Dans un texte sur Real Life, Star Power, l’écrivaine et doctorante Lauren Collee (@lacolle) avance que le story-telling des entreprises de la tech repose sur un imaginaire cosmologique propre au monde occidental, et qui laisse entendre que leur croissance exponentielle est conforme à celle de l’univers, et donc inquestionnable.
En janvier dernier, le milliardaire Elon Musk envoyait par le biais de sa société SpaceX une nouvelle grappe de soixante satellites dans l’espace. A terme, l’idée est de connecter la planète entière grâce à une « constellation » de ces satellites, « Starlink »,. Ces satellites posent plusieurs problèmes. Ils sont notamment critiqués par de nombreux astronomes, du fait de leur luminosité (ils reflètent la lumière du soleil), qui gâche les observations au télescope. Ils sont également, dans certaines circonstances, visibles à l’oeil nu depuis la Terre, sous forme de traînées lumineuses. Au-dessus de nos têtes, nous verrons bientôt la « tech » comme nous ne l’avions jamais encore vue.
L’imaginaire spatial est présent dans le monde de la tech depuis longtemps. Des iPhones aux ordinateurs, les scènes cosmiques habillent les fonds d’écran. Le réseau internet lui-même est souvent représenté comme une sorte de constellation de noeuds que relient des flux brillants dans un vide intersidérale surplombant le globe. Cet imaginaire était déjà bien présent dans les années 1980 et 1990, il s’accompagne souvent de scènes cosy mettant en scène des petites familles sur leur canapé, suggérant que l’aller / retour du monde réel au monde virtuel n’est jamais qu’histoire d’un clic.
Quand l’iPhone fut lancé, la photo de la Terre dite « Blue marbel » était l’écran par défaut. L’iPhone donnait littéralement l’impression de contenir le monde. Dans une keynote, rappelle l’autrice, Steve Jobs passait frénétiquement d’une App à l’autre, affichant des cartes vues du ciel : Paris, Rome, Washington, donnant l’impression de voir le monde depuis la cabine d’Appolo 11 – où la photo de Blue marbel fut justement prise. Puis l’industrie de la tech cessa de se focaliser sur un seul objet, ordinateur ou smartphone. Progressivement, il fut question de tout connecter, alors les images de constellations remplacèrent celle de la Terre.
L’arrivée prochaine de Starlink dans notre ciel est une étape supplémentaire dans ce grand mouvement au cours duquel les entreprises de la tech se sont liées aux imaginaires cosmologiques du présent. L’autrice avance que ce lien affiché entre la tech et l’astrophysique – la science la plus « pure » – leur permet de naturaliser leur croissance, jusqu’à l’ériger en loi de la nature.
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La cosmologie étudie l’origine, la nature, la structure et l’évolution de l’Univers. Mais une cosmologie est également une conception philosophique, une vision du monde jugée irréfutable. Comme celle par exemple qui met l’Homme au centre du monde et qui en fait l’entité la plus significative de l’univers.
Il arrive que différentes cosmologies entrent en contact, et alors elles sont susceptibles de s’affronter. Pour la philosophe Isabelle Stengers, la science occidentale a toujours trouvé sa légitimité dans le fait de discréditer les visions du monde concurrentes. Or cette science pose la vérité comme quelque chose d’extérieur à la culture. Ainsi, la loi de la gravitation existait avant que nous n’ayons les moyens culturels de la vérifier. Il en résulte que le « vrai » est ce qui est scientifiquement établi, ou et en attente de l’être (ndlr : cette conception bien particulière de ce qui est vrai ou non, et qui oppose rationalistes et relativistes a des répercussions bien concrètes. Les différences entre hommes et femmes par exemple, sont matérielles – inscrites dans les chromosomes – mais cela ne veut pas dire qu’il faille dédaigner les théories qui étudient l’enracinement social de ces différences, et qui affirment que celles-ci ne procèdent pas que du matériel. Différentes « vérités » sur l’homme et la femme peuvent donc coexister, en dehors de la lecture biologique de ces différences).
L’autrice illustre son propos, celui d’une cosmologie occidentale qui écrase les autres, en détaillant les liens qui ont été tissés entre la vision darwinienne de l’évolution et les principes du libre marché. Ces liens passent notamment par le langage. En biologie, il est question de « concurrence » entre les protéines, de « ratio coût bénéfice », d’armes, de guerre, d’exploitation… autant de pièges sémantiques qui ne reflètent pas juste des vérités scientifiques. En ce qui concerne l’astrophysique, Lauren Collee explique que cette science est perçue comme pure et dénuée de biais humains, car plus proche des mathématiques que ne l’est la biologie, ou encore la chimie. Le concept de Big Bang par exemple, ne bénéficie que de peu de relectures culturelles. Cependant, il reste que certaines parties de la théorie du big bang sont plus connues que d’autres. Dans la population, il est en général admis que l’univers s’est étendu depuis son origine, mais il est beaucoup moins clair que celui-ci se refroidit progressivement. Pour la doctorante, cela s’explique dans la mesure où l’imaginaire de l’expansion se marie mieux aux paradigmes colonial et libertarien que ne le fait celui du refroidissement.
