C’est parfois loin des sentiers battus que naissent les meilleurs apports critiques à la grande réflexion sur la chose digitale. De ce grand mouvement contemporain de questionnement autour des nouvelles technologies, a surgi une petite perle qui mérite amplement le détour.
Réalisée par Orah de Mortcie et amplifiée par une levée de fonds sur KissKissbankBank, Le prochain Train est une pièce de théâtre originale et éminemment actuelle qui sonne juste dans ce climat d’émulsions intellectuelles propres à l’ère numérique que nous vivons.
Synopsis.
Le prochain train raconte l’histoire de Vincent, workaholic lâché par sa femme et de Karine (sorte de Lisbeth Salander, héroïne de la Trilogie Millenium, l’autisme en moins), coach en création d’avatars, embauchée par le nouveau célibataire pour gérer sa vie sur Internet. Pas de passion futile ou de critiques évasives des réseaux sociaux dans la pièce, bien au contraire, Orah de Mortcie y déploie une véritable profondeur quand il traite de notre quotidien sur-égotisé et rendu consommable par nos nombreuses interactions digitales aux fins devenues floues.
Ce sont les liens qui intéressent Orah de Mortcie. Comment ils se créent, se délitent et se rétractent au rythme de nos réverbérations digitales. Sans juger nos usages, la pièce est une introspection technologique et humaine poétique qui confronte deux personnages qu’on comprend égaux dans leurs addictions respectives, le travail, les réseaux.
Elisa (voix off) : Mon amour. Je me résous à t’écrire ce qu’il m’est impossible de te dire. N’y vois pas un manque de courage. Mais étant donné que tu ne m’écoutes plus, c’est plutôt un manque de choix. J’ai pensé à te laisser un message sur ta boîte vocale, cela me paraissait moins impersonnel, mais tu ne la consultes jamais. Je pars Vincent.
Le prochain train est un conte moderne qui a pour ainsi dire, certains points forts; les échanges sont émouvants mais drôles, parfois burlesques et surtout très informés. En effet, l’auteur n’est pas un énième et groggy vieillard agitant sa canne à la simple évocation du mot innovation. Non, il connaît son sujet et pourrait même vous en apprendre sur les LinkedIn, Snapchat et consorts. Il en saisit les subtilités sociologiques qui impactent concrètement nos vies, pour le pire et pour le meilleur.
Karine : Ok … Alors Snapchat, Instagram, Tumblr, je ne demande pas. Vous avez quand même un compte Yahoo ?
Vincent (masquant son impatience) : Non.
Karine : Marrant, ça. Tous les vieux ont un petit compte Yahoo pourtant.
Ces appels un peu geeks nappent un fond de références solides qui rappellent qu’au bout du tunnel technologique, ce sont souvent les mêmes questions philosophiques qui jaillissent : ubiquité, immortalité de l’âme et de la conscience, ici ou ailleurs. Les fantasmes d’innovation et d’éternité appellent ainsi logiquement la théorie de la singularité de Kurzweil et ses déboires mégalomaniaques (Intelligence artificielle et téléchargement du cerveau humain dans du silicium). Face à cet orgueil démesuré, c’est Spinoza qui vient, au secours de la pensée numérique, déverser son intarissable sagesse.
Vincent : Ah oui ? Vous savez ce que Spinoza dit sur l’illusion du libre ?
Karine : J’emmerde Spinoza.
Et de sagesse, la pièce en est pleine. Les deux acteurs principaux subliment un huis-clos haut en couleur, absolument touchant et envoûté d’une musique qui parle autant que le texte. La pièce est vraie, on ne s’y perd pas, on est ému. Au passage, on retrouve derrière une fausse naïveté une vraie critique du solutionnisme technologique, tel que théorisé par Evgeny Morozov :
“Du point de vue des marteaux de la Silicon Valley, tous les problèmes ressemblent à des clous et toutes les solutions à des applications.”
Si comme moi, vous n’allez pas assez au théâtre, c’est peut-être l’occasion d’y faire un tour. La pièce est jouée à la Manufacture des Abesses pendant encore quelques mois. Je ne saurai que vous encourager à y aller.
