Jeff Bezos l’avait prouvé en y faisant une brève incursion en 2021 : l’espace est en vogue, et pas seulement chez les milliardaires. En ligne de mire, l’organisation de vols commerciaux, le business des satellites ou, pourquoi pas, la colonisation de la Lune. Des plans sur la comète ? Peut-être, mais les investissements attirent. Fin septembre, toute une faune de space enthusiasts s’est réunie à Paris, le temps d’un Congrès annuel mêlant ingénieurs et startuppers, agences spatiales étatiques et compagnies privées. Compte-rendu d’un écosystème qui ne touche plus toujours Terre.
Un papier écrit avec Arnaud Saint- Martin (@ArSaintMartin), à lire sur AOC (un journal payant mais qui se laisse feuilleter).
À peine une dizaine d’années aura suffi à rallumer tous azimuts les acteurs de l’industrie de l’espace. Sous les auspices d’un « New Space » désormais sur toutes les lèvres et d’une course à la Lune relancée, Etats, agences et start-ups occupent désormais les pas de tir, l’eldorado en ligne de mire et des récits de science-fiction plein la tête. Dans cette agitation, on ne distingue pas toujours qui va où et pourquoi, et surtout, si les priorités de l’industrie obéissent à une quelconque forme de rationalité, voire d’utilité sociale. À la grand-messe de l’astronautique qui s’est tenue à Paris en septembre, nous avons voulu en savoir plus.
Un si petit monde
« Space for all » : le slogan de cette 73e édition du Congrès d’astronautique internationale (IAC, en globish) résume une promesse intemporelle, celle d’un espace qui appartiendrait à l’humanité, durable, responsable, inclusif, à la hauteur des enjeux multiples auxquels font face les sociétés postindustrielles. L’IAC est un étrange mélange des genres pour les profanes. Congrès technico-scientifique, foire commerciale, arène politique, outil de réseautage et d’entre-soi professionnel, source de divertissement, prétexte touristique, cour des miracles et de récréation pour enthousiastes de la conquête : c’est tout à la fois, et les différences sont subtiles entre ces registres. Les milliers de congressistes – 9 300 au compteur officiel – se partagent entre diverses catégories parfois interchangeables. On y croise des ingénieurs, des scientifiques, des responsables d’agences, des influenceurs de la cause spatiale, des marchands en parade, des entrepreneurs en recherche de visibilité, mais aussi des officiels des États cravatés, des politiques intéressés, etc. Des VIP émergent de cette masse d’astronauticiens badgés venus de 110 pays. Lors de la journée portes ouvertes, les astronautes de l’ancienne génération Jean-Loup Chrétien, Claudie Haigneré et Jean-François Clervoy promeuvent l’histoire des vols habités français, puis cèdent le micro aux jeunes VRP de la scène du « New Space » hexagonal. Thomas Pesquet les terrasse à l’applaudimètre : multi-casquettes, polyvalent, sympa, il assume son rôle d’homme-sandwich du programme spatial européen devant un parterre de fans et d’officiels ravis.
Les agences spatiales garantissent le sérieux de l’événement, à commencer par le CNES, coorganisateur avec l’International Astronautical Federation. Difficile de ne pas verser dans le soft power et la démonstration feutrée de puissance pour l’agence du pays hôte, 72 ans après la première édition qui s’est déroulée à Paris. Pour l’ouverture solennelle le dimanche 18 septembre, à l’heure de la messe, les autorités politiques françaises invitées n’ont pas fait dans la demi-mesure : ouvrant la cérémonie, la présidente de la Région Île-de-France Valérie Pécresse a survolé les enjeux liés au spatial et mis en exergue son attachement à l’exploration et à la connaissance au service de l’intérêt général ; prenant la suite, la Première ministre Élisabeth Borne a annoncé une hausse – toute relative – du budget français (9 milliards d’euros tout ronds) pour les trois prochaines années, après un argumentaire chauvin de valorisation de l’excellence et des apports de la filière spatiale française et européenne. Chacun·e joue sa partition convenue devant la communauté spatiale internationale. On valorise à la fois l’esprit de coopération internationale et l’intérêt supérieur des nations spatiales, la découverte scientifique et les entreprises commerciales, la conscience des périls planétaires liés au changement climatique et la croissance verte, dans un événement qui se veut à la pointe des certifications en matière d’écoresponsabilité.
