De la « starification » des lanceur·ses d’alerte de la tech

Les récentes révélations Frances Haugen à propos des pratiques de Facebook se sont ajoutées à un dossier de critiques déjà bien épais. En quelques jours à peine, la lanceuse d’alerte obtient une visibilité médiatique importante. Pourquoi elle, et pourquoi maintenant, alors que les vices de Facebook sont connus depuis déjà bien longtemps ? Le processus de « starification » des lanceur·ses d’alerte de la tech ne concernerait-il que quelques individus seulement ?

Alertes en cascades

Parmi les « nouvelles » informations qu’a fournies la lanceuse d’alerte à la presse : les écarts importants en matière de modération d’un pays à l’autre (et d’une catégorie d’individus à l’autre), les effets potentiellement délétères d’Instagram sur de jeunes adolescentes et, plus globalement, le peu d’entrain de Mark Zuckerberg quand il s’agit de faire passer ces questions avant les impératifs économiques de Facebook. D’aucuns diraient que certaines de ces découvertes n’en sont pas vraiment. Les faiblesses de modération du réseau social ont déjà permis (sinon encouragé) le génocide des Rohingyas au Myanmar (c’était il y a 3 ans) et le manque de réactivité de la firme dans certaines crises politiques en dehors des Etats-Unis est depuis fin 2020 sur la table, notamment suite aux révélations de Sophie Zhang, une autre lanceuse d’alerte.

Dans le monde de la tech, et plus particulièrement depuis Snowden et l’affaire PRISM, les lanceurs et lanceuses d’alerte sont légion : Timnit Gebru (Google), Ifeoma Ozoma (Pinterest) ont chacune dénoncé des manquements éthiques et des pratiques discriminatoires dans leurs ex-entreprises respectives. Une autre catégorie de personnes est également visible depuis quelques années : les ex-salariés des grandes firmes qui critiquent publiquement leurs ex-employeurs. Le plus célèbre d’entre eux, Tristan Harris, est une des figures centrales du documentaire The Social Dilemma, diffusé sur Netflix. Dans un précédent billet, je relatais les critiques dont ce dernier est l’objet : la journaliste Maria Farrell l’accusait même d’invisibiliser d’autres activistes aux idées plus radicales. Farrell finissait par conseiller à Tristan Harris d’utiliser ses privilèges et son réseau pour mettre en lumière les activistes trop peu visibles, plus particulièrement les femmes racisées (qui sont précisément les personnes à l’origine de la plupart des critiques de la tech, ensuite récupérées par des cadres blancs).

Pour en revenir à Sophie Zhang, notons que ses révélations se sont faites sur un mode différent de celles de Haugen. Zhang rédige en 2020 un mémo qui sera en partie repris par le site Buzzfeed en septembre de la même année. Elle y décrit le manque de volonté de l’entreprise à empêcher les phénomènes de manipulation de l’opinion sur la plateforme. En avril 2021, le journal The Guardian met enfin en visibilité Sophie Zhang et ses révélations. Il faut lire le passionnant article de la journaliste Julia Carrie Wong qui revient en détail sur tout ce que la jeune femme a dû traverser de pressions et de dénigrement. Avant de rendre publics les problèmes dont elle avait connaissance, elle les avait d’abord signalés en interne. Ainsi, dès 2019, elle alertait sur le fait que Juan Orlando Hernández, président du Honduras, amassait des faux « Likes » par centaines de milliers… Facebook mit plusieurs mois à réagir. Zhang signala par la suite des comportements similaires dans de multiples pays (dont le Mexique, l’Argentine, l’Azerbaïdjan, l’Irak, la République dominicaine, la Pologne ou encore la Mongolie). Quand l’entreprise ne faisait pas tout simplement rien, elle tardait à réagir : ce n’était pas prioritaire. A l’été 2020, Zhang est renvoyée au prétexte qu’elle n’est pas assez performante. Comme elle le confesse au Guardian : « cela n’aurait pas dû être mon job, mais au final, j’étais la seule à prendre des décisions sur ces cas-là ».

Zhang, comme Haugen, a donc pris des risques personnels très importants en rompant un certain nombre de principes de confidentialité. Pourtant, dès 2021 rapporte Maria Farrell, après une année à avoir essayé tout ce qu’elle pouvait pour continuer à lancer l’alerte, « elle restait déçue du manque de réponse publique et politique. » Dans son témoignage, on retrouve pourtant peu ou prou les mêmes éléments qui vaudront à Haugen une couverture médiatique plus importante. Au final, Haugen est devenue « la » lanceuse d’alerte de Facebook, et pas Zhang. Pourquoi ?

