« Difficile de discuter avec « la machine » autour d’un café dans l’espoir d’adapter son planning. « Elle ne regarde pas si une employée, âgée de 57 ans et opérée des épaules, est en bout de course, fatiguée, pour lui aménager ses plages horaires » »
Il faut lire cet article du Monde pour saisir à quel point les débats qui lient technologie et démocratie passent encore à côté d’une grande partie des micro-situations où des choix techniques sont effectués dans un climat autoritaire.
Si la démocratie consiste à laisser les citoyens prendre part aux décisions qui les concernent au premier plan (j’emprunte cette définition, qui me semble bien plus concrète qu’un « par le peuple et pour le peuple », à Robert Dahl) alors il faut pousser le principe jusqu’à son terme : dans le monde du travail.
Cet article donc, nous parle des effets délétères des « outils de planification » algorithmiques dans la grande distribution. Qui décident froidement des horaires et restent comme bien souvent, aveugles aux situations particulières. Qui encodent littéralement la précarisation des caissières alors même que les caisses sont automatisées et les obligent à rester « tout le temps debout, à piétiner » en surveillant écrans et clients. Leur efficacité reste, outre mesure, faible, alors qu’on commence à comprendre que leur automatisation complète avec l’IA repose sur une réalité néocoloniale peu reluisante.
Je ne vais pas faire semblant de m’étonner que ces situations, maintes fois documentées (nous l’avions fait dans « Technologies partout, démocratie nulle part », avec Yaël Benayoun, en piochant dans la sociologie du milieu), n’évoluent pas. En 2020, Hubert Guillaud écrivait déjà longuement sur les outils de planification : il faut croire qu’alors même que nous en connaissions parfaitement les effets, rien ne les a freinés.
Sans me faire plus cynique que je ne le suis, le fait que la sociologie passe à mille lieues du monde des affaires s’entend. En revanche, il s’agira de ne pas se mentir sur ce qui nous « menace » démocratiquement : par exemple, des puissances technologiques extérieures (qui certes, peuvent susciter des problèmes, mais nous engagent à penser aux « impacts » des technologies plus qu’à leurs conditions de sélection).
Car non, ce ne sont pas les USA ni la Chine qui nous obligent à imposer ces systèmes, à s’en servir comme prétexte pour précariser les déjà-précaires, à se cacher derrière le paravent du « progrès » pour justifier l’injustice et éteindre toute possibilité de négociation car le chef a dit « je fais ce que je veux » (je cite l’article) à une caissière syndiquée lui opposant que la prime n’a pas été versée.
J’aurais mille conclusion sur cette épisode (beaucoup sont dans mon précédent livre) mais je m’en tiendrai à celle-ci : nul besoin d’un péril extérieur (fut-il « jaune ») pour bafouer la démocratie nous-mêmes, en pleine conscience.
Et si ceci sonne comme un coup de gueule, se remémorer les conseils d’un vieux sage qui rappelait les vertus de l’indignation.
NB : ce mini post a été publié sur Linkedin ce jour. Il m’a été confirmé que le republier ici permettrait de ne pas voir ces critiques se faire noyer dans une énième plateforme. Une pratique que je pense stabiliser.
L’article en question, m’écrire si vous n’êtes pas abonné https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/04/11/grande-distribution-le-big-bang-dans-l-emploi_6227113_3234.html
Le papier d’Hubert https://maisouvaleweb.fr/les-logiciels-de-planification-horaire-sont-ils-condamnes-a-detruire-le-travail/
L’ancien livre écrit avec Yaël, qui n’a pas pris une ride et on le regrette bien https://www.fnac.com/a14984905/Yael-Benayoun-Technologie-partout-democratie-nulle-part
Et pour creuser les références qui ont documenté ce sur quoi on s’étonne faussement aujourd’hui, voir Mathias Waelli, « Caissière… et après ? Une enquête parmi les travailleurs de la grande distribution » PUF, 2009, Alexandra Mateescu et Madeleine Clare Elish « AI in Context: The Labor of Integrating New Technologies », Data&Society, 2019, Sophie Bernard, « Travail et automatisation des services : La fin des caissières ? », Octarès, 2012 ou encore Marlène Benquet, « Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution », La Découverte, 2013.