Avec La démocratie a-t-elle besoin de la science ? (CNRS Editions, 2020), Pierre Papon, ancien directeur du CNRS, professeur honoraire à l’Ecole de Physique et Chimie Industrielle de Paris (Université PSL), offre une contribution plutôt exhaustive à l’étude des rapports entre sciences et société. En quelques 300 pages, l’auteur aborde les grands débats qu’ouvre aujourd’hui la pratique scientifique, notamment vis-à-vis de nos systèmes politiques, et de la démocratie. En pleine crise sanitaire et climatique, il défend un rôle de « vigie » de la science dans les décisions publiques, et insiste sur la nécessité de donner à cette dernière une dimension plus citoyenne.
Les vingt dernières années n’ont pas été aussi fastes en grandes découvertes que le début du XXe siècle, mais il n’en demeure pas moins vrai que l’incidence des sciences et des techniques sur la société est plus que jamais d’une importance cruciale. C’est bien parce qu’un nombre croissant de décisions qui concernent les politiques publiques ont une dimension scientifique que Papon pose la question « la démocratie a-t-elle besoin de science et, si oui, quel doit être son rôle ? ». Cette question se révèle d’autant épineuse que les temps présents sont à un relatif déclin de la « vérité », voire à une remise en cause de la légitimité même du « progrès » scientifique et technique. Cette remise en cause n’étant pas plus le fait d’un manque de compétences scientifique du grand public, que des dégâts objectifs que la modernité a pu engendrer sur les écosystèmes naturels et humains. L’auteur nous propose de suivre trois grandes étapes. Il s’attache tout d’abord à rappeler ce que sont les sciences, et comment celles-ci sont produites afin d’établir des « vérités ». Il rappelle ensuite comment les sciences peuvent contribuer à éclairer le débat public sur les questions de société, puis étudie enfin les conditions d’apparition d’un meilleur dialogue entre experts, citoyens et pouvoirs publics.
De la production scientifique
C’est avec beaucoup de pédagogie que Pierre Papon rappelle à ses lecteurs ce qu’est la science, un « ensemble de savoirs sur la matière, l’immatériel, l’Univers, le vivant et la société acquis par l’expérimentation, l’observation ainsi que l’interprétation de données, et formalisés dans nombre de domaines dans des théories qui permettent d’interpréter les faits observés ou de conforter des modèles mathématiques. » La science est le résultat d’observations, filtrées et revues par des scientifiques qui s’entre-évaluent. La science suit des normes et des critères (comme la reproductibilité ou la falsifiabilité), en cela, elle se différencie des simples opinions, ou des idéologies. Cela est valables tant pour les sciences dites dures que molles, comme l’histoire par exemple, qui n’est pas une suite d’opinion subjective : « la démarche des sciences sociales n’est pas très différente de celle pratiquée dans les sciences dites exactes, à ceci près qu’elles n’ont pas la possibilité de réaliser des expériences. »
Par ailleurs, écrit Papon, la science repose sur un éthos, un socle de valeurs, qui pour le sociologue Robert K. Merton sont les suivantes : l’universalisme, le communalisme, le désintéressement et le scepticisme organisé. Autrement dit, la production de connaissance doit appartenir à la collectivité (c’est le cas du web par exemple, inventé au CERN par Tim Berners-Lee et Roger Cailliau, et dont la propriété intellectuelle a été cédée à la collectivité). En outre, les scientifiques doivent à la fois éviter les préjugés et ne pas se laisser influencer, notamment quand leurs découvertes viennent faire tanguer des positions établies, ou entrent « en contradiction avec des institutions politiques, religieuses, sociales et économiques qui voudraient les mettre au pas ».
Une autre approche permettant de définir la science consiste à étudier ses conditions de production, c’est-à-dire la manière avec laquelle les scientifiques et les chercheurs sont mobilisés, et financés. Ce processus est lui-même variable et peut suivre des voies originales. Ainsi, Henri Becquerel a découvert la radioactivité « par hasard » en voulant étudier la fluorescence.
