Le vol spatial habité européen à l’heure du « Make America great again »

Alors qu’à la tête de la NASA Jared Isaacman promet Mars, la Lune et une économie orbitale, en France, les auditions de l’OPECST sur le vol habité montrent une difficulté à penser une stratégie autonome. Plutôt que de fonder sa politique spatiale sur des critères scientifiques, le pays semble prêt à suivre sans débat le cap imposé par l’astrocapitalisme américain.

Un article publié sur AOC.

Les récents revirements de l’administration Trump en matière de politiques spatiales ont défrayé la chronique, et pas seulement dans les cénacles autorisés de la space policy étasunienne. La déflagration est ressentie de toutes parts : éviction en série de programmes scientifiques – et des scientifiques eux-mêmes – à la NASA et à la NOAA, instrumentalisation clientéliste de la dépendance à la constellation de satellites Starlink par l’Ukraine en échange de ressources minières… dans le fracas occasionné par le Department of government efficiency (DOGE) sous patronage muskien, l’industrie astronautique américaine subit ou profite, c’est selon, mais surtout ébranle le jeu géopolitique global.

Le domaine plus réservé du vol habité ne fait pas exception. Lors des dernières semaines, les rumeurs de coupes budgétaires ont visé la Lune, alors que le programme Artemis censé y ramener des astronautes (à l’origine en 2024 – en tout cas avant la Chine) semblait être éclipsé par le nouvel objectif martien. La NASA viserait désormais les deux destinations de concert à budget constant : le flottement est total. Par ricochet, c’est l’Europe et plus précisément l’Agence spatiale européenne (ESA) qui s’en trouve chamboulée. Fortement impliquée dans le programme, elle avance désormais dans l’incertitude : que faire des développements techniques déjà engagés ? Et surtout, comment envisager le futur même du vol habité en l’absence probable de l’allié habituel ?

Si la question de l’autonomie en matière de vol habitée, vieille d’une quarantaine d’années sur le Vieux continent, n’est toujours pas tranchée, elle s’y pose de façon rémanente. Pétrie d’affects, l’idée même d’envoyer elle-même des humains dans l’espace n’a historiquement pas convaincu l’Europe. Orbités par les navettes et capsules des uns ou les Soyouz des autres, les « spationautes » français n’ont jamais été autre chose qu’américains ou russes. La batterie d’arguments en défense du vol habité ne s’essouffle pas pour autant, elle tourne même à plein régime. Cet article sous forme de point d’étape se donne pour objectif de revenir sur le débat permanent autour de la nécessité du vol habité, et ses derniers échos français dans un contexte de tension géopolitique vis-à-vis des États-Unis. En conclusion, il esquisse des pistes pour repenser l’avenir spatial européen en matière d’exploration.

Mars : coûts d’envoi

Un mot sur le décor. Le discours d’investiture de Donald Trump le 20 janvier 2025 a ressemblé pour beaucoup d’observateurs à un tour de montagnes russes. Frappées du sceau de la « révolution du bon sens », les annonces en série ont sublimé les promesses faites pendant une campagne avant tout dirigée vers les ennemis intérieurs désignés, et les traitements envisagés pour y faire face, à peine euphémisés : déportation des « étrangers criminels », chasse aux transgenres. Le clou du spectacle toutefois, s’inscrit dans un registre plus classique des présidences américaines invoquant à intervalle régulier le vigoureux élan d’un pays condamné à aller de l’avant. En fin de discours, Trump promet donc de planter un drapeau sur Mars et de poursuivre la « destinée manifeste », vision téléologique de l’histoire déclinée de l’idéologie calviniste selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine l’expansion de la civilisation vers l’Ouest. L’annonce a des airs de déjà-vu. À se pencher sur la longue histoire des promesses spatiales, on se heurte bien vite à une série noire d’ambitions avortées. Dès les années 1960, l’objectif martien est posé par Wernher von Braun dans la perspective post-Apollo, avec un départ prévu en 1985. En juillet 1989, George H.W. Bush lance la Space Exploration Initiative (SEI), qui prévoit un retour sur la Lune suivi d’un atterrissage humain sur Mars autour de 2020. En 2004, George W. Bush annonce, suite à l’explosion de la navette Columbia, vouloir utiliser la Lune comme tremplin vers Mars (Vision for Space Exploration ou VSE). Un objectif que le Président Obama annule en 2010 tout en redirigeant la NASA et ses astronautes vers l’orbite martienne pour 2035. Lors de sa première investiture, Donald Trump officialise quant à lui la reconquête lunaire en 2019 avec le programme Artemis qui concrétise le pilier central du VSE – le programme Constellation – reprenant notamment le vaisseau Orion (Lockheed Martin). L’optique martienne est toutefois repoussée, puis finalement ranimée lors de la seconde mandature du Républicain en 2025.

