Comme tous les parisiens, je passe un certain nombre d’heures sous terre chaque semaine. Je ne fais évidemment pas référence à ma passion pour les catacombes, plutôt aux trajets en métro et RER. Et comme tous les parisiens, je subis les multiples agressions publicitaires qui des antédiluviennes affiches collantes aux écrans numériques, parsèment nos galeries souterraines.
Comme je suis d’assez près le monde numérique et les toutes dernières tendances marketing (il faut avouer que les deux se marient bien), je n’ai pas pu m’empêcher de noter quelques différences de ton dans de récentes publicités. Sans me lancer dans une analyse de complète à la sauce « étudiant en info-com' », je constate que la figure du salarié (ou prestataire, intérimaire, bref, le travailleur) tend à s’effacer doucettement des affiches. Exemple avec Uber (campagnes 2015 et 2016) :
Uber : 2015, recruter (image de gauche). 2016, vendre (image de droite)
Le pourquoi du comment : « l’expérience utilisateur »
Bon, vous me direz probablement que tout ça n’est pas nouveau. Et vous n’aurez pas tort, ces changements dans les messages publicitaires tirent leurs racines de phénomènes bien identifiés :
Premier phénomène : les entreprises se digitalisent et entrent progressivement dans « l’économie des plateformes » [1] (dont Uber est une digne représentante). Cette économie nouvelle les oblige à repenser leurs business modèles (modes de commercialisation, sources de revenus, relation client, etc.) pour satisfaire les exigences de marchés de plus en plus concurrentiels et saturés. Tout doit être conçu pour qu’à n’importe quel moment, le client puisse bénéficier de façon fluide d’un service qui réponde parfaitement à ses besoins immédiats. C’est ce qu’on appelle « l’expérience utilisateur ». Dans cette affiche pour Uber, elle est exprimée par le bien être du client (ce pourrait être un autre bénéfice : sécurité, sérénité, gain de temps, etc.).
Deuxième phénomène : pour construire « l’expérience utilisateur » parfaite, tous les secteurs adoptent une démarche « centrée utilisateur », ou « client-centric » comme on dit dans le milieu. L’objectif : faire coller les cycles de production et les modes de management avec les besoins réels et non supposés des consommateurs. Cette tendance nécessite d’importantes réorganisations internes, mais promet de limiter substantivement l’inertie héritée de modes de production aujourd’hui caduques (fonctionnements en silos, manque de communication entre les départements, etc.) qui accouchent souvent d’usines à gaz bien incapables d’adresser correctement le consommateur. Pour le dire simplement : les entreprises se réorganisent autour du client.
L’expérience utilisateur, rejeton de la fameuse « transformation numérique »
La conjonction de ces deux tendances, elle-même accompagnée d’un certain nombre de changements dans les usages technologiques (essor des smartphones, achats en un clic, etc.) participe de ce qu’il convient de nommer la « transformation numérique » [2]. Terme un peu fourre-tout (et surtout très à la mode), la transformation numérique est surtout une manière d’optimiser l’efficience des marchés grâce au numérique et ainsi réduire le risque de viser à côté de la cible.
Les dessous de la transformation numérique, c’est qu’il faut demander à certains métiers d’opérer de véritables métamorphoses : services clients et assistances en ligne, chaînes logistiques, boutiquiers, etc. Tous ces gens vont devoir faire des choses qu’ils ne faisaient pas avant comme monter des escaliers pour livrer un client, répondre au téléphone sur de nouveaux créneaux horaires, utiliser des outils innovants, acquérir de nouvelles compétences, etc. Bref, ils vont devoir s’adapter aux désidératas du consommateur-roi décidant tout depuis son smartphone, comme dans cet exemple avec Ooshop, la livraison à domicile par Carrefour :
Ooshop : le salarié réduit à ses mains (invisibles ?)
Et pouf ! le salarié disparut
Venons-en au fait, dans l’une et l’autre des publicités que je viens de vous montrer : le salarié a disparu au profit du client. Ne généralisons pas, beaucoup d’entreprises montrent encore leurs collaborateurs au consommateur (en en faisant parfois un réel argument marketing), mais force est de constater que la tendance va plutôt dans l’autre sens.
Uber et Carrefour ne sont pas les premières à prendre ce genre de virage. Par ailleurs, on peut comprendre que si toutes les sociétés devaient décrire les dessous de leurs productions, il n’y aurait sans doute plus rien à vendre (imaginons un instant qu’Uber doivent raconter les conditions de travail de ses chauffeurs, qu’Apple doive dévoiler ses chaînes de montage ou Lactalis ses fermes aux X vaches…). Pas très glamour.
