Dans The New Yorker, Tom Vanderbilt (@tomvanderbilt) expose un problème éthique intéressant à propos d’innovation dans le domaine de la santé. Il raconte comment certains dispositifs médicaux faits de bric et de broc et utilisés dans des pays en voie de développement pourraient sauver des vies aux Etats-Unis mais ne trouvent pas leur marché pour des raisons culturelles.
L’histoire est intéressante car elle prend à rebours les réflexions qui naissent souvent à l’endroit où médecine et technologie se croisent. A l’évocation de ces deux champs, on pense aux bien sûr aux high-tech mises au service d’une meilleure connaissance du corps et au traitement de ses maladies. Quand la génomique et les sciences cognitives rencontrent le big data, les rêves les plus fous semblent à portée de clic : une vie plus longue en meilleure santé, un cerveau qui ne s’épuise plus ou moins vite, des organes qui se remplacent, etc. Bref, une part de vérité et une autre part de fantasmes. En réalité, c’est surtout une vision qui élude un grande partie de la question.
L’article s’appuie largement sur l’interview de Thomas Burke, qui dirige la Division d’innovation en santé du Massachussets General Hospital. Celui-ci raconte que dans certains pays en voie de développement, les technologies de pointe sont inaccessibles faute de moyens financiers, mais aussi logistiques et électriques. Thomas Burke est sollicité au Sud-Soudan où une équipe de médecin a pour mission de mettre en place un programme pour améliorer la santé des nouveaux-nés et des mères venant d’accoucher. On parle d’un pays où une mère sur six peut mourir en couche, la grande majorité à cause d’hémorragies post-partum qui provoquent des saignements incontrôlés de l’utérus. Certains dispositifs existent pour éviter ces saignements mais coûtent des centaines de dollars et restent donc inaccessibles aux populations locales.
En résumé, Thomas Burke raconte comment un appareil simple et customisé, le « ballon de tamponnement intra utérin » peut sauver énormément de vies pour « moins cher qu’un café ». L’appareil est composé d’une seringue, de quelques tubes et d’un préservatif lubrifié qui, gonflé à l’eau, peut stopper les saignements. La méthode de conception est frugale : on utilise le matériel à disposition, on bricole « façon McGyver », pour reprendre l’image qu’emploie Burke. La véritable innovation est d’avoir rassemblé le tout sous forme de kit dont les pièces se changent facilement. Autre innovation aussi importante qu’essentielle : le guide d’utilisation est adapté à une personne analphabète. Ce procédé a été déployé dans des dizaines de pays, du Pérou à la Zambie, et sauve la vie les patientes dans plus de neuf cas sur dix.
Ce ballon ne fait pas figure d’exception. Tom Vanderbilt nous donne plusieurs autres exemples, comme un appareil d’aide respiratoire pour les nourrissons « low-cost » conçu avec une canette de Coca, ou encore l’utilisation de kétamine (plutôt connue comme pour être une drogue récréative) afin d’anesthésier un patient à moindre coûts (en Ethopie, on compte dix-neuf anesthésistes pour dix-huit millions d’habitants). Et, fait intéressant : il se trouve que certaines de ces solutions peuvent être utilisées dans des pays développés. C’est le cas de l’ORT (Oral rehydration therapy), une solution inventée en 1968 par des chercheurs au Bangladesh pour traiter les diarrhée mortelles chez les nourrissons. Grâce à ce procédé, le nombre de morts chuta drastiquement. Pourtant, la technique ne commence à être employée qu’en 1992 aux Etats-Unis, on lui préférait jusqu’alors des solutions plus « scientifiques », impliquant l’administration d’un fluide par intraveineuse et une hospitalisation. L’ORT est un cas typique de ce qu’on appelle une « reverse innovation » : une technologie ou une solution née dans un contexte de ressources restreintes dans un pays en voie de développement qui est ensuite adopté dans des pays plus développés en matière de santé. Si les Etats-Unis ont mis du temps à adopter cette technique plus simple et moins coûteuse, c’est qu’ils étaient victime d’un biais culturel : « comment pourrions-nous apprendre quelque chose d’un pays où nous exportons notre savoir ? »
C’est là un des grands paradoxes que pointe Tom Vanderbilt : il n’y a pas à proprement parler de « disruption » dans la santé. Selon la définition qu’en donne Clayton Christensen, la disruption se produit quand une innovation low-cost grappille un marché par le bas, c’est-à-dire en venant peu à peu prendre des parts de marchés de produits plus chers et de meilleure qualité. C’est ainsi que les appareils numériques tuèrent Kodak et Netflix l’industrie du film. Il semblerait que le secteur de la santé soit « immunisé contre la disruption », constate le journaliste. L’innovation de Burke montre que des solutions existent pourtant, et pourraient se diffuser plus facilement, en suivant des schémas d’innovation plus proches du terrain (et en cela, plus proches de ce mouvement qu’on appelle les « technologies appropriées » en phase avec le contexte social dans lequel elles émergent, et peu coûteuses en terme matériel et énergétique.
