé l’aterrisseur Philae du module de communication le liant à la sonde Rosetta. Mais sauf à considérer que tous les sous-traitants des agences spatiales – qui investissent dans les missions scientifiques – font partie du New Space, alors force est de constater que l’immense majorité des entreprises réunies sous cette appellation n’ont que faire de la science : elles cherchent avant tout un modèle économique rentable, ce qui demande des débouchées, ce qui explique pourquoi les constellations de satellites ont le vent en poupe. Notons d’ailleurs que la complémentarité entre les constellations de satellite et les réseaux mobiles terrestres (5G, et ce qui viendra après) n’est pas si claire, ce qui augure d’intéressantes perspectives quant à une éventuelle concurrence entre ces réseaux, et aux controverses futures à propos de leur consommation énergétique. 

Old (space) is New (space)

Il n’y a certes rien de très original à dire que les choses ne sont pas si nouvelles – dans le sens où rien ne l’est vraiment quand on regarde l’histoire. Suivant le moment où l’on décide de situer ses débuts, c’est valable aussi pour le New Space. Il est bon de rappeler que la « privatisation » de l’espace est au moins aussi ancienne que le programme Ariane, qui commence en 1980, quand ArianeSpace devient le premier opérateur de transport spatial privé (avec les lanceurs Vega… et Ariane). On pourrait aussi voir les prémices du New Space dans les échecs de la Nasa, avec les explosions des navettes Challenger (1986) et Columbia (2003), qui conduisirent à l’arrêt des voyages habités depuis des appareils américains en 2011, et à la nécessité conjointe de reposer sur des lanceurs Soyouz (russes), pour envoyer depuis Baïkonour des astronautes sur la station spatiale internationale. Cette situation a rendu indispensable le financement d’entreprises privées comme SpaceX pour rétablir l’équilibre, chose faite en novembre 2020 avec Crew Dragon. Cette prouesse du « privé » n’est pas du goût de tout le monde. Pour John Logsdon, c’est même un recul : le fondateur du Space Policy Institute à l’université de George Washington regrette que les Etats-Unis en soient revenus à des lanceurs classiques tels qu’utilisés dans les années 1970 (certes moins chers et partiellement réutilisables), plutôt que d’avoir poursuivi les avancées dans le domaine des navettes spatiales.

S’il ne fallait s’attarder que sur l’aspect « entrepreneurial » du New Space, alors il faut également concéder que là non plus, il n’y a rien de très nouveau. Comme l’écrit le sociologue Arnaud Saint-Martin, les bonimenteurs spatiaux d’antan n’ont rien à envier à Elon Musk, ils étaient déjà là il y a quarante ans : « Entrepreneur des télécoms devenu business angel de l’espace à la fin des années 1980, Walt Anderson investit des dizaines de millions de dollars dans diverses entreprises, qui eurent leur importance dans le grand récit « NewSpace » : certaines sont toujours là, comme l’International Space University, à Strasbourg, ou la Space Frontier Foundation ».

En bref, le New Space, c’est la c’est la startupisation de l’espace à échelle mondiale. Et de ce point de vue, c’est un phénomène qui n’a de nouveau que sa mise en conformité avec le reste de l’économie. L’entrée dans le spatial de nouvelles puissances (Japon, Corée, Emirats Arabes Unis) répond point par point aux chemins empruntés par d’autres secteurs comme « internet », qui lui aussi est aujourd’hui multipolaire (avec un internet russe, un internet chinois), quand bien même le reste du monde numérique demeure largement dominé par les Etats-Unis, et qui lui aussi, repose sur des fonds publics (du protocole http à Arpanet, en passant par le GPS, le disque dur et le micro-processeur). A ce titre, la « démocratisation » de l’espace ressemble beaucoup à la « démocratisation » du web : quand le Japon signe avec les Etats-Unis la Joint Exploration Declaration of Intent (JEDI) – il adhère à la vision américaine, et aux normes juridiques afférentes qui structurent le futur de l’exploitation minière dans l’espace (et notamment sur la Lune).

