Commentaire sur la notion « d’anthropocène lunaire »

Le 08 décembre dernier, trois géologues, Justin Allen Holcomb, Rolfe David Mandel et Karl William Wegmann publiaient dans la revue Nature Geoscience un article au titre curieux : « The case for a lunar anthropocene ». La thèse : il faudrait selon eux déclarer une nouvelle période géologique sur la Lune, « l’anthropocène lunaire », au même titre qu’il existe un anthropocène terrestre, qui désigne une époque géologique caractérisée par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques. Séduisant, ce papier semble néanmoins être une manière de préempter un concept plutôt que d’interroger l’idée de conquête lunaire sur le fond.

« Anthropocène lunaire » 

Repris à l’envi par les médias scientifiques états-uniens et français (Popular Science, New scientist, Science et avenir, Science et vie et j’en passe), « The case for a lunar anthropocene » revient succinctement sur les effets des activités humaines sur la Lune : sondes, robots, vaisseaux et autres objets de toutes sortes (drapeau, balles de golf, sacs de déchets) laissés sur le régolithe de notre satellite au fil d’une course à l’espace qui dure depuis 60 ans. 

Sur la forme, on pourrait qualifier l’article de malin : long de trois pages (deux en fait, sans les notes de bas de page), il prend des allures de tract ou de communiqué vendeur, facilement lisible. On n’y trouvera pas de réelle enquête ni de nouveauté scientifique, plutôt une proposition terminologique basée sur quelques références (22 au total), le tout agrémenté de photos des impacts produits par les missions Apollo, Luna, Chang’e 4, etc. Est également évoquée la question des débris spatiaux – un tout autre sujet – mais qui alimente l’idée que l’espace est un lieu physique dont il faut prendre soin. Quant au titre, il fait écho – consciemment ou non – au livre du gourou de l’expansionnisme spatial et président de la Mars Society, « The case for Mars ». 

Sur le papier bien sûr, la morale est impeccable : envisager dès maintenant les mesures d’atténuation des effets de l’occupation future de la Lune. Car si depuis la mission Luna 2, les atterrisseurs, rovers et les déplacements humains ont déjà chamboulé le sol lunaire, affirment les auteurs, ce pourrait être pire dans 50 ans, eu égard au nombre de missions à venir et aux plans à long terme de la NASA, consistant à développer une présence humaine « durable » sur la Lune. En somme, interroger dès maintenant l’impact écologique d’un éventuel village lunaire, pour ne pas reproduire là-haut les erreurs faites sur Terre.

Je ne referai pas ici le résumé détaillé des impacts cités, les relais journalistiques susmentionnés s’en sont occupé. Pas plus que je n’interrogerai l’utilité même d’appliquer la notion d’anthropocène à la Lune (ce sur quoi vont probablement s’orienter les débats), dans la mesure où justement, le principal débat n’est peut-être pas là. Il me semble plus important de revenir sur la tonalité de l’article et ses prémisses, afin de donner un nécessaire recul critique à un texte peu précautionneux. Et ce à plusieurs titres. 

Conforter un futur parmi d’autres

Un premier problème réside dans la façon d’appréhender le futur. Celui-ci serait déjà écrit, conforme en tous points à l’idée d’une nécessaire échappée cosmique. Plusieurs passages en témoignent, dès l’introduction :  « Actuellement, nous sommes en train de vivre notre prochaine expansion majeure dans l’espace : le peuplement de notre système solaire ». Plus loin dans le texte : « Nous soutenons que, à mesure que les humains continuent d’étendre leur empreinte matérielle à travers le système solaire, nous devons prendre en compte l’influence humaine sur d’autres corps planétaires ». On comprend déjà que la Lune n’est qu’une première étape : suivra « le système solaire », et les « corps planétaires », notez l’usage du pluriel.

Un second problème est relatif à l’idée qui est avancée concernant la qualité des acteurs de cette « expansion », des entreprises privées selon les auteurs : « Alors que nous entrons dans la prochaine course à l’espace, caractérisée par la participation de sociétés privées proposant un accès via le tourisme spatial et des projets d’exploitation minière industrielle, nous soutenons qu’il est temps de discuter de savoir si la Lune de la Terre est également entrée dans sa propre « ère des humains » — un Anthropocène lunaire. »

Le premier point, celui d’un « retour sur la Lune inévitable », pour citer encore les auteurs, me paraît pour dire le moins, manquer de prudence. Personne ne connaît l’avenir, et le programme Artemis états-unien, tout lancé qu’il soit, pourrait encore subir moult changements, et devra survivre à plusieurs administrations, sécuriser des budgets colossaux pendant des années et peut-être des décennies. Les modalités de ce retour sur la Lune sont encore en proie à de nombreuses incertitudes. Affirmer qu’un tel futur est « inévitable » contribue à le conforter.