Nuance et couverture médiatique 

Dans un récent épisode de sa newsletter « Règle 30 », la journaliste Lucie Ronfaut suggère que la différence de traitement médiatique entre les deux femmes pourrait être lié au fait qu’Haugen est blanche, contrairement à Zhang (ou encore Timnit Gebru – qui a cependant bénéficié d’une couverture médiatique relativement importante également).

Dans un article sur The Conversationnalist, la – déjà citée – Maria Farrell avance que la dimension raciale est bien une des raisons qui explique ce déficit médiatique. Mais pas la seule raison. Elle balaie tout d’abord une explication qui ne la convainc pas, celle de Donnie O’Sullivan sur CNN : Zhang ne serait tout simplement pas assez « charismatique ». La lanceuse d’alerte se définit elle-même comme casanière sur son compte Twitter (qui contrairement à celui de Frances Haugen, créé en octobre de cette année, n’est pas certifié par le réseau social). Mais ce manque de charisme explique-t-il réellement que Haugen – qui après tout, déclare elle aussi ne pas aimer que l’attention porte sur elle – soit tout de même invitée à l’émission « 60 minutes », puis auditionnée au Sénat deux jours après ses révélations ? Pourquoi Zhang n’a eu accès à aucune de ces scènes ?

Pour Farrell, plusieurs éléments permettent de répondre à ces questions. Comme elle l’explique, il est probable que les journalistes du Wall Street Journal et les sénateurs se sentent plus concernés par la santé des adolescentes utilisant Instagram que par des élections volées et des droits humains bafoués en Azerbaïdjan. Un autre facteur explicatif non moins important : Zhang ne correspond pas aux canons féministes que les médias recherchent, parce que trop radicale, parce que trop peu « nuancée », parce que transgenre. En outre, sa critique vise en plein cœur du modèle d’affaires de Facebook et remet en question la légitimité même de l’existence du réseau social à l’étranger : « si Facebook peut se permettre une présence internationale, alors l’entreprise peut se permettre d’investir dans la protection des démocraties les plus fragiles du monde. »

Farrell oppose cette radicalité à ce qu’elle considère être chez Haugen une forme de mollesse idéologique. Quand bien même elle reconnaît le courage de la lanceuse d’alerte, elle l’associe aux figures du féminisme « corporate », un féminisme réservé aux femmes de pouvoir, plus soucieux de la « diversité » et de « l’inclusion » que de changer les choses structurellement. Le féminisme corporate s’incarne pour elle dans la figure de Sheryl Sandberg, directrice des opérations chez Facebook, également connue pour avoir permis à l’entreprise de devenir rentable grâce à son modèle publicitaire. Farell ironise : « quand on en vient à réellement critiquer les Big Tech, le féminisme corporate est à l’aise avec l’extraction de données et la surveillance, tant que les femmes gagnent autant que les hommes ».

Si l’analogie entre Haugen et Sandberg peu paraître forte, voire déplacée, elle n’est peut-être pas tout à fait dénuée d’intérêt. Haugen dispose d’un statut social élevé, a investi dans les cryptomonnaies « au bon moment » et vit à Puerto Rico (depuis mars 2021) notamment pour des raisons fiscales : une lecture classiste du personnage aboutirait vite à la conclusion qu’elle a peu intérêt à ce que les modèles économiques de la tech basculent pour de bon. C’est d’ailleurs ce que suggère Farrell pour qui : « elle [Haugen] n’ira jamais suggérer à ceux qui font la loi de changer les règles du jeu, et c’est probablement la raison pour laquelle elle est sur la scène. » Haugen est « nuancée » : elle ne suggère pas de démanteler Facebook, pas plus qu’elle ne nous incite à boycotter la plateforme. Comme elle le disait au Web Summit de Lisbonne le 02 novembre : « J’ai la foi que Facebook peut changer. [Mark Zuckerberg] a un beau rêve : il veut connecter les gens, faire du monde un meilleur endroit. Cela ne fait pas de lui une mauvaise personne d’avoir fait des erreurs »

Pour Haugen, il existerait donc une version de Facebook qui pourrait faire moins de mal. Pour Haugen, Facebook pourrait changer. Et d’ailleurs, n’est-ce pas justement ce que fait Facebook fait en se renommant « Meta » ? Ou en annonçant abandonner la reconnaissance faciale (NB : bien après Amazon, Microsoft et IBM, et ce n’est probablement qu’un au revoir) ? Zhang quant à elle, ne laisse pas entendre que « Mark peut mieux faire », mais acte du fait qu’il est complètement dépassé par la situation, martelle Farrell.

