Du dumping éthique comme mode de régulation des mœurs technoscientifiques (ici et en Chine)

La communauté scientifique s’est récemment indignée suite à la naissance en Chine des jumelles Nana et Lula, les premiers « bébés Crisp-R », du nom de cette technique inventée par la chercheuse française Emmanuelle Charpentier pour éditer le génome grâce à des « ciseaux moléculaires ». Après la mise en place du « Social credit system » qui attribue un score à ses citoyens, l’Empire du Milieu s’illustre de nouveau par son grand laxisme éthique. Mais avant de diaboliser et d’essentialiser un pays comptant 1,4 milliards d’habitants, il convient de regarder de plus près ce qui motive ces expériences, et à en croire The Economist, les choses ne sont pas si binaires.

Revenons un instant à nos bébés CrispR. L’essai clinique du chercheur Jiankui He avait pour but de « vacciner génétiquement » les nouveau-nées contre le VIH (les travaux sont détaillés ici). Les résultats sont pour le moins contrastés, d’autant que l’expérience a été réalisée en dehors de tout cadre légal : la Southern University qui emploie le chercheur affirme ne pas avoir été informée des recherches qui se sont déroulées en dehors du campus. Par ailleurs, les protocoles utilisés pour mener à bien cette expérimentation seraient douteux. Les effets à long terme ne sont pas connus, les parents n’auraient pas été correctement prévenus des risques et il subsiste des doutes quant à ce qui aurait motivé leur consentement. Enfin, les modifications des « bébés OGM » se transmettent aux générations suivantes, ce qui ne va pas sans son lot de questions éthiques : « les fillettes apprendront-elles un jour que leur génome a été modifié ? » demande le site The Conversation. Bref, la condamnation est unanime, une pétition a même été lancée pour dénoncer ces « embryons transgéniques ».

Autre effet notoire, la Chine blinde sa réputation de pays où les sciences et les techniques sont mises au service d’un grand n’importe quoi démiurgique et totalitaire. Certes, le gouvernement a suspendu les activités de Jiankui He. Certes, la communauté scientifique locale s’est indignée de ces deux naissances (notons au passage qu’une seconde grossesse est en cours). Mais cela n’a pas suffi à atténuer cette image de dragon immoral que l’Occident se complait à (re)construire à l’endroit de la Chine. Les articles dénonçant l’usage « terrifiant » de l’intelligence artificielle ou de la génomique fleurissent : la Chine inquiète de plus en plus les experts, son désir de puissance est sans limite, on s’inquiète de sa potentielle suprématie scientifique. Nous ne sommes pas loin d’avoir déterré le « péril jaune », qui faut-il le rappeler se réfère à la crainte née à la fin du XIXe siècle de voir les pays d’Asie, Japon et Chine au premier plan, surpasser les Blancs dans la course à la domination du monde. Cette rhétorique s’inscrivait dans une période où le darwinisme social et la raciologie étaient de mise : on craignait alors que la « fourmilière » asiatique et ses armées puissantes ne viennent marcher sur l’Europe…

Aujourd’hui, on parle plutôt d’une nouvelle guerre froide technologique, on insiste sur le fait que l’Europe « peine à exister » sur l’échiquier international et doive « rattraper son retard » en la matière (ici et ), quitte à tirer un trait sur la morale et la protection des données personnelles, au risque de « se faire dépasser ». Bref, il faut « rester dans la course » pour « sauver la démocratie » et tout le tintouin, on connaît la chanson. Cette rhétorique est bien sûr teintée d’un abominable déterminisme technologique, elle implique une hiérarchisation (fallacieuse) des nations, postule un temps orienté, un modèle technologique absolu vers lequel tendre, un monde qui ne se structure que par la confrontation de grandes puissances façon « Choc des civilisations » (selon la thèse tout à fait approximative d’Huntington qui a permis de justifier l’impérialisme américain depuis les années 2000 au moins). Scoop : si vous lisez le monde selon des rapports conflictuels, vous construirez un monde conflictuel.

L’idée ici n’est pas de défendre le modèle chinois, qui est de toute façon indéfendable. Ni même de refuser tout débat concernant l’importance d’assurer à l’Europe, à la France, une certaine souveraineté technologique (mais aussi énergétique). Le loup réside dans cette vision du monde binaire où la Chine tient le mauvais rôle et menace les pauvres petites démocraties occidentales bien innocentes et épouvantée par ce nouvel ordre mondial dans lequel la technoscience serait mise au service du mal.