Cette startupisation de l’espace se pare, comme dans tous les autres secteurs startupisés – ou startupisables – des mêmes éléments de langage. Ainsi, pour Futura Science, « à la différence du Old Space, le New Space pense en premier lieu aux besoins du client et des utilisateurs de la donnée » et pour la Banque publique d’investissement (BPI) « l’espace doit devenir une commodité pour s’ouvrir aux services et usages de demain » – dans un cas comme dans l’autre, on aura préjugé de ces fameux « besoins » et « usages » qui ne sont revendiqués nulle part bien que clamés partout. Personne n’a demandé à ce que des milliers de satellites de la taille d’une boîte à chaussures soient envoyés dans l’espace (mais comme personne n’avait demandé à ce que la génération précédente y soit envoyée non plus, alors circulez, il n’y a rien à voir). 

New Space : une industrie pas si privée

Côté startupisation, rapport au “Old”, le “new” fleure bon l’hypocrisie et les milliardaires libertariens et inspirants ont bon dos : l’Etat est toujours bien là et la commande publique reste le premier marché des entreprises spatiales (90 % des revenus des industriels privés proviennent encore des Etats). Ces dernières doivent d’ailleurs leur existence au savoir-faire accumulé pendant les décennies précédentes, des ingénieurs aux brevets, voire même aux infrastructures (pour rappel, la Falcon Heavy d’Elon Musk décolle depuis le complexe de lancement 39 d’où est partie la Saturn V qui envoya des hommes sur la Lune). Depuis 10 ans, la NASA soutien les projets commerciaux dans l’espace à travers différents programmes comme le Commercial Orbital Transportation Services (COTS) et le Commercial Crew Development (CCDev), des initiatives qui financent sur fonds publics des acteurs privés, leur déléguant notamment le fret vers la station spatiale internationale. Plus anecdotiquement, il faut se rappeler qu’en décembre 2011, l’Etat de Virginie avait annoncé une déduction fiscale allant jusqu’à 8000 dollars pour les américains souhaitant envoyer leurs cendres dans l’espace. C’est dire l’importance aveugle accordée au soutien des activités spatiales

Si l’on élargit la définition du New Space à l’internationalisation de l’accès à l’espace, avec notamment la Chine comme nouvelle entrante, alors on ne peut que constater que le « New » ressemble au « Old ». L’espace est toujours, comme il y a cinquante ans, un lieu d’affrontements symboliques et d’affirmations politiques. Peut-être pas pour la domination du monde, peut-être pas de façon aussi offensive que pendant la guerre froide, mais la dimension militaire, derrière les ambitions économiques affichées, reste très perceptible.

Quand la Chine lance le premier satellite 6G avec une fusée Long March-6, elle dit au monde son « avance » dans la mise en place des infrastructures de télécommunication du futur, et fait pâlir d’envie le secrétaire d’Etat au numérique Cédric O, qui y voit la preuve qu’ils « vont réussir leur transition environnementale, (…) grâce à la technologie, seul moyen d’éviter la décroissance et ses conséquences sociales et économiques ». Quand l’armée des Etats-Unis annonce vouloir s’équiper des lanceurs de SpaceX pour « acheminer 80 tonnes de matériel de la Floride à l’Afghanistan en seulement… une heure » (ne demandez pas où la fusée doit atterrir), ils signalent au monde – aidés par une certaine interprétation médiatique – que leur capacité de projection est sinon intacte, pas tout à fait décadente. Quand Chine et Etats-Unis ambitionnent de (re)conquérir la Lune (avec les programmes Chang’e et Artemis – qui ne coopèrent pas), c’est bien pour affirmer ou réaffirmer un leadership mondial. L’expédition chinoise consistant à ramener des échantillons lunaires sur Terre (10ème du genre) n’est certes pas complètement dénuée d’intérêt scientifique, mais prépare surtout l’installation d’une base lunaire permanente (dans le meilleur des cas), en vue d’y exploiter des ressources minières (Hélium-3) et de prendre un avantage stratégique et militaire sur les autres nations. Quant aux Etats-Unis, leur seule raison de retourner sur la lune est probablement le fait que les chinois y aillent. Tous ces projets de conquête donnent lieu à une guerre proxy où le secteur privé (notamment aux Etats-Unis) sert de tierce partie pour faire baisser le coût d’accès à l’espace.

Ce New Space-là referme en fait une parenthèse de quelques dizaines d’années pendant lesquelles la conquête spatiale avait pris la forme d’une simple « exploration » repliée sur l’orbite basse depuis l’ISS, à quelques exceptions près. De ce point de vue, nous revenons à l’étape précédente de l’histoire pendant laquelle le véritable moteur de l’espace n’était ni la science ni la technologie, mais bien la rivalité géopolitique entre les deux blocs (avec ses moments de détente, comme en 1975 lorsque les astro/cosmonautes Deke Slayton et Alexeï Leonov se serrent la main dans l’espace). Enfin, une autre vraie différence entre l’ancien est le nouvel espace réside dans le fait que la « course à l’espace » n’est plus une course – qui postule une ligne d’arrivée – mais bien une compétition, c’est-à-dire un état permanent et continu de guerre commerciale dans une économie de marché qui s’étend.

L’espace en panne d’imaginaires ?

Nul besoin d’épiloguer sur le retour du mythe prométhéen pour comprendre que « New » comme « Old » ont en partage des imaginaires tout à fait semblables – qu’il s’agisse de fuite et de délires expansionnistes (coloniser Mars en y envoyant des « trillions d’humains » – suivant des chronologies burlesques), ou encore de quête d’infini par l’exploitation des ressources minières sur des astéroïdes. Ces projets de minage sont facilités par le Space Act de 2015, mais semblent tout à fait loufoques au regard des coûts exorbitants pour collecter des échantillons lunaires ou provenant d’astéroïdes (la mission japonaise Hayabusa 2 qui a permis de ramener moins de 100 milligrammes de poussière de l’asteroïde Ryugu, a couté 200 millions d’euros).

Et pour cause, si l’exploitation de ressources dans l’espace a un sens, c’est seulement pour faciliter l’exploration spatiale en tant que telle (ravitaillement, autonomie d’un équipage sur Mars). L’historien des sciences Jacques Arnoult visait juste lorsque, dans une interview au journal Le Monde il déclarait : « ceux qui arrivent après les explorateurs sont les commerçants », sans forcément plus s’en émouvoir. Dans son essai Oublier la terre, la conquête spatiale 2.0 (Le Pommier, 2018), il concluait sur le New Space, sans jugement moral, notant le besoin naturel de l’humanité pour les « échappées cosmiques », puis rappelait cette question posée par l’Abbé Reynald en 1787 : « La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou au contraire nuisible au genre humain ? ». Demandez donc aux indigènes « découverts » par les navigateurs venant du vieux continent.

Quoiqu’il en soit, tout cela n’est désespérément pas nouveau. Tout cela n’est désespérément pas prêt de faire reculer l’accumulation des débris spatiaux dont le traitement est encore très embryonnaire et si peu anticipé (avec le risque de rendre l’espace inexploitable), ni la débauche de lancements inutiles plus ou moins régulés, dans un « nouveau » Far West qui a tout de l’ancien (sinon un cadre légal – le traité de 1967 étant de peu d’utilité pour réguler le New Space). La « politique spatiale » du New Space ne s’embarrasse malheureusement pas plus des questions morales qu’avant. Et dans la mesure où et elle répond en grande partie aux désidératas d’un capitalisme technologique mondialisé (spatialisé), ses retombées scientifiques sont tout à fait incertaines.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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Juffé
Juffé
3 années il y a

Bien vu ; c’est toujours le rêve d’un monde sans limites que nous pourrions conquérir