Il ne faudrait pas voir dans cet enchaînement en dents de scie l’unique illustration d’échecs répétés. D’un programme à l’autre, les architectures et les lignées techniques s’héritent : lanceurs, moteurs et vaisseaux entrent dans la négociation comme autant d’acteurs matériels à considérer pour éviter de repartir de zéro. Les dernières pages du feuilleton, qui s’écrivent en ce moment même, semblent néanmoins faire office d’exception. Jugé trop cher (23,8 milliards de dollars depuis 2011, plus de 4 milliards le lancement), le lanceur SLS de Boeing, pierre angulaire du programme Artemis, est désormais sur la sellette alors que l’entreprise se prépare à des renvois massifs (200 personnes d’ici avril[1]). À ce stade, difficile d’avancer avec certitude que le vaisseau Starship (SpaceX) le remplacera, à plus forte raison qu’il faudrait en produire de 35 à 40 pour assurer un ravitaillement en orbite et atteindre la Lune[2]. Quant à Mars, c’est évidemment beaucoup plus loin et les dates annoncées de 2026 pour un premier atterrissage à vide, deux à trois ans plus tard en mode habité, ne sont pas réalistes. Qui plus est, aux dernières nouvelles, Trump ne considère finalement plus la planète rouge comme une « number one priority » : le flottement est palpable[3]. Il y a fort à parier que la perspective martienne se frotte désormais à la dure réalité budgétaire au Congrès. Elle reste à ce stade une promesse dont le coût astronomique a déjà été évalué en 1989 (« 90 days study ») à 500 milliards de dollars et si l’estimation a suscité diverses hostilités, notamment de la part l’ingénieur Robert Zubrin, inspirateur d’Elon Musk qui proposait une architecture plus légère (« Mars Direct »), le montant est dans tous les esprits[4].

La question n’est d’ailleurs peut-être pas celle-là : il est peu probable que la NASA poursuive simultanément la Lune et Mars. À la fin des fins, il conviendra de choisir l’une ou l’autre de ces destinations, quitte à sabrer dans ce qui coûte : la science d’abord, mais aussi la Station spatiale internationale (ISS) que Musk souhaite désorbiter « aussi vite que possible[5] », autant qu’il souhaite en finir avec la Lune, « une distraction[6] », au profit de Mars. Il ne faudrait toutefois pas ici céder à la tentation de croire que la politique spatiale américaine est écrite en direct par Elon Musk sur le réseau social « X », dans des messages qui fonctionnent comme autant d’effets d’annonce visant à saturer l’espace médiatique et à faire oublier les retards du Starship dans le cadre du programme Artemis. Au sein de la NASA et dans les arènes de la politique spatiale américaine, les débats sont encore vifs et les élans trumpistes pas toujours suivis d’effets.

Quoiqu’il en soit, ces errements ne sont pas sans conséquences pour les Européens. Le potentiel abandon du programme Artemis de retour sur la Lune affecte les projets déjà lancés par l’ESA comme le module ESPRIT qui apporte des outils de communication et le ravitaillement sur la « Lunar Gateway » (460,5 millions d’euros), le module de service d’Orion (ESM) qui fournit notamment la poussée nécessaire pour les corrections de trajectoire (390 millions d’euros) ou encore l’atterrisseur Argonaut conçu pour transporter des charges utiles à la surface de la Lune (862 millions d’euros). Ces différentes briques viennent compléter l’architecture d’Artemis dans un troc où l’Europe paie pour obtenir des places à bord (des « Tickets de vol »), voire des astronautes sur la Lune. La possible fin d’Artemis conjuguée à la désorbitation prochaine de l’ISS pose directement la question de la viabilité du vol habité européen en dépendance avec les USA, alors que l’ESA a recruté en 2022 dix-sept nouveaux astronautes : pour quoi faire ?