C’est une analyse similaire que formule Zachary Loeb (du site Librarian Wreckship) dans son article imagine the end of Facebook. Il rappelle d’abord que si Frances Haugen déplore aujourd’hui une faillite morale, elle n’en a pas moins précisé avoir rejoint la firme par conviction, car celle-ci « a le potentiel de nous permettre de donner le meilleur de nous-mêmes ». Pour Loeb, Haugen est le stéréotype des récentes figures repenties de la Silicon Valley : « avec des CV couverts d’entreprises de la tech, ils pivotent après avoir réalisé à quel point ces boîtes pouvaient être néfastes. Avec leur impeccable réputation (« cette personne a travaillé pour Facebook ! »), ils sont élevés par la presse, le gouvernement, [et même soutenue financièrement par Luminate, une organisation philantrophique fondée par le milliardaire Pierre Omidyar, dans le cas de Haugen] et on leur décerne un statut officiel de « critique du secteur de la tech ».

Loeb concède que le fait qu’une salariée critique son entreprise est une bonne nouvelle. Mais la situation devient problématique quand certaines de ces figures critiques font passer des messages que Zuckerberg lui-même ne pourrait pas transmettre. Imaginerait-on le créateur de Facebook affirmer devant le congrès que « Facebook a le potentiel de nous permettre de donner le meilleur de nous-mêmes » ? Une telle déclaration dans un tel contexte deviendrait probablement un meme sur internet. Personne ne le prendrait au sérieux. Mais si c’est une lanceuse d’alerte qui le dit, alors le message devient audible et crédible. Pourtant, n’est-ce pas ce message-là dont il faudrait se départir en premier lieu ? La dépendance accrue de milliards de personne à une seule plateforme est déjà en soi un problème, peste Loeb. Et d’ajouter : peut-on décemment laisser entendre que ceux-là même qui ont créé ce monstre qu’est Facebook sauront le réparer ? Peut-on faire confiance à une entreprise qui coupe l’accès à ses API à des scientifiques après l’affaire cambridge Analytica ? Zachary Loeb lui aussi, fustige la « nuance », et rejette ces figures molles qui, comme Tristan Harris, constituent de fait un monopole de la technocritique, reléguant toutes franges plus radicales qu’eux-mêmes à une forme de luddisme désuet.

Ombre et lumière

Qu’importe après tout, qu’un lanceur d’alerte soit plus médiatisé qu’un autre. Qu’un repenti ait déserté son ex-employeur avec ou non une idée derrière la tête. Au jeu de la pureté militante, personne ne sort réellement gagnant. La question centrale reste, pour tous ces cas distincts : occasionnent-ils réellement le moindre changement d’ordre structurel, ou a minima législatif ?

Pour Os Keyes, doctorant à l’université de Washington, la réponse est non. Dans une tribune sur Wired, il prévient : les révélations de Frances Haugens produiront « zéro effets ». Ni lois, ni régulation, rien. Pourquoi ? Parce que le mécanisme même de lancement d’alerte repose – en partie au moins – sur la croyance qu’un individu bien intentionné peut, seul, apporter au système l’information dont il ne disposait pas afin que celui-ci change (une critique également formulée par Laura Flandrin et Fanny Verrax dans leur excellent essai L’éthique de l’ingénieur).

Dans court essai « On the Limits of Whistleblowing », Os Keyes invitait déjà à se débarrasser des fausses idoles : « l’idée même d’un héros atomisé, comme étant la condition suffisante au changement social est une idole. Si nous voulons un monde meilleur, un monde construit par nous tous, nous ne devons pas céder à cet imaginaire d’un seul individu capable de démanteler l’ancien. »