Dans un article publié en 2009, l’historien Craig Howard White avance ainsi que le développement de nombreux observatoires astronomiques aux Etats-Unis au milieu du XIXe siècle coïncide avec le projet impérial américain. Pour le chercheur : « la cosmologie de la croissance fut supportée par la recherche astronomique dans le but de déclarer l’expansion comme loi naturelle pour l’au-delà et l’Amérique du nord ». Dans un même registre, la dérégulation de l’ère Thatcher est souvent présentée comme un « Big bang », un terme qui naturalise ce projet politique, au nom de la croissance infinie.
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Le « mythe du garage », duquel seraient soi-disant sorties les grandes innovations de l’ère de l’informatique, et auquel on se réfère souvent pour illustrer la naissance de compagnies aussi diverses qu’Apple, Amazon, Dell, HP, Microsoft ou encore Google, est aussi très lié à l’imaginaire du Big bang. Le story-telling du garage se fond parfaitement avec la vision d’un univers naissant dans un moment d’explosion depuis un petit point condensant une énergie phénoménale. Partant de là, il devient possible d’établir toute une narration entrepreneuriale basée sur les lois de la nature. Ainsi, les entreprises apparaissent suivant les lois de la physique, puis produisent différentes « générations » de produits qui remplacent les précédentes, suivant les lois de l’évolution. Comme Jathan Sadowwski l’écrivait dans un autre article sur Real Life, les entreprises de la tech plus que toutes autres tendent à installer l’idée qu’elles ne sont que la courroie de transmission du progrès, et que le progrès est une force naturelle muée par ses règles propres.
L’explosion du marché de l’espace (avec le secteur dit du New Space, qui serait venu remplacer la conquête spatiale « Old school » marquée du sceau de la guerre froide) s’appuie sur cette cosmologie bien particulière. Il est soutenu par des lois, dont le Space Act (2015), une mise à jour du droit de l’espace qui rend possible le minage d’astéroïdes. Ce secteur s’appuie largement sur un langage colonial (« nouvelle frontière », « conquête »), et trouve sa justification dans un universalisme de la conquête spatiale. Celle-ci serait consubstantielle à la nature humaine, répondrait en quelque sorte à sa nature profonde (« all mankind »), quand bien même de nombreux imaginaires résistent à cette vision des choses, quand bien même cet universalisme est avant tout celui de l’homme blanc occidental.
Pour Lauren Collee, le langage qui décrit l’univers et l’espace est un outil puissant parce que c’est celui de l’universalisme, de l’irréfutabilité. C’est un langage situé qui, comme à d’autres endroits de la Tech, des algorithmes « racistes » à la surveillance ciblée, exclut certaines populations et en privilégie d’autres. Pour contrer cette hégémonie, il faut non pas réfuter ses présupposés scientifiques, mais comprendre que ceux-ci sont inscrits dans un agenda politique singulier. Il faut aussi se souvenir que nous pouvons ouvrir une multiplicité de futurs, et d’histoires sur le passé : le Big bang n’est que l’une d’entre elles. Enfin, il convient de contrer le mythe suivant lequel la tech n’a pas de matérialité, qu’elle est cosmique, voguant dans l’éther. Le récent incendie qu’ont dû affronter les équipes de l’hébergeur de données OVH nous a bien rappelé qu’il n’en était rien.
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« Si internet n’avait pas été représenté de façon abstraite, en une constellation de lumières flottant au-dessus de nos têtes, l’entreprise SpaceX aurait-elle pu mettre au point Starlink, qui matérialise cette vision ? » demande Collee… Et si nous nous représentions enfin internet tel qu’il est, avec ses câbles sous-marins, ses data-centers, ses mines à ciel ouvert ? Toutes ces images qui parlent de la violence néocoloniale et des dégradations écologiques du présent ?
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, on voit déjà apparaître de nouvelles façons de représenter la structure logique des réseaux de neurones, comme le propose Philipp Schmitt dans un article sur Noéma. Dans un registre similaire, Thomas Thibault, designer et co-fondateur du Collectif BAM, proposait une « iconographie pour une tech intelligible » inspirée des « métaphores trompeuses d’Internet » (« Cloud », « smart », etc.). Un bon début pour rebattre les cartes des imaginaires graphiques de la tech.
En guise d’épilogue, Lauren Collee rappelle qu’au milieu du Pacifique, il existe un lieu appelé « le cimetière des vaisseaux spatiaux ». Ce point est si loin des côtes que les humains qui s’en rapprochent le plus et le plus souvent sont les passagers de la station spatiale internationale. C’est là où terminent les satellites obsolètes, les débris de l’espace. Malheureusement, aucune cosmologie d’entreprise n’inclut encore ce cimetière. On regarde bien les fusées décoller, mais peu s’intéresse à ce qui arrive quand elles retombent.