Les plus de 3000 présentations auxquelles le public peut assister sont, elles, plus feutrées. Ventilées entre les dizaines de sessions techniques et les forums, on y traite des dernières avancées dans le domaine de la propulsion des lanceurs, des progrès des missions planétaires présentes et futures, on y tient des discussions techniques sur le fonctionnement opérationnel des systèmes satellites qu’on livre à l’exégèse du droit des affaires spatiales. Il est par moments difficile de distinguer les présentations scientifiques des arguments de vente, d’autant plus que certaines sessions sont ouvertement publicitaires et sponsorisées. Les industriels, accompagnés de scientifiques, vantent leurs derniers produits, font miroiter les promesses de marchés et cherchent à se distinguer de la concurrence. L’une des fonctions de l’IAC est également de construire et d’entretenir l’entre-soi. Les habitués n’ont aucun mal à trouver leurs repères dans les dédales du centre de congrès. Les plus jeunes pour qui c’est une première découvrent l’ambiance et les modes de sociabilité de cet événement hybride. Très nombreux, ils viennent des quatre coins du monde pour se montrer et se former. Certains jouent leur carrière sur une présentation et ils ne manqueront pas de glisser leur carte de visite lors de l’incontournable soirée festive Yuri’s night, animée cette année par un « astronaute » DJ qui a volé à bord du New Shepard de Blue Origin. Les plus fortunés, quant à eux, pourront profiter du dîner de gala organisé au Musée des Arts forains le dernier soir de l’IAC (pour 195 euros), promesse d’une prestation inoubliable dans la Ville-Lumière.
C’est dans cette atmosphère que nous avons déambulé et pris des notes. Restituer les communications et l’ambiance d’un tel événement est en soi frustrant, car non seulement on ne peut pas tout voir ni tout écouter (le programme est pléthorique, épuisant, par moments déconcertant), mais en plus de nombreux débats de haut niveau de la diplomatie spatiale et les interactions « Business to Business » sont d’accès restreint. Si bien que le compte rendu est forcément sommaire et biaisé. Pendant quatre jours nous avons néanmoins accumulé de nombreux témoignages et observations, informels et en off : le point de vue qui est le nôtre, volontiers décalé et critique, peut être envisagé comme une sorte de contrepoint non conformiste aux discours d’enchantement et de convenance des agences spatiales, des entreprises et des entrepreneurs de relations publiques.
L’astronautique en grande pompe
Porte de Versailles, ce sont aussi des représentations symboliques qui se jouent. Etats, entreprises et agences y vont de leurs slogans, vidéos, installations ludiques (VR & co) et prototypes futuristes. L’IAC a définitivement des airs de VivaTech, les space enthusiasts en plus. De la future fusée Ariane 6 qui accueille les visiteurs du salon aux champions tricolores (et européens), Airbus Space & Defense, Thalès Alenia Space, Arianespace, Air Liquide qui s’étalent dans d’immenses stands où les petits fours côtoient les maquettes de lanceurs sur fond de vues d’artistes aux accents New Age, la présence française est physiquement imposante. Pas très loin, les géants américains (Northrop Grumman, Boeing et bien sûr la NASA) occupent aussi le terrain. Aucune trace de Starlink ou de SpaceX en revanche, à se demander si l’événement n’est pas trop institutionnel pour les pirates autoproclamés du spatial « 2.0 ».
Si les gros acteurs occupent la place, ils n’éclipsent pas la myriade d’entreprises plus modestes qui constituent le gros du « New Space ». Elles aussi ont leurs stands. Sat4space par exemple, surveille la pollution maritime pour le secteur touristique grâce à une technologie optronique encore au stade de l’étude de faisabilité. Les Toulousains de U-Space souhaitent se positionner sur le créneau des constellations de nanosatellites nouvelle génération et les argentins de Space Sur, spin off de la Conae (Commission nationale des activités spatiales, l’agence spatiale locale) traitent les images de la Terre déjà disponibles grâce à des satellites publics afin de fournir toute une palette de services liées aux villes et aux infrastructures critiques. Autre registre chez D-Orbit, entreprise italienne forte de 250 salariés spécialisée dans la « logistique du dernier kilomètre » : le vélo cargo de l’espace, en quelque sorte.