Dans le même style, la SNCF avait déjà dilué ses salariés dans le « l’expérience utilisateur », c’est très explicite dans cette jolie publicité :
SNCF. Le salarié = le service. Bon exemple de « client-centrisme »
Rétablir la balance avec « l’expérience salarié »
Récapitulons : les choix dans la communication des entreprises reflètent des tendances de fond qui redonnent une place centrale à l’utilisateur (au consommateur) dans les modes de production. Or pour répondre avec succès aux désirs du consommateur, il faut tordre la position du salarié (anciennement CDI, CDD, aujourd’hui bien souvent prestataire, intérimaire, auto-entrepreneur et j’en passe). [3].
Si les statuts des travailleurs changent, les entreprises ne sont pas toutes aveugles aux conséquences que cela peut générer sur la masse salariale : d’où la montée d’un autre néologisme : « l’expérience salarié ».
Le choix du vocabulaire n’est pas hasardeux, « l’expérience salarié » est une réponse directe à « l’expérience utilisateur » : un moyen d’apaiser les tensions entre marché et producteurs puis d’intégrer une dimension sociale aux mouvements brusques qu’une certaine économie impose au droit du travail. Gardons cependant à l’esprit que l’expérience salariée ne remplace pas le droit du travail, c’est avant tout une posture qu’un(e) chef d’entreprise décidera d’adopter ou non et de respecter ou non dans les faits (comme on dit : les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent).
Comment sommes-nous devenus complètement schizophrènes ?
Entre « expérience salarié » et « expérience utilisateur », il y a quelques questions de fond auxquelles on n’échappera pas. Avec X millions de chômeurs en France et une pression grandissante sur le travail salarié, la balance entre les deux néologismes est tout sauf symétrique, c’est une évidence. Rétablir l’équilibre, c’est faire des choix de sociétés. Mais ne polémiquons pas, chacun saura en son âme et conscience tirer ses propres conclusions.
Ce qui est intéressant dans ces publicités, au-delà de la simple absence du salarié, c’est qu’elles mettent en lumière le paradoxe de nos sociétés de consommation dites « modernes », où chacun attend le meilleur de l’autre sans vouloir s’engager lui-même du mauvais côté de la balance.
A un moment donné, nous sommes – presque – tous à la fois consommateurs et salariés (intérimaires, entrepreneurs, etc.). Nous sommes aussi tous totalement accros à nos smartphones, exigeants lorsque nous achetons quelque chose, exigeants également quand on en vient à toucher à nos droits. Gardons juste à l’esprit que si nous souhaitons devenir des « consom’acteurs » ou peu importe ce que le novlangue d’entreprise inventera comme néologisme pour définir ce supplément d’éthique, nous nous devrons d’être conscients des mécanismes qui sous-tendent notre consommation. Nous devrons aussi réclamer des marques qu’elles ne nous les cache pas derrière des stratégies marketing (un peu) grossières.
Morale de l’histoire :
Demandons-nous si nous souhaitons une société qui ne tourne qu’autour du client. Nous sommes des êtres civilisés, agissons comme tels : ne diluons pas trop vite la figure du salarié dans l’expérience utilisateur et la transformation numérique.
Notes de l’article
[1] Pour creuser la notion d’économie des plateformes :
Sur Challenge : Uber, Airbnb… Une nouvelle économie de plateforme : http://www.challenges.fr/economie/uber-airbnb-une-nouvelle-economie-de-plateforme_31318
Sur Le Monde : L’économie de plateformes, cette révolution industrielle silencieuse : http://www.lemonde.fr/trajectoires-digitales/article/2016/04/19/l-economie-de-plateformes-cette-revolution-industrielle-silencieuse_4904976_4887831.html
[2] Sur la transformation numérique, pléthore d’articles parfois contradictoires, je préfère Wikipédia : https://en.wikipedia.org/wiki/Digital_transformation
[3] En France, 87% des nouvelles embauches se font en CDD, 70% pour des missions de moins d’une mois. Voir cet article du Figaro : http://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/dessous-chiffres/2016/03/15/29006-20160315ARTFIG00141-60-des-embauches-ont-concerne-des-cdd-inferieurs-a-un-mois-en-2015.php
[…] je vous vois déjà venir me houspiller que critiquer une publicité, c’est has-been (et puis ça commence à suffire, ça fait 2 fois ce mois-ci). Que la pub nous demande de céder à nos pulsions, voire à nos bas instincts, c’est là un […]
[…] ou un logiciel quelconque, nous acceptons une façon de voir les choses. Quand nous utilisons Uber, nous acceptons les modalités de travail qu’il impose aux chauffeurs, nous acceptons également d’augmenter la part de risque pesant sur les taxis traditionnels : […]
Mise à jour en 2021
https://twitter.com/MaisOuVaLeWeb/status/1464513350054948866