Quelques mots de l’auteur.
L’ironie faisant son chemin, il se trouve que c’est sur Twitter que j’ai rencontré Orah, en quête d’échanges pour écrire sa prochaine pièce qui parlera Réalité Virtuelle, sujet souvent traité sur ce blog. J’ai eu la chance de pouvoir lui poser quelques questions. Interview.
Mais où va le web Orah, qui es-tu ?
Orah de Mortcie Bonjour. Je suis un auteur de théâtre. Le Prochain Train est ma sixième création.
Cela me résume assez bien.
Peux-tu nous parler brièvement de ta pièce, comment t’es venue cette idée et comment est né le projet ?
J’avais depuis longtemps pour projet d’écrire un conte romantique. Je n’avais juste jamais trouvé de sujet qui me motive suffisamment. Evoluant dans un milieu très connecté, je m’intéressais depuis longtemps aux réflexions menées sur les mutations liées à la technologie. J’étais spécialement intéressé par la mutation du lien. Dès lors, j’ai choisi de mélanger les deux ingrédients pour en faire une pièce.
Ta pièce parle pouvoir : pouvoir de la technologie, et pouvoir perdu des individus qui se perdent dedans. Quel est le rôle du théâtre dans l’univers numérique ?
Les questions sur l’impact de la technologie sur nos vies sont partout. Elles sont de fait très présentes sur les réseaux sociaux ou les medias spécialisés.
Mais force est de constater que le questionnement se dilue entre ceux qui hors-réseaux ne l’entendent pas, ceux qui dans le réseau le connaissent par cœur et ceux qui possesseurs du réseau s’en moquent.
Garder le débat sur le numérique à l’intérieur du numérique, c’est toucher des gens déjà au courant et ne pas atteindre ceux qui s’en considèrent extérieur, c’est mélanger le sujet et le support si intimement que cela brouille la réflexion. Porter ces questionnements au théâtre m’est dès lors apparu comme une évidence.
Le Prochain Train a été une des premières pièces à aborder le numérique en tant que sujet de réflexion, sans gadgets ni lieux communs. Elle place l’humain au centre du propos. La technologie est subsidiaire. La pièce s’appuie sur la connivence physique de la scène, la seule qui permette de réellement incarner les questionnements. Pour exemple, sur le sujet de la connexion, nous observons un mouvement d’identification chez le spectateur. Il observe une partie de lui-même dans ces personnages qui migrent une grande partie de leur vie sociale au travers des écrans.
La pièce interroge note soumission technologique, théâtre quotidien de fascinantes stimulations. L’appartement de Vincent est le lieu de cette surenchère. Tout est fait pour que les personnages ne puissent se rencontrer dans cette permanence d’information. Cela est lié à un dispositif artistique qui joue sur les contraintes : un huis clos pour montrer l’ubiquité, une musique aux accents classique pour faire résonner un espace technologique, une scénographie quasi immobile au milieu de torrents d’informations. Ces contraires font échos aux paradoxes de notre temps : une liberté d’expression totale qui cohabite avec une surveillance permanente, des obstinations à protéger la vie privée en utilisant des outils marchands.
Penses-tu que tes contemporains sont au fait des défis digitaux à venir comme par exemple la dépendance accrue aux nouvelles technologies, les changements radicaux dans les liens entre individus, la marchandisation maximisée de l’espace et du temps ?
Je pense que l’intuition d’une mutation sans précédent est présente. Mais toujours est il que nombre d’entre nous ne questionne pas le fait d’être des utilisateurs de boites noires dont nous ignorons tout. J’ai lu que pour ne pas nous perdre, nous nous devons de comprendre la technologie a un degré d’abstraction plus profond que notre interaction journalière avec elle. Qui fait cet effort ? Quelle place reste t il au questionnement lorsque l’on est pantois et sidéré devant l’abondance de l’illimité ?