De cette diversité naît un sentiment étrange : beaucoup de ces entreprises opèrent dans la surveillance des effets du dérèglement climatique ou des désastres qui peuvent y être liés, des thématiques déjà bien couvertes par les grands programmes publics (dont Copernicus est un exemple, pour le cas européen). Qu’à cela ne tienne, le climat vaut bien quelques satellites en plus. Mais il faut un business model : le revers de la médaille consiste bien à se projeter dans les besoins de secteurs plus traditionnels, des télécoms à la supply chain, en passant par les applications militaires. Au détour d’une conversation, on est parfois surpris par des cas d’usage étranges : mesurer la proportion d’espaces verts dans une rue ou attester par satellite que le ramassage des poubelles a bien été effectué dans une ville. On est tenté de demander : est-il bien nécessaire d’en passer par l’orbite terrestre ?
Mais cette année à l’IAC, c’est bien l’esprit du vol habité qui a plané sur le salon. Par-delà les augmentations de budget, c’est surtout une vision du spatial qui se dessine. Le vieux continent souhaite renouer – ou plutôt nouer – avec le vol habité. Un prototype est présenté dans une vidéo : SUSIE, un engin dont le design rappelle les anciennes navettes américaines (quoique techniquement différent) et qui viendrait coiffer le dernier étage de la fusée Ariane 6 dont on attend le décollage pour… bientôt. Pour qui sait regarder dans le rétroviseur, le vol habité en Europe est un vieux serpent de mer, et surtout un chemin où l’on croise les spectres des échecs passés, de Hermès-Colombus au Crew transport vehicle (CTV). Le défi est donc de taille : si l’Europe souhaite acquérir son autonomie stratégique dans le domaine du vol habité, elle devra convaincre le contribuable, ou comme on dit dans le jargon : le faire rêver, l’inspirer.
Qui mieux que le monde du luxe pour livrer cette bataille ? Pierre Cardin s’entiche d’une robe cosmique (« Satellite dress ») couleur aluminium et la maison Mumm sabre la bouteille de Champagne Cordon Rouge Stellar, conçue pour être bue en orbite. Une table ronde est dédiée au produit. Cinq années de R&D pour ce bijou que l’homme doit absolument emporter avec lui dans sa quête de « nouvelle frontière ». Il y aurait paraît-il, un vrai marché à conquérir là-haut, celui des touristes de l’espace, une manne qui vaut bien de transporter deux kilogrammes de haute technologie contenant 200 ans de tradition. Proposition : ouvrir la bouteille dans la capsule de Stratoflight, dotée d’un balcon. Prix du billet : 180 000 euros. Ou bien dans les dômes lunaires biorégénaratifs d’Interstellar Lab, projet soutenu par le CNES.
On assiste à une étrange dramaturgie dans le salon : les gouvernements s’emploient à mettre en avant leurs entreprises et les innovations censées accréditer leur valeur dans le concert des nations spatiales. Les agences spatiales civiles se chargent de jouer les intermédiaires et chefs d’orchestre. Au centre du salon, le CNES met ainsi en scène ses jeunes pousses, par le biais de séances de pitches et d’animations sponsorisées. Les autres agences font de même et cherchent à attirer le chaland par des cocktails et des rencontres choisies. Que ce soit sur le stand de l’ESA, de la NASA, des pays ou des régions européennes qui investissent toujours plus dans la filière spatiale, l’atmosphère est business-friendly. On vante les derniers programmes de financement des start-ups, l’économie de l’innovation dans les usages des applications spatiales, les perspectives de croissance invariablement exponentielle, etc.