L’histoire de s’arrête pas là Pour Susana Ku, sache-femme canadienne et professeure l’université de Ryerson, un appareil pour éviter les hémorragie post-partum peut être très utile au Canada, notamment pour les populations qui n’ont pas de quoi dépenser plusieurs centaines de dollars pour se soigner. Premier réflexe : on voit mal comment une compagnie d’assurance pourrait promouvoir de tels appareils issus de pays en voie de développement dans un pays développé. Par ailleurs, pourquoi les populations pauvres devraient se rabattre sur ces techniques peu élaborées alors que d’autres plus sophistiquées et probablement plus efficaces existent ? Sacré dilemme moral, qui en cache un autre cependant : aux Etats-Unis, des millions de gens ne sont tout simplement pas assurés, et ne bénéficieraient pas, de toute façon, des techniques de pointe. Si Burke rappelle que son travail concerne les pays « aux ressources faibles », il explique également que cette définition est sûrement plus floue qu’elle n’en a l’air, et il ajoute : « nous sommes le premier pays sur terre, à part la Syrie, où le taux de mortalité maternelle a augmenté lors de cette dernière décennie, et la Syrie est en guerre ! ». Il s’avère que de nombreux problèmes qu’on croyait propres à l’Afrique sub-saharienne sont aussi monnaie courante dans l’Alabama rural et dans tout un tas d’autres endroits.
Pour Nancy Kass, professeure à l’université de Johns Hopkins au Berman Institute of Bioethics, ce ne sont là que des compromis : on peut choisir de les prendre dans un sens où dans l’autre. Elle livre une image : « imaginez un docteur dans un avion. Il est appelé pour une raison ou pour un autre et n’a pas le matériel à disposition. Vous serez toujours contents qu’il puisse faire quelque chose, même si c’est peu, jusqu’à ce que l’avion puisse atterrir ».
Cet article est une double leçon. Il nous rappelle d’une part, que les « transferts technologiques » (quand un pays développé exporte une technologie dans un pays en voie de développement) ne fonctionnent pas toujours, voire même très rarement, quand ils ne sont pas tout simplement des moyens d’asservir des populations. Faute d’infrastructures ou par manque de prise en compte du contexte local, ce qui marche à un endroit ne marche pas à un autre (on pense par exemple aux aux pompes « Roundabout playbumps » installées dans les villages d’Afrique pour pomper de l’eau, associées à un tourniquet pour enfants, ceux-ci devaient l’actionner en jouant, ce fut un fiasco). D’autre part, c’est l’occasion de réapprendre à considérer les technique, inventions, innovations, comme suivant des voies sociotechniques multiples qui ne vont pas nécessairement dans le sens de plus de centralisation et de technologies de pointe. Qui les utilise, comment et selon quel degré d’urgence sont des facteurs qui ne sont pas moins importants que la performance, surtout si celle-ci est associée à un coût élevé qui limite l’usage à une élite. Enfin, l’article raconte comment un scientifique occidental est venu apporter son savoir-faire pour aider un pays africain, rappelons que le continent n’a pas attendu l’homme blanc pour innover et se saisir des technologies selon d’autres schèmes culturels.
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb)
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