Une vision du monde bien réductrice. Dans le cas des bébés CrispR, il y a comme une hypocrisie : The Economist révèle qu’un chercheur américain, Michael Deem, de l’université de Rice (Houston, Texas), a largement contribué à ces recherches. Le papier pointe du doigt le « dumping éthique » dont font preuve les pays riches quand ils sous-traitent à des équipes étrangères moins regardantes sur les normes éthiques les recherches qui seraient désapprouvées dans leurs pays. Bien sûr, Michael Deem n’a pas fait naître des bébés CrispR sur le sol américain, cela lui aurait été interdit de toute façon. Mais quand il s’agit de soutenir l’exécution d’une telle expérience ailleurs, alors la loi devient floue. Les enquêtes quant à son rôle exact sont encore en cours (voir Stanford will investigate its role in the Chinese CRISPR baby debacle), quoiqu’il en résulte, cela lève le voile sur d’autres cas de Dumping éthique qui ont eu lieu à d’autres endroits. The Economist nous rappelle l’histoire du neuro-chirurgien Sergio Canavero, de l’université de Turin, qui avait prétendu pouvoir réaliser la première greffe de tête au monde. Conscient de l’impossibilité de mener une telle opération en Europe ou aux Etats-Unis, le scientifique se tourna vers la Chine, mais fut stoppé net par le ministère de la santé local (une nouvelle preuve qu’on ne peut pas tout à fait faire n’importe quoi en Chine). De nombreux autres cas de ce type ont été répertoriés et ont conduit à la création par la commission européenne du projet TRUST, et à la publication d’un livre (Ethics Dumping: Case Studies from North-South Research Collaboration) avec l’ambition de freiner ces pratiques.

Encore une fois, l’objet n’est pas de relativiser les pratiques chinoises avec la génomique, l’intelligence artificielle et la surveillance de masse. Mais il convient de se demander si la dénonciation unanime émanant de l’Occident ne vient pas dissimuler ses propres tares. Si la Chine est sans doute un parfait laboratoire pour les pires idées du monde, celles-ci arrivent apparemment parfois d’Occident, quand elles n’y sont pas carrément reprises, sans aucune discussion démocratique préalable. Ainsi, la reconnaissance faciale a fait son entrée dans les lycées français (à Nice et à Lyon). Nous ne sommes pas avares de bases de données biométriques géantes (en France ou aux Etats-Unis) ni soucieux d’autoriser les compagnies d’assurance à espionner les réseaux sociaux de leurs clients. Quant aux petites mains qui nourrissent nos prétendues intelligences artificielles grâce au « digital labor », personne ne semble s’inquiéter de leur sort (tout comme on ne s’inquiète pas du sort des salariés de Foxconn ou des gamins dans les mines de cobalt congolaises – comme quoi le dumping a de multiples visages). Enfin, dès qu’il s’agit de vendre quelque chose à quelqu’un, par exemple du matériel de surveillance à des dictatures, rien ne nous arrête. En ce qui concerne l’éthique, pas sûr que nous soyons les meilleurs pour donner des leçons à la Chine. Ce ne sont là que quelques exemples, mais qui signalent tout de même que la technologie est prête, et qu’elle n’attend apparemment pas l’édification d’un projet de société commun pour être déployées, ni en Chine, ni en Europe.

On entend souvent qu’avant la chute du mur, le bloc de l’Est avait pour vertu de civiliser l’Occident. Pour contrer et battre le communisme, il fallait au moins montrer que le capitalisme offrait liberté, abondance et sécurité. Depuis l’écroulement de l’URSS, nous n’avons connu que libéralisations sans freins. Avec la fin de l’histoire, le camp du bien a pu se déployer pleinement sans risquer de voir fuiter les cœurs vers des contrées plus désirables. Les crises récentes ont montré à quel point ce monde qui a gagné peut être prédateur et nuisible – passé un certain seuil. Au même titre, l’essor fulgurant de la Chine interroge le devenir de nos sociétés occidentales. Devrions-nous succomber à une guerre pour la suprématie technologique (IA, génôme, etc.) avec pour corolaire les mêmes méthodes de surveillance ? Les mêmes technologies mises au service du même système de concurrence mondialisé ? Ou bien devrions-nous en profiter pour cultiver ce qui dans nos sociétés préserve réellement la démocratie ? Ce qui impliquerait peut-être, pour citer Bruno Latour de « laisser les électeurs de Trump, les Turcs, les chinois et les russes s’adonner encore aux rêves de domination impériale. Nous savons que s’ils souhaitent encore régner sur un territoire au sens de la cartographie, ils n’ont pas plus de chance que nous de dominer cette terre qui nous domine aujourd’hui au même titre qu’eux. »

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb)

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