Le Linkedin de 2024 n’est plus celui d’il y a 10 ans, où toute intervention devait épouser les canons de la bienséance propre aux milieux d’affaires. Dans un article publié dans la revue New Media & Society, “Posting vulnerability on LinkedIn”, la chercheuse et professeur à la London School of Economics Shani Orgad s’est penché sur un tournant qu’a connu la plateforme ces dernières années, alors qu’un nombre croissant d’utilisateurs n’hésitent plus à exposer leurs faiblesses et leurs vulnérabilités en ligne.
Avec plus de 10 millions de posts et commentaires répertoriés chaque jour, Linkedin est le réseau professionnel le plus populaire du monde. À l’origine, il est question de s’y présenter sous son meilleur jour, de s’y faire aussi lisse que poli et de garder un objectif en tête : l’exposition de ses forces et compétences, quitte à les idéaliser un tantinet. Les photos sont donc taillées sur mesure (“sourire business”), les interventions pensées pour signaler l’engagement, inspirer la confiance et la sympathie. En face, il y a potentiellement un employeur ou futur employeur, qui jauge en temps réel la réputation des uns et des autres.
La donne a toutefois changé avec la période du Covid et la montée en puissance des questions liées à la santé mentale ou au bien-être au travail. On parle plus facilement des burn out, des renvois, des échecs, dépressions et autres événements traumatisants. Sur Linkedin, l’exposition de ces vulnérabilités est désormais monnaie courante, et constitue le point de départ de Shani Orgad. Son enquête ne vise aucun jugement moral, mais cherche simplement à comprendre comment la vulnérabilité se matérialise sur Linkedin.
Avant d’entrer dans le coeur du sujet, la chercheuse rappelle que les pratiques dites de “Self branding”, sont à situer dans un régime d’auto-discipline néolibérale, qui sert avant tout un objectif utilitariste : attirer l’attention et générer du profit, se forger et maintenir une réputation. Les stratégies mises en place pour arriver à ces fins sont à remettre dans un contexte d’instabilité professionnelle où le risque de se retrouver sans travail est loin d’être nul. Des chercheurs ont ainsi qualifié “d’authenticité calculée” le travail effectué par les utilisateurs du réseau, un travail à renouveler sans arrêt.
L’exposition de la vulnérabilité s’est ajoutée à ces pratiques déjà existantes. C’est plus qu’anecdotique : montrer ses failles est désormais bien perçu, parfois jugé nécessaire. Tim Cook par exemple, a encouragé les leaders d’Apple à être plus vulnérables, et pour Brené Brown, star du programme The Call to Courage (Netflix) la vulnérabilité est un fertilisant pour l’innovation, la créativité et le changement. Elle s’inscrit en outre dans un contexte particulier où l’insatisfaction au travail, les hiérarchies rigides et la management toxique font l’objet de débats depuis une décennie (en codépendance avec un concept comme celui de “Bullshit jobs” tel que décrit par l’anthropologue David Graeber), et alors que la question du sens au travail a fait irruption dans le monde professionnel, s’accompagnant de fréquents commentaires autour de phénomènes comme la “great resignation” ou le “quiet quitting” (des vagues de démission ou de démotivation). Jusqu’aux influenceurs qui se dépeignent désormais comme naturels (et certains utilisateurs, qui préféreront par exemple le réseau BeReal à Instagram), montrer ses fragilités en ligne est devenu normal, et fait même partie de ce que la chercheuse Lilie Chouliaraki appelle “la plateformisation de la douleur”.
Concrètement, l’étude de Shani Orgad porte sur 40 posts publiés entre juin 2021 et juin 2023 sur Linkedin. Ceux-ci constituent un échantillon forcément biaisé dans la mesure où les outils de recherche de la plateforme sont limités (des mots clés tels que “anxiété”, “burnout” ou “santé mentale” ont été saisis pour les trouver). Ils concernent diverses thématiques et sont principalement écrits par des femmes. La longueur des posts varie de 1 à 9 paragraphes et les verbatims ne sont pas reproduites pour des raisons éthiques. Ce n’est toutefois pas un problème dans la mesure où l’objectif de la chercheuse est de prendre un peu de hauteur en tentant de discerner les motifs qui ressortent de cet échantillon.
Aussi, entrons dans le cœur des conclusions de Shani Orgad, qui tire de l’analyse des posts 3 grandes catégories.