Les grandes visions n’ont pas de limites. Lors d’une série de conférences portant sur l’engagement du public dans les questions spatiales via la culture, on croise Space Renaissance, un des nombreux groupes de space enthusiasts dont la principale mission consiste à fabriquer des récits pour le futur. Le leur est tout trouvé : « l’homme n’est vraiment libre que dans l’espace ». Discours rodé, bien que chancelant : nous sommes trop nombreux sur Terre et il faudrait vite fuir, en Starship – le vaisseau d’Elon Musk. Dans cette soupe malthusienne qui dure 6 minutes (il faut « pitcher » !), même pas besoin de planète B, il suffira de se placer en orbite autour de la Lune. Pitcheur suivant : un doctorant en études décoloniales qui, lui, souligne ce qu’il reste de domination dans le langage du spatial (conquête, colonisation, etc.). Contraste. Une chercheuse vient détendre l’atmosphère avec une question qui préoccupe tout le monde : comment garantir la diversité des coiffures dans l’espace ? Photos à l’appui, on observe en effet une certaine homogénéité dans les coupes de cheveux des astronautes et, il est vrai, l’apesanteur pose à cet endroit des questions cruciales. Enfin, c’est au tour des étudiants ingénieurs de se lancer. L’un explique par A + B comment « industrialiser la Lune », l’autre présente les mécanismes financiers permettant de soutenir le business de l’extraction de minerais, et conclut : « les prochaines étapes d’une civilisation échappent toujours à ceux qui vivent dans les temps présents ». Il est frappant de constater que le contenu de ces discours stratosphériques n’est pas si éloigné de celui porté par les entrepreneurs de la cause spatiale les plus autorisés et légitimes. Quand les scénarios déjantés de la colonisation martienne sont endossés par les sympathiques space nerds qui n’ont que leur imagination à faire valoir, le sourire et l’indifférence polie tendent à l’emporter. On a affaire à de doux rêveurs, biberonnés à Star Trek et aux blockbusters hollywoodiens. Les choses deviennent néanmoins plus sérieuses lorsque ces vues d’artistes et de synthèse sont présentées par les milliardaires du New Space et, en version altérée vaguement réaliste, par les responsables de la NASA, dont c’est la responsabilité de cultiver le rêve et l’aventure spatiale.
Le spatial à la croisée des chemins
Les échanges de haut niveau, la diplomatie de coulisses et les conférences multilatérales sont un autre temps fort de l’IAC. Les délégués des États membres de l’IAF confrontent leurs vues sur les dossiers les plus chauds de la politique spatiale et il en résulte des positions et annonces. C’est, pour les représentants des puissances spatiales, l’occasion de jauger sa force et son influence dans des arènes aussi discrètes qu’autorisées. Parmi les dossiers, deux s’imposent à l’agenda : le retour sur la Lune et la soutenabilité des activités en orbite basse terrestre.
Le retour sur la Lune, durable cette fois, est un autre serpent de mer. Relancé par Bush senior à la fin des années 1980, par Bush Jr. au mitan des années 2000, puis par Trump. Avec le programme Artemis en 2017, il revient en force alors que s’ouvre la décennie 2020. Décennie qui, pour les observateurs les plus zélés, et ce dès 1972 alors que s’interrompait le programme Apollo, devait promettre la colonisation humaine de Mars. À défaut, le plan consistera à commencer par la Lune, tremplin pour la planète rouge, l’étape d’après. Dès 2019, alors qu’était annoncé à l’IAC de Washington le programme Artemis, l’ambition était explicite : 50 ans après Apollo, le trumpisme – par la voix du vice-président Mike Pence – propulserait l’« America great again » dans une nouvelle course destinale avec comme point d’orgue une mission habitée en 2024.