Justifier le vol habité : les raisons pratiques

À la question de savoir pourquoi des humains ont fini par être envoyés dans l’espace, nous n’apporterons pas ici une réponse univoque qui verserait nécessairement dans un réductionnisme historique. Par-delà la chronique paresseuse des décisions présidentielles et notamment celle prise par John Fitzgerald Kennedy et vocalisée lors du discours de Rice « We choose to go to the Moon » (« Nous choisissons d’aller sur la Lune ») en 1962, il faut compter avec le demi-siècle précédent qui aura permis le montage en épingle d’une astroculture ayant contribué à préparer les esprits à la conquête de l’espace. De brochures en blockbusters hollywoodiens, sur fond de concours d’orbite entre grandes puissances – le soviétique Youri Gagarine en tête dès le mois d’avril 1961 – la course est lancée dans les années 1960 et se poursuit encore, avec en 2025 quatre pays en mesure d’assurer eux-mêmes de tels voyages (Russie, États-Unis, Chine et Inde) et 636 astronautes envoyés dans l’espace en tout, issus de 41 nations. Il est plus intéressant en revanche de tenter de comprendre pourquoi l’aventure s’est poursuivie depuis lors, et quels arguments ont été mobilisés pour maintenir l’effort budgétaire exorbitant consenti, jusqu’à 5 % du PIB américain pour Apollo et environ 250 milliards cumulés pour l’ISS, en tenant compte des coûts de maintenance (Saint-Martin, 2025). L’exercice se présente aussi volumineux pour l’URSS puis la Russie et bien moindre pour la Chine et l’Inde, entrées dans la course plus récemment.

L’argumentaire en faveur du vol habité repose sur une série d’affirmations plus ou moins vérifiables, variables selon les époques et les pays et fortement dépendantes de l’ambiance géopolitique du moment. On peut arbitrairement les séparer en deux catégories. D’une part les raisons manifestement idéologiques ou symboliques, de l’autre les raisons présentées comme objectives. Ces deux catégories ne sont pas hermétiques et peuvent se croiser. Dans la première, nous retrouvons pour les cas étasunien et soviétique puis russes, une série d’arguments naturalisant la poussée cosmique sur la base de mythes diverses : la « frontière » et la nécessité de peupler les étendues sauvages d’un côté, l’impératif moral cosmiste visant d’immortalité à travers l’expansion dans l’espace de l’autre. Dans le contexte d’affirmation politique et technologique de la Guerre froide, ces visions se font évidemment face. Elles se traduisent dans les choix de recrutement des premiers astronautes de la décennie 1960 (les Mercury Seven aux USA, Gagarine en URSS). Un deuxième argument symbolique largement utilisé est le caractère inspirationnel de la figure de l’astronaute auprès des jeunes qui par ce biais seraient poussés à s’intéresser aux sciences. Ce serait là, pour Carl Sagan, une motivation importante visant à justifier le vol spatial, lequel, à en croire le célèbre astronome « élève la curiosité intellectuelle […] aide à stimuler l’apparition d’une nouvelle génération de scientifiques[7] ». Cet argument s’étend aujourd’hui à la question environnementale avec les astronautes « ambassadeurs du climat », rejoignant dans une certaine mesure la deuxième catégorie. Du côté des arguments présentés comme objectifs donc, on retrouve l’apport scientifique et les retombées techniques liées aux missions habitées, principalement depuis l’ère Reagan alors que la NASA doit en justifier l’intérêt. Les promesses de médicaments conçus en micro gravité susceptibles de sauver des milliers de vies vont bon train, alors que la NASA s’échine à démontrer le ruissellement d’innovations issues de l’espace à travers la revue Spinoff éditée à partir de 1976. Ces différents arguments soutiennent mal l’épreuve du réel, nous ne referons pas ici l’argumentaire