Vérités et vérités relatives
Pierre Papon rappelle les longs débats qui ont entouré la définition de l’énergie, et notamment l’invention du concept de « calorique » par Lavoisier, concept qui a longtemps servi à expliquer le fonctionnement des machines à vapeur en posant que la chaleur était un fluide. En 1845, les découvertes de James Prescott Joule rendent caduque cette théorie, la reléguant à une étude supplémentaire de l’histoire de la physique. De la même manière, la théorie de la relativité générale (Einstein, 1915) a modifié la théorie de la gravitation, sans toutefois la remplacer complètement : elle l’a perfectionné. Certaines vérités scientifiques ne sont que « provisoires » écrit Papon, et la vérité en tant que telle « n’est donc approchée que par un processus itératif de production du savoir. » En physique, nous ne sommes pas prêts d’être sortis de cette longue saga vers la connaissance du monde.
Les sciences sociales approchent la vérité de façon tout aussi complexe. La modélisation des phénomènes sociaux notamment, résiste et résistera toujours à une quelconque rationalité mathématique. « Les individus d’une population ne sont pas comparables à des atomes ou des électrons, ils ont une personnalité et des comportements qui ne sont pas toujours prévisibles ». Comme le rappelait Pablo Jensen dans son ouvrage Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équation, ce qui se rattache à l’espèce humaine n’est pas de l’ordre des faits physiques. Ainsi, notre analyse du fonctionnement des marchés, et plus globalement de l’économie, reste pour le moins parcellaire, voire erronée. C’est ce qui explique pourquoi certaines disciplines, comme la « science » économique, sont aujourd’hui mises en défaut « car une scientificité stricte suppose la reproductibilité totale des phénomènes que l’on étudie. » A cela il faut ajouter que le chercheur en sciences sociales peut trouver certaines difficultés dans le fait de mettre à l’écart ses convictions, notamment parce que ses travaux alimentent nécessairement des débats politiques.
La science et les vérités scientifiques ne sont pas pour autant relatives, insiste Papon, qui se fait très critique envers une lecture trop sociologique de la science, qui laisserait entendre que cette dernière ne serait finalement qu’une construction sociale… Certes, la connaissance scientifique n’est pas révélée. Oui, le fonctionnement des institutions scientifiques, le contexte de production, ont leur importance. Cependant, il ne faudrait pas que cela conduise à relativiser les faits scientifiques, et la connaissance elle-même. Des théories scientifiques, quand bien même elles sont à améliorer, contribuent à nous éclairer sur le fonctionnement du monde. « Même si les neurobiologistes n’ont pas percé tous les mystères de la conscience, ils ont néanmoins montré que les conditions de stress dans lequel nous vivons induisent la production d’adrénaline par notre système neuronal qui accélère notre rythme cardiaque, et là aussi, il est prudent d’en tenir compte. » De façon analogue, il existe des faits historiques avérés, dont la réalité est prouvée par l’existence d’archives. Un « relativisme absolu », écrit l’auteur, « reviendrait à renoncer à l’entreprise de dévoilement du monde matériel, vivant et social, par les méthodes de la science. » L’historienne Naomi Oreskes invite à ce propos à faire un pari pascalien : même s’il y a des incertitudes dans la connaissance scientifique, il est toujours plus risqué de formuler des choix sans en tenir compte. « Il vaut mieux parier sur la science »
La science en tension
La pratique scientifique est aujourd’hui sujette à plusieurs types de changement. L’arrivée du numérique tout d’abord. Celle-ci laissait présager d’immenses bonds dans la connaissance. La réalité est plus nuancée. Alors que le « big data » promettait de faciliter la production de connaissance, voir de se passer de la méthode scientifique, son apport net aux grandes découvertes doit être relativisé. Le numérique permet certes, d’accélérer la production des connaissances (notamment en astrophysique ou en génétique) mais ne créée pas de véritables ruptures. Une des limites de l’excès « de la modélisation et de la simulation », est d’ailleurs de réduire la capacité des scientifiques à fournir un réel effort de théorisation.
La production scientifique est par ailleurs sous le coup de nombreux dévoiements éthiques. Les manquements à l’intégrité scientifique ne sont pas rares. Pierre Papon rappelle ainsi que la doctorante japonaise Haruko Obokata, chercheuse en biochimie, avait falsifié les résultats de ses travaux, publiés dans la prestigieuse revue Nature. Vivement critiqués, ces travaux ont été rétractés six mois après leur publication. Un des co-signataires, le biologiste Yoshiki Sasai, à qui la presse reprochait de ne pas avoir détecté les contrefaçons de la doctorante, s’est finalement suicidé en 2014.