La première “Triumph over tragedy”, désigne les messages dans lesquels les utilisateurs exposent leurs vulnérabilités de manière à montrer comment ils les ont surmontées. Elles restent donc figées dans le passé, et les auteurs des messages interviennent depuis une situation nouvelle : ils sont passés “de l’autre côté”. Souvent, la conclusion se veut inspirante, motivante, sous la forme : “Crois toujours en toi, peu importe les défis que la vie te lance. » Dans ces récits, on prône la résilience, qui recycle les difficultés pour en faire des forces. La vulnérabilité est célébrée tant qu’elle reste temporaire, une “phase” qui a permis un apprentissage. Ces messages, explique l’autrice, dépolitisent la vulnérabilité en l’extrayant des conditions sociales qui la font émerger. Dans un autre registre, certains utilisateurs se prennent en photo “au naturel” (sans maquillage, cernes apparentes, etc.) pour forcer l’authenticité mais au final, illustrer leur investissement optimiste dans le travail, dépeint comme un lieu d’émancipation.
La deuxième catégorie (“snap”), que nous pourrions traduire par cassure, signale un point de rupture, une étape qu’ont vécu ou vivent encore les utilisateurs auteurs des messages. Il s’agit souvent de douleurs suscitées par une charge de travail trop importante qui conduit à un refus de la situation, un refus de la pression. Beaucoup expliquent par exemple avoir été dans le déni de la douleur, physique ou mentale, et invitent leurs lecteurs à écouter leur corps. Les posts sont souvent illustrés d’images d’employées en pleurs, qui défient la norme visuelle de Linkedin (le plus souvent des femmes). Les messages délivrés sont les suivants : “autorisez-vous à pleurer”, “écoutez-vous”. Les critiques restent toutefois encore une fois largement individualisées : les situations sont implicitement liées aux caractères des personnes qui les exposent, lesquelles ne savent pas s’imposer de limites ou prioriser, seraient trop perfectionnistes, etc. La seule issue possible est donc assez restreinte : travailler sur soi, pas sur les structures.
La troisième catégorie (“Subversive commentary on selfpromotion”) ou « Commentaire subversif sur l’auto-promotion » dénonce la culture malsaine imposée par Linkedin. Ces utilisateurs ressentent une injonction au self-branding et à la réussite personnelle. Typiquement, des utilisateurs postent une photo d’eux-mêmes les mettant en valeur et y ajoutent un texte pour révéler ce qui est dissimulé : les tensions ressenties, les douleurs et les échecs. On trouve des pratiques similaires sur Instagram où de jeunes mères publient des photos avantageuses de leurs bébés, tout en y adjoignant des textes signalant toute la difficulté d’une période de la vie largement mythifiée. Là encore, les conclusions sont très individualisées, à l’exception de quelques postes qui invitent à interroger les pratiques des employeurs ou des gouvernements, et à défendre la protection des travailleurs.
En conclusion, Shani Orgad affirme que l’affichage de la vulnérabilité sur LinkedIn peut être le plus souvent considéré comme stratégique et calculé : “cette pratique fait partie d’une itération du personal branding en ligne, où la vulnérabilité est présentée non seulement pour susciter l’empathie, mais aussi pour renforcer son image de marque personnelle”. Elle précise même “De manière frappante, le message confessionnel de la membre qui a publié un selfie d’elle en train de pleurer a été utilisé par la série de podcasts de LinkedIn, LinkedInformed, comme un exemple d’“optimisation de vos publications et de votre engagement”.” L’entreprise trouve un donc un intérêt financier dans cette mutation vers l’exposition de la vulnérabilité. C’est aussi une manière de se montrer proactif dans le traitement des questions liées à l’inclusivité, à la diversité et au bien-être.
Pour autant c’est aussi une manière de se départir de l’injonction néolibérale à masquer les conflits et les peines sur les lieux de travail. Beaucoup d’utilisateurs révèlent des situations inconfortables qui restent largement invisibles dans les organisations et signalent ainsi une désillusion vis-à-vis de la culture de l’hyper-productivité. Certains posts font aussi l’éloge de la lenteur, du temps libre et de l’oisiveté comme formule de résistance.
L’essai est toutefois difficile à transformer. Même les critiques dirigées vers les structures et les institutions finissent par épouser les canons de Linkedin, débouchant sur des articles proposant des solutions toutes-faites du type “7 conseils pour anticiper les burnout dans votre entreprise”. Il reste donc encore à penser comment faire de ces collections de posts individuels des mouvements collectifs moins contraints par les affordances de la plateforme.
Catherine Breslin & Tania Duarte / Better Images of AI / AI silicon clouds collage / CC-BY 4.0
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