Au moment où j’écris ces lignes, cela fait 7 heures que je vis dans le noir. J’habite pourtant à Paris, dans un quartier plutôt bien loti, mais voilà, « c’est la panne ». L’immeuble entier est plongé dans l’obscurité, exceptée la cage d’escalier qui a miraculeusement échappé aux ténèbres.
Paradoxalement, ce soir ressemble à un jour de fête. Le dîner s’est fait aux bougies, et pour la première fois en plus de dix ans nos voisins sont venus à la maison. Nos plaques à gaz ont sauvé leur soirée : ils recevaient des invités et n’avaient plus rien pour réchauffer leur canard en sauce et leur purée de céleri. Il ne suffirait donc que d’une bonne grosse panne d’électricité pour que les discussions de palier dépassent le simple « bonjour » formel ?
Cette déconnexion forcée a attisé ma réflexion. Premièrement, j’étais soulagée que mon appartement ne soit pas entièrement domotique, sans quoi j’aurais probablement frôlé la crise de claustrophobie. J’étais également soulagée de ne pas avoir à me soucier de la batterie de mon petit Nokia 3310 – qui, au demeurant, fait une excellente lampe de poche. Et deuxièmement, j’étais étonnée de sentir mes yeux se reposer… comme si toutes ces lumières éteintes me retiraient d’un environnement extrêmement agressif dont je ne soupçonnais pas l’existence.
Tout cela me rappelle le très joli livre de Junichiro Tanizaki : L’Eloge de l’ombre. Dans ce court essai publié pour la première fois en 1978, l’auteur dépeint ce moment où le Japon s’illumine de mille ampoules électriques. D’un ton tout poétique, il en souligne l’ambivalence. Bien évidemment, il ne s’agit pas de revenir en arrière… Et pourtant, que se passe-t-il ? Traditionnellement, l’art japonais joue sur les clairs-obscurs. Les jardins étaient minutieusement dessinés en fonction de l’éclairage lunaire, et le teint blanc des Geishas était là pour faire ressortir leur visage dans la pénombre des maisons. L’électricité vient écraser ce subtil jeu d’ombres et de lumières en mettant tout au même niveau. Les jardins deviennent plats et nus, et les femmes, sur-maquillées, ridicules ou au mieux folkloriques. Junichiro Tanizaki a bien conscience que cela est potentiellement bénéfique pour repenser la place de la femme dans la société japonaise ou l’environnement urbain, mais ce qu’il souligne, d’un ton volontairement provoquant et quelque peu cynique, ne me semble pas dénué d’intérêt : toutes ces lumières sont-elles réellement gages de sérénité ? Comment « faire revivre […] cet univers d’ombre que nous sommes en train de dissiper » ?
En Occident, nous avons peur du noir. C’est l’heure du crime, le moment de tous les dangers. Comme nous le soulignions avec Philippe Bihouix et Coline Tison lors de notre dernier débat du Mouton Numérique, la « Grande Panne » est la hantise de notre société. Il est impensable qu’une grande entreprise puisse vivre ce que j’ai vécu, à savoir être 10h dans le noir. Pourquoi ? Ce serait un manque à gagner de plusieurs millions d’euros qu’elle ne pourrait se permettre… Est-ce une raison nécessaire et suffisante pour que nous nous sentions tous obligés d’être éclairés de mille feux à chaque instant de nos vies ?
Lorsque j’étais en Côte d’Ivoire, l’un des tout premiers soirs, nous étions allés manger dehors sur une grande place. Sans vraiment réfléchir, par réflexe pourrait-on dire, nous nous étions mis à l’un des rares endroits éclairés. Je me souviens que j’ai mis quelques instants à m’apercevoir que nous étions les seuls. Tous les Ivoiriens étaient dans la pénombre. Et les deux-trois autres Européens qui se battaient en duel se serraient les coudes dans notre cercle de lumière. J’ai vite appris à mes dépens que la lumière attirait les moustiques et toute autre bestiole nocturne, et qu’il était parfois bien plus rationnel de manger dans le noir…
Qu’en conclure ? Je ne suis bien évidemment pas pour un couvre-feu qui plongerait chaque soir la Ville Lumière dans le noir. Mais force est de constater qu’une petite déconnexion de temps en temps ne peut pas nous faire de mal. Cela permet de prendre un peu conscience du monde qui nous entoure et de notre dépendance au réseau électrique. Sans lui, pas d’électricité, bien sûr, mais également pas d’Internet, pas de frigo, pas de plaques de cuisson électriques… Pour certains, c’est même l’eau chaude et le chauffage qui déclarent forfaits. Mais le temps d’une nuit, de quoi avons-nous réellement besoin ?
Yaël Benayoun, chercheure en philosophie, adepte de l’anti-conformisme et étoile montante du monde numérique qui p(a)nse ce qu’il fait, de préférence avant de le faire.
Lors de certains JdR, on s’éclaire à la bougie. La flamme vacille, projette des ombres, resserre l’espace de la pièce à la seule surface de la table… plongeant le reste dans la pénombre. On parle moins fort, on écoute. L’éclairage à la chandelle change l’atmosphère du tout au tout, malgré les réticences de certains au départ. On s’habitue à cette lumière qui tamise le lieu et déploie dans l’invisible les fantômes de nos imaginaires.
Merci pour ce bel article.
Merci pour ce beau commentaire !
@Maisouvaleweb : À quand le #JdRMouton à la chandelle ?