Si dans le cas de Haruko Obokata, il ne fait aucun doute que la responsabilité individuelle de la chercheuse était engagée, il ne faudrait pas négliger le contexte qui mène certains scientifiques à outrepasser les règles déontologiques de base. Pourquoi de telles pratiques – conflits d’intérêts, plagiat – sont-elles encore monnaie courante ? Les modalités de financement de la recherche, ainsi que les principes de publication, n’y sont pas pour rien. L’injonction à publier rapidement et fréquemment leurs travaux (« publish or perish ») incite les chercheurs à bâcler certains articles. Les indicateurs quantitatifs censés « classer » ces travaux (en fonction notamment, du nombre moyen de citations obtenues) – desquels peuvent dépendre les possibilités de financement, les incitent à « tronçonner » leurs publications. Les effets sur la qualité des productions peuvent être concrets. Ainsi, Pierre Corvol, chercheur en cardiologie, ancien administrateur du collège de France, et président de l’Académie des sciences, « faisait état de 2% de fraudes avérées dans les articles scientifiques de divers type et chaque année dans le monde. »
Plus grave encore, en 2016, une enquête de la revue Nature s’inquiétait d’une possible « crise de reproductibilité » et révélait que 70% des chercheurs interrogés ne parvenaient pas à reproduire les expériences de leurs pairs… Un phénomène que l’on retrouve également dans les recherche en intelligence artificielle. Plus récemment encore, le biologiste Étienne Decroly (CNRS), s’inquiétait dans un passionnant entretien, du risque de voir le sentiment de responsabilité chuter dans certaines disciplines scientifiques, comme la biologie de synthèse, alors même que les outils disponibles sont de plus en plus puissants : « nous, les scientifiques, sommes insuffisamment formés sur ces questions. Et parce que le climat de compétition qui baigne le monde de la recherche engendre de l’expérimentation rapide et tous azimuts, sans réflexion approfondie sur ces questions d’éthique ou la dangerosité potentielle de leurs travaux. »
Pour mieux contrôler ces abus, la France a créé en 2017 un Office de l’intégrité scientifique, au sein du haut conseil de l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (HCERES) – dont le dernier président a été nommé de façon assez peu démocratique…
Faire dialoguer les sciences avec la société
La « crise » que traverse la science n’est pas cantonnée à l’enceinte du laboratoire. Elle inonde, peut-être de plus en plus, la société dans son ensemble. Dans les derniers chapitres de son livre, Pierre Papon s’attaque plus concrètement aux tensions entre science et démocratie. Si la première ne fonctionne pas comme la seconde (la science n’est pas le fruit d’une délibération sur le terrain politique), elles interagissent en permanence. D’une part à travers les nombreuses agences qui font le pont entre le pouvoir politique et la science, de l’autre dans la mesure ou l’acceptabilité des sciences, et de leurs applications techniques, travaille la société à tout instant.
Aussi, la défiance dont la science est l’objet, et qui a notamment pour origine la multiplication des scandales et des pollutions, notamment dans la deuxième moitié du XXe siècle, a permis la création de nombreux organismes. Pour le cas de la France, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), l’Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (ANSES), l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) ou encore le Haut conseil des biotechnologies ont permis « d’institutionnaliser l’expertise ». Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et la Commission Nationale du débat public (CNDP) ont été quant à eux créés afin d’ouvrir les questions scientifiques aux citoyens, et pour aborder plus précisément les aspects politiques qui sont inhérents au progrès scientifique et technique. Un cas d’école est l’enfouissement des déchets nucléaires, qui a fait l’objet de plusieurs débats organisés par la CNDP (dont une conférence de citoyens, avec un panel de 17 personnes choisies parmi des volontaires habitants la Meuse et la haute marne). Le stockage des déchets nucléaires comprend des dimensions techniques, industrielles, territoriales, politiques et éthiques… Les débats sur ce sujet ne sont pas encore clos – même si des avis ont été rendus (plutôt positifs, à condition de rendre le processus d’enfouissement réversible).
Cependant, ces organismes peinent à contrer un mouvement critique de plus en plus dense et intense, qui touche une bonne partie de la société. Une « défiance » montante, notamment à l’égard de l’expertise (parfaitement illustrée dans le rapport Faire avec la défiance, de France Stratégie, maintes fois cité dans l’ouvrage). A cette défiance, se joint le constat d’un éloignement plus général des citoyens vis-à-vis des affaires scientifiques, qui concernent pourtant la vie dans la cité notamment via leurs applications techniques. Ainsi, selon une étude Ipsos Sopra Steria : sur « les français et les sciences participatives », 78% d’entre eux estiment que « si la science et la technologie apportent des solutions aux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui », seuls 25% considèrent que « les citoyens sont suffisamment informés et consultés sur les débats et enjeux de la recherche » et 44% estiment que « la science et la technologie génèrent des changements trop rapides dans ma vie de tous les jours ».