Les « Accords Artemis » traduisent cette hégémonie, ce power pas si soft dans des principes abstraits mais finalement très clairs dans leurs déclinaisons pratiques. Ils prolongent la tentative, déjà lourde de conséquences, de légitimer l’idée d’une appropriation privée des corps célestes, sans exercice de la souveraineté, qui était portée par le SPACE Act de l’administration Obama en 2015. Cette orientation est intrinsèquement contestable parce que les compagnies privées sont, quoi qu’il arrive, placées sous juridiction étatique et doivent en répondre aux gouvernements qui régulent leurs activités ainsi qu’aux organisations internationales qui sont censées faire de même, par exemple l’Union Internationale des Télécommunications. Toute exploitation revient à une appropriation et va donc à l’encontre du Traité de l’espace (1967). Il n’empêche que cela a créé un appel d’air de bon augure pour les marchands opportunistes et les groupes de space advocacy qui n’ont jamais cessé d’affirmer que l’espace n’est pas un « bien commun de l’humanité ». Le Grand-Duché du Luxembourg, jusqu’alors investi marginalement dans le commerce de l’espace illustre ce glissement de façon plus assumée avec une législation nationale qui autorise l’appropriation privée des ressources spatiales, notamment via l’exploitation minière des astéroïdes (space mining). Cela reste encore de l’ordre de la fiction spéculative (au sens financier) pour les start-ups en recherche de la dernière sensation, mais la brèche est ouverte.
Jusqu’alors en dehors du cadre, quoiqu’engagé de fait par l’entremise de l’Agence spatiale européenne (non signataire des Accords, mais contributrice des vols du lanceur « lourd » Space Launch System de la NASA par le module de service du vaisseau Orion), l’État français a rejoint en juin derniers les 21 signataires des accords Artemis. Un collectif conséquent qui rend d’autant plus saillante l’absence de la Chine, et plus marginalement de l’Inde et de la Russie. Pour les briscards et les vétérans du complexe militaro-industriel étasunien, c’est du pain béni : la consolidation et les ambitions du programme spatial chinois, de la station au projet de base de recherche lunaire internationale (en partenariat éventuel avec l’agence spatiale russe, également absente de cet IAC parisien), justifient les budgets à allouer d’Artemis.
C’est une aubaine également pour tous les experts, juristes des affaires spatiales, lobbyistes de la cause lunaire et chroniqueurs de cette ruée vers la Lune. Les thèmes d’exégèse ne manquent pas : contrôle des « zones de sécurité » (safety zones, à délimiter autour des sites de prospection où les systèmes techniques seront posés et les bases permanentes implantées), appropriation privée des ressources lunaires (en particulier l’eau à l’état solide, dans les cratères du pôle sud, et l’hélium-3, source d’énergie en théorie intarissable), cadrage réglementaire et technique de la coopération sur la surface lunaire. Et surtout : refonte à marche forcée du Traité sur l’espace extra-atmosphérique pour acter l’exercice de la propriété sur ces territoires – d’abord depuis les arènes juridiques d’Artemis, puis dans celles des Nations-Unies, qui ont déjà mis en place en 2022 un Working Group on Legal Aspects of Space Resource Activities.
Le programme Artemis institue également un régime d’exploration-exploitation en partenariat public-privé, impliquant des compagnies et des start-ups privées sur le segment de niche de l’économie lunaire. Toute une architecture (systèmes de lancement, vaisseaux, station en orbite lunaire, atterrisseurs, base camp) est prévue et ferait travailler pour des années toute l’industrie spatiale états-unienne et ses partenaires des agences signataires (et leurs prestataires). Chacun y trouvera son compte, des usual suspects de l’aérospatiale historique (Boeing, Lockheed Martin, Northrop Grumman, etc.) aux emblèmes du New Space (SpaceX, Blue Origin, etc.).
Il n’est pas dit, cependant, que le programme s’éternise passé les premières missions où le drapeau sera à nouveau planté et les premiers systèmes assemblés. Cela demanderait des investissements colossaux et une maintenance des systèmes extrêmement coûteuse. Rien ne dit que l’establishment politique soutiendra ces efforts sur le long terme, à l’heure où la crise énergétique et le réchauffement de la planète imposent des arbitrages budgétaires. Cela vaut pour le spatial étasunien comme pour le spatial européen, dont les velléités d’autonomie dans le domaine des vols habités sont pour l’instant une vue de l’esprit. Après 20 ans passés à tourner autour de la Terre dans la Station spatiale internationale pour un coût faramineux et un retour scientifique douteux, on est en droit de demander : faut-il se relancer à corps perdu dans de nouveaux projets-tunnels de vol habité, qu’ils soient étasuniens ou européens, ou a fortiori les deux en même temps, au risque de dilapider les deniers publics pour de simples questions de prestige, dans une course imaginaire qui se pare avec peine des oripeaux de la science ? En attendant, les projections des agents et courtiers du capitalisme dans l’espace (proche) vont bon train. Les scénarios de croissance les plus optimistes promettant jusqu’à 105 milliards de dollars à générer d’ici 2030, selon la deuxième édition de la Moon Market Analysis du cabinet Northern Sky Research.