Soulignant lui aussi la différence de fond entre Frances Haugen et Sophie Zhang, et le fait qu’une seule des deux a bénéficié d’une audition au congrès, Os Keyes note que le simple fait de dire – ou d’entendre – la vérité ne suffit jamais. « Qui » dit la vérité, et « quelle » vérité est dite importent tout autant. Quand bien même le traitement médiatique des lanceurs d’alerte serait complètement neutre ajoute-t-il, les lanceurs d’alerte ne suffiraient pas, car dire la vérité ne lève pas les obstacles : « dans cet environnement, l’alerte ne peut nous sauver car le problème n’est pas l’absence d’information, c’est l’absence de volonté. Et ce qui permet de construire la volonté et de faire bouger les normes ne ressemble pas à une figure isolée armée de la vérité, mais à des mouvements populaires de masse en faveur de la création de nouveaux standards. Des mouvements qui expliquent clairement aux entreprises que ne pas respecter ces standards leur coûtera cher ».

L’alerte n’est pas une fin en soi. C’est le début du combat, et il y a tout à perdre à en faire une forme d’absolution qui débouche sur des instituts aux idées « médiocres » comme le Center for Humane Technology de Tristan Harris. Comme Maria Farrell avant lui, Os Keyes appelle donc à réinscrire la figure du lanceur d’alerte dans un répertoire d’action plus vaste, et à l’intérieur de mouvements militants qui le précèdent. Il cite à cet effet plusieurs collectifs comme Our Data Bodies, the carceral tech resistance network, et the Detroit Community Technology Project; des initiatives qui étudient les asymétries de pouvoir dans la tech et la surveillance en ligne sur le terrain, depuis bien plus longtemps que les anciens salariés désirant se confesser. Ce sont ces organisations-là qui devraient être au centre de l’histoire, ce sont elles qui devraient proposer au régulateur des solutions, et au public d’autres technologies plus respectueuses.

***

A titre personnel, s’il me semble pertinent d’interroger et de critiquer la sélection médiatique des lanceurs d’alerte, il me paraît tout aussi important de comprendre que certaines parties de cette critique sont à double tranchant.

D’une part, si lancer l’alerte devient « un choix de carrière » (je trouve la formule – issue d’une dépêche AFP reprise ici ou – malheureuse vus les risques encourus), cela n’ôte rien au fait qu’il s’agit d’un acte de courage. Tout ce qui peut concourir à mettre en lumière des pratiques illégales et / ou délétère doit être bien accueilli. 

D’autre part, quand bien même il peut être intéressant de signaler des intentions « impures » (pour le dire grossièrement) derrière un tel acte de courage que l’on souhaiterait désinteressé, il faut comprendre que c’est avant tout au bénéfice de ceux-là même qui sont visés par l’alerte. Ils seront les premiers à souligner l’intérêt personnel du/de la lanceur·se d’alerte et à se servir de cet argument pour discréditer son contenu. C’est bien ce que fait Daniel Castro, vice-président du think tank Information Technology (financé par les grandes sociétés technologiques) : pour lui, Haugen n’a rien révélé d’illégal, elle ne serait donc pas une lanceuse d’alerte mais une « militante très efficace » (un tweet repris dans la dépêche AFP précédemment citée). Pourtant, l’alerte ne concerne pas seulement des pratiques illégales : Antoine Deltour qui fut à l’origine des « LuxLeaks » a révélé des pratiques fiscales non pas illégales, mais profondément injustes et immorales. Il a d’abord été condamné, puis relaxé avant d’être pleinement considéré comme lanceur d’alerte.

Autrement dit : ne jetons pas le lanceur d’alerte avec l’eau du bain, l’urgence absolue consiste avant tout à mieux reconnaître ce statut et protéger les personnes qui prennent des risques et surmontent la peur de tout perdre pour protéger le bien commun.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
Pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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2 Commentaires
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Hubert Guillaud
3 années il y a

Dans un autre article de Politico – https://www.politico.eu/article/frances-haugen-facebook-the-worlds-most-professional-whistleblower/ -, on apprend que Haugen est également soutenue par Ben Scott, un ancien conseiller de Hillary Clinton, qui a lancé l’initiative Reset – https://www.reset.tech – lui-même soutenu par Luminate d’Omidyar et de la Sandler Foundation (qui soutient, lui, l’American Civil Liberties Union et le média ProPublica). Visiblement, si Haugen était très accompagnée lors de son voyage en Europe, c’est parce que pour beaucoup, c’est en Europe que s’écrivent les règles de la régulation de la tech – qui s’appliqueront un jour partout, notamment à l’encontre des plateformes américaines… « C’est d’Europe que viennent les règles ».