Il reste par ailleurs évident que les différents organismes cités ne savent encore répondre pleinement aux impacts de certaines techniques, ni aux inquiétudes que celles-ci suscitent dans la société. Pierre Papon s’attarde sur le numérique, dont les effets sur le travail, la santé ou encore l’accès aux services publics « ne sont pas spécifiquement prises en charge par une institution ad hoc, même si l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) est le pilier central de la recherche publique dans ces domaines », et d’ajouter, « Les voies de la science devraient mobiliser toutes les disciplines, mais force est de constater que les sciences humaines et sociales sont le parent pauvre de l’expertise, alors qu’elles sont indispensables à l’évaluation des incidences économiques et sociales de bon nombre de techniques ».
Pistes pour que la science joue son rôle de « vigie » en démocratie
En fin d’ouvrage, Pierre Papon appelle à surmonter la défiance dont sont victimes les sciences et les experts. Beaucoup des pistes qu’il propose sont à lire en creux dans les différents déficits qu’il pointe au cours du livre. Le regret d’un manque de prospective par exemple, une discipline réservée à une poignée d’organismes comme Futuribles ou l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), la nécessité de faire croître le nombre de journalistes scientifiques dûment formés, ou encore la grande difficulté à faire un (bon) usage du principe de précaution… Dans la même veine, il propose de renforcer le rôle de certains organismes existants, tels que l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ou la CNDP, lesquels gagneraient selon lui à se rapprocher, afin d’améliorer les relations entre experts et citoyens.
L’auteur ne poussera pas tellement plus loin dans les propositions, mentionnant par exemple, la possibilité d’une réforme constitutionnelle et d’une « assemblée du futur », telle que proposée par le philosophe Dominique Bourg, mais l’évacuant du même coup, par manque de réalisme. Aussi, les chapitres conclusifs interrogent la finalité pratique de l’ouvrage. Le livre de Pierre Papon est limpide et fourmille d’exemples, mais tient plus du cours – ou d’une introduction aux relations entre sciences et société – que de l’essai revendicatif, voire critique. De ce point de vue, le positionnement légèrement ambigu débouche sur des propositions plutôt timides, qui s’inscrivent globalement dans nos schémas politiques existants qui jusqu’à preuve du contraire, ont créé tout ou partie des problèmes que l’auteur déplore. Celui-ci propose par exemple, de favoriser les « expérimentations », avec comme exemple le RMI, ou l’accès aux soins, mais ce sont là des cas dont la dimension technique ou scientifique n’est pas centrale. Que penser par exemple, des expérimentations de logiciels de reconnaissance faciale promues par l’OPESCT – qui dans le livre ne fait l’objet d’aucun recul critique ? Quant à la participation citoyenne, si l’on ne peut que saluer une volonté de la renforcer, pourquoi ne pas penser du même coup les mécanismes à même de libérer du temps aux citoyens pour s’investir (par le biais des institutions, ou d’associations, via des pratiques type « sciences citoyennes » dont l’auteur fait par ailleurs l’éloge). Comment renforcer l’inclusion des publics systématiquement éloignés des centres de décision ? A sa décharge, ce sont-là des questions difficiles…
Enfin, il manque à mon sens une capacité plus entière à assumer la conflictualité politique nécessaire à cette meilleure communication entre les citoyens, les experts, et leurs élus. Le détricotage des recommandations de la Convention citoyenne pour le climat par exemple, est un signal on ne peut plus clair de la primauté donnée au secteur industriel et aux intérêts économiques de court terme par le gouvernement. L’ennemi n’est en quelque sorte, jamais ou trop rarement nommé. Le récent projet de loi ASAP qui entre autres choses permet de réduire à néant le champ de l’enquête publique – processus de participation préalable au lancement de grands projets – est un autre signal inquiétant de ce même conflit ouvert, qui demande à ce que nous sachions non seulement pourquoi il faut se battre, mais aussi contre qui. Les constats de Pierre Papon sont justes, mais son positionnement est-il assez combatif pour changer les choses ?
Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.