L’autre grande question est celle de la soutenabilité du milieu spatial. Les marchands ont bien perçu que pour vendre leurs applications et services, il allait falloir se montrer exemplaire. Qui parle télécoms doit aussi parler climat ; qui capte ou manipule des données doit montrer qu’elles seront utiles à l’optimisation de tel ou tel flux dans le but d’économiser de l’énergie, du temps, tout en gagnant de l’argent. Dans le vide spatial comme ailleurs, la croissance verte est supposée répondre aux grands défis du 21e siècle, à commencer par le changement climatique global. Personne n’en disconvient, les satellites sont nécessaires à la surveillance du climat : vingt-neuf des cinquante et quelques indicateurs permettant de mesurer le changement climatique ne sont en effet accessibles que depuis l’espace. Mais à côté de ces usages d’intérêt général prolifèrent les projets de flottes de milliers satellites de télécommunications (les « méga-constellations »). Difficile d’entrevoir un développement durable de ces capacités en orbite basse terrestre, du simple fait du nombre de ces artefacts, dont le trafic est contrarié par les débris toujours plus nombreux. Cela imposerait plus qu’une forme de prudence : une certaine précaution, faute de quoi l’accès à l’espace circumterrestre et au-delà, l’espace profond, ne serait plus garanti. C’est ce qu’a rappelé en substance Donald Kessler, astrophysicien en retraite de la NASA, pionnier dans l’étude des débris et de la pollution spatiale, dans une intervention enregistrée très suivie. Le spectre de collisions en chaîne n’est pas un scénario de film catastrophe (Gravity) mais une réalité à venir plus que probable. Ce « syndrome Kessler » n’inquiète pas tout le monde. Ainsi dans une conférence pour le moins déconcertante, Henry Hertzfeld, juriste influent de l’Université George Washington, a-t-il souligné que tout se passait pour le mieux dans le meilleur des espaces possible. Aucune collision entre des satellites d’opérateurs commerciaux n’est à déplorer. S’il concède que des codes de conduite plus optimaux doivent être mis en place pour assurer la viabilité à long terme, passant notamment par l’autorégulation de l’industrie, les marchands d’applications ne manqueraient pas de ressources ni d’inventivité pour faire face à ces périls. À tout problème sa solution : l’explosion et la congestion du trafic sur les orbites basses terrestres justifieraient l’activité d’une multiplicité d’entreprises spécialisées dans la gestion du trafic, la propulsion des satellites pour assurer les manœuvres (notamment d’évitement), le retrait des satellites en fin de vie, la dépollution des orbites par diverses techniques aujourd’hui en cours de test (filets, harpons, grappins, lasers), la réalimentation en orbite en carburant chimique, etc. Un dynamisme entrepreneurial dont on peine à croire qu’il répondra avec efficacité aux problèmes posés par des décennies de poubellisation de l’espace, dans une boucle technosolutionniste vertueuse fleurant bon les lois immuables du marché. Il fait bon rappeler que si l’on identifie bien quelques 36 000 débris de plus de 10 centimètres, leur nombre croît à mesure qu’ils rétrécissent : 900 000 autour du centimètre, 130 000 000 autour du millimètre. L’espace est certes vaste : la probabilité d’une collision, disons demain, est faible. Mais la durée de vie d’un débris, selon son altitude, est de l’ordre du siècle ou du millénaire. Statistiquement, nous sommes perdants à long terme, et ces scénarios sont désormais connus de tous. Des études déjà anciennes prouvent qu’un satellite dont la durée de vie opérationnelle atteindrait 15 ans aurait 3 à 5 % de chance d’être détruit par un débris, faisant de ce dernier sa première cause de mortalité. Et pour cause, une bille de métal de 1 mm de circonférence filant à 14,5 km/s équivaut à une boule de bowling lancée à 100 km/h[1]. Sachant à quel point les orbites entre 600 et 1100 kilomètres d’altitude sont précieuses, notamment pour l’observation de la Terre, personne ne souhaite assister à un strike.