La pièce pose dès lors des questions en termes de choix. Qu’est-ce qui nous connecte ? A qui appartiennent les routes que nous utilisons ? Savons-nous vraiment ce qui est fait de la mémoire de nos échanges ?
Je veux juste provoquer une réflexion sur ce que nous faisons et questionner les directions où l’on se bouscule. Toutes les routes sont à découvrir dès lors que l’on est conscient de ce que l’on fait et que l’on en comprend les enjeux.
Es-tu un néo-luddite ? [aversion aux évolutions technologiques]
Non. Je n’ai pas de défiance envers la technologie. J’ai par contre une réelle méfiance vis a vis de la technologie érigée en solution à tous les problèmes, voir en religion. Je ne suis pas certain que le progrès soit une valeur positive par défaut. Par exemple, le libéralisme à la sauce Silicon Valley qui prône l’avancée technologique à tous prix dans un cadre réglementaire minimal ne m’inspire aucune confiance.
Qu’est ce que l’innovation pour toi ?
C’est une course effrénée qui crée des tensions entre le rythme exponentiel du changement technologique et la tentative de l’inscrire dans un cadre légal et social. Je respecte l’innovation quand elle a un sens. Je suis juste circonspect devant les avancées technologiques qui n’ont d’autres raisons que la seule possibilité de les accomplir, prophétie autoréalisatrice estampillée du sceau du progrès et de la liberté.
Dans la pièce, le personnage de Karine est un véritable cliché d’énergumène ultra connecté et totalement dépendant de gadgets en touts genres. Comment es né ce personnage, l’as-tu déjà croisé ?
Karine n’est pas tout à fait un cliché dans le sens ou elle a choisit sa sur-connection. Karine s’est interrogée sur ces questions d’innovation, de mutation, de dépendance. Elle a juste fait des réponses son métier. Sous un autre angle, quand je la regarde modifier, distordre et maquiller, j’observe un mécanisme qui n’est pas sans rappeler le Bovarisme : la volonté d’être autre que soi.
La grande différence avec Karine est qu’elle est tout à fait consciente de ce qu’elle fait. Elle est l’illusionniste, l’illusion et le public éberlué. Dès lors, au lieu de se noyer dans une fiction qui l’emporte et la submerge, elle s’épuise de l’obligation de faire exister des centaines de fictions auxquelles elle ne croit pas.
Je n’ai pas encore croisé de Karine. J’attends ce moment avec impatience !
Si tu avais une baguette magique ou un bon génie qui exaucerait un de tes souhaits, quel serait-il ?
Offrir à cette pièce la possibilité d’être vue par le plus grand nombre. Après plus de 50 représentations, il est clair que le message s’adresse à toutes les générations. Ce conte romantique parle aux connectés comme aux non connectés. C’est grisant de voir le public sortir ému, plein de questions et avec ce soulagement qu’on n’a pas cherché a lui imposer une pensée.
Quelles sont tes références littéraires et cinématographiques ultimes ? Et en théâtre ?
Mes lectures sont d’une banalité minérale. Je suis un inconditionnel du seigneur des Anneaux, un grand lecteur de Stephen King et de Michel Houellebeck. Mon dernier choc littéraire a été Ready Player One d’Ernest Cline. Pour ce qui est du théâtre, je suis un piètre lecteur. J’ai néanmoins une admiration sans borne pour les textes de Vincent Clergironnet.
Quelques mots sur ta prochaine pièce ? Ça restera entre nous.
Si le prochain train est ancré dans le réel, ma prochaine pièce sera une fiction. Que se passerait il si demain si les grands réseaux sociaux devenaient pourvoyeurs de réalité ? La pièce traite de l’intelligence artificielle et de la réalité virtuelle. C’est une horreur à écrire mais j’adore me plonger dans cet univers si difficile à saisir.
Infos pratiques :
Le prochain train sera jouée à la Manufacture des Abbesses du 07 octobre au 28 novembre 2015.
La pièce est dirigée par Laetitia Grimaldi et mise en musique par Cédric Le Guillerm. Pour réserver, rendez-vous sur le site de la pièce.