Le second point fait fi de la réalité commerciale des secteurs cités : les modèles d’affaires du tourisme spatial sont très fragiles, en témoigne la décision récente de Richard Branson (Virgin Galactic) d’arrêter les frais. La question de son acceptabilité sociale et de sa potentielle régulation se pose également, au vu de son coût écologique. Quant au minage d’astéroïdes, il eut été bon de rappeler les nombreuses faillites qui ont eu lieu ces dernières années (Planetary resources, pour n’en citer qu’une) dans le domaine. Pour faire court : le « space mining » n’est pas grand chose d’autre que de la spéculation et l’économie cislunaire pourrait bien s’arrêter avant d’avoir commencé. Là aussi, un futur incertain, un futur parmi d’autres, est conforté.

Préemption conceptuelle

La question de savoir comment les astres devraient être protégés des incursions humaines est ancienne. Il est vrai, elle n’a jusqu’alors pas vraiment interrogé la perspective d’une installation durable, voire industrielle en dehors de la Terre. Cependant, la notion de « protection planétaire » est lancée en 1956, lors du 7e congrès de Rome de la Fédération internationale d’astronautique, avec l’idée d’éviter que l’exploration spatiale ne contamine d’autres planètes par des micro-organismes terrestres et, à l’inverse, que la Terre ne soit contaminée par des échantillons qui en proviendraient (« back contamination »). 

Le droit lui, compose avec ces débats depuis 1963, alors qu’est établie la « non-appropriation nationale par proclamation de souveraineté » des astres célestes. Ce n’est qu’en en 2015, alors qu’aux États-Unis, le Space ACT entre en vigueur, qu’est reconnue la propriété des ressources spatiales à tout « citoyen américain » qui les exploiterait à des fins commerciales. L’essentiel du débat concernant les effets potentiels d’une occupation de la Lune et des astres devrait commencer par poser un regard critique sur cette construction juridique. 

Dans New Scientist, on apprend par ailleurs que Wagman propose que des accords internationaux établissent la présence de l’équivalent de parc nationaux sur la Lune. Une idée qui, là encore, n’est pas nouvelle. En 2004, les chercheurs Charles Cockell et Gerda Horneck proposaient par exemple d’envisager la création de « parcs planétaires » semblables aux réserves naturelles sur Terre, mais sur la Lune ou Mars. Outre le fait que ces propositions tiennent au mieux du théorique, au pire de la mauvaise science-fiction, elles s’inscrivent toutes dans une même vision d’un avenir borné, que rien ne pourrait venir modifier. Or s’il y a bien une constante dans le spatial, c’est que de nombreuses promesses ne sont jamais tenues, tout simplement parce qu’elles ne sont pas tenables. 

Quel est, dès lors, l’objectif scientifique d’un tel article ? La notion « d’anthropocène lunaire » ne ferait-elle finalement que paver conceptuellement la route à des projets d’extraction minière encore largement hypothétiques, et très certainement inutiles ? Le risque qu’une telle notion se déploie est, encore une fois, de conforter un projet expansionniste qu’il conviendrait d’interroger sous d’autres angles. Par exemple, son intérêt au regard de son coût (littéralement, des centaines de milliards de dollars qui feraient bien d’être fléchés vers des projets scientifiques, y compris en dehors du secteur spatial). De ce point de vue purement financier, on pourrait tout aussi bien arguer que la remise en cause du programme Artemis est inévitable. Ou encore, la description plus fine du système économique et industriel dans lequel cette conquête spéculative s’inscrit. 

Il est certes tentant pour une partie de la communauté scientifique de s’attribuer un concept vendeur. Il est aussi vrai, très marginalement, que des sociétés privées s’essaient à la Lune (on pense par exemple à l’échec de l’envoi du robot de la société japonaise iSpace en avril 2023, qui s’est écrasé sur notre satellite). Toutefois, si « anthropocène lunaire » il doit y avoir, alors la notion devrait partir d’une vision moins deshistoricisée et dépolitisée des promesses de conquête lunaire et surtout, ne pas céder à la doxa ambiante qui fait miroiter un avenir cosmique à l’humanité. Le rôle de la communauté scientifique pourrait tout aussi bien être de pointer la gabegie de cette conquête, une critique qui se justifie parfaitement en raison.

Image en tête d’article : NASA. Flight Day 7 — Orion’s Optical Navigation Camera Captures the Moon NASA ID: art001e000403

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