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« L’espace pour tous » : la formule est généreuse, conviviale, mais enferme bien des impensés. Quand bien même l’accès au « grand public » a-t-il été possible une journée lors de cet IAC, ce que l’on y aura découvert demeure attendu : continuons à explorer, à rêver ou à conquérir, sans qu’une mise en question de ces activités et développements ne soit amorcée. Ces quelques jours de congrès n’auront finalement fait que confirmer un récit hégémonique que rien ne semble pouvoir faire bouger dans le domaine spatial, celui d’une adhésion unanime à tout ce que le terme recouvre, quitte à lisser la complexité de ce qui s’y joue, quitte à évacuer les questions qui fâchent.
Aussi, un grand flou reste perceptible, une confusion permanente où se lovent industriels, marchands, institutionnels et parfois même scientifiques, interchangeables à souhait, tous au service d’une cause dont les finalités restent obscures et souvent contradictoires. Reste donc cette interrogation : « L’espace pour tous », mais de quel espace parle-t-on au juste, et qui est-ce mystérieux « tous », dont on pressent qu’il vaudrait pour l’humanité toute entière ? L’humanité a bon dos, si l’espace proche demeure une poubelle, et si l’espace – dont l’espace lointain – se mue en un nouvel espace d’accumulation du capital, par un déplacement organisé de toutes les frontières juridiques au profit de nouvelles enclosures par définition incontestables. Confusion également, dans l’usage des sciences, astronomiques notamment –, premières à être lésées par l’accumulation d’objets en orbite – dont les images parsèment tout le salon, du sol où l’on foule par endroits la Terre vue du ciel, aux stands – celui de la NASA par exemple – où l’on s’immerge au moyen d’écrans géants dans les nuages de poussière pixélisés de la nébuleuse de la Carène récemment immortalisée par le télescope James Webb, ou celui de Lockheed Martin, où l’on peut en plus en ressortir avec un selfie.
N’est-ce pas là précisément ce qui est exigé du grand public : qu’il en reste à cette douce impression d’être ce qu’il est, si petit dans l’immensité fascinante de l’univers, si admiratif devant les prouesses techniques, certes éblouissantes, de la constellation d’acteurs qui participent de cet effort, si éloigné en réalité, des choix économiques, industriels et politiques effectués en son nom et bien souvent, avec ses impôts. L’IAC n’a rien changé à cette posture attendue : profiter du spectacle en demeurant sagement assis sur son strapontin, accueillir les innovations et autres « retombées » à venir qui ne manqueront pas, très bientôt, d’améliorer le quotidien de chacun et l’état de la planète. Participer, lever les incessants paradoxes entre expansion et protection, critiquer les schémas économiques qui déterminent l’avenir du ciel reste de fait, hors de propos.
[1] Voir notamment Christophe Bonnal, Jean-Marc Ruault, Marie-Christine Desjean, « Active debris removal : Current status of activities in CNES », Proc. 6th European Conference on Space Debris, Darmstadt, Allemagne, 22-25 avril 2013 (ESA SP-723, août 2013, https://conference.sdo.esoc.esa.int/proceedings/sdc6/paper/198/SDC6-paper198.pdf&sa=D&source=docs&ust=1664981885348267&usg=AOvVaw1f8p6H62K1Uh-KmEmh21xl) ; Christophe Bonnal, Pollution spatiale: l’état d’urgence, Paris, CNRS Éditions, 2016 ; Arnaud Saint-Martin, « Du big sky à l’espace pollué : l’effet boomerang des débris spatiaux », Mouvements, n° 87, 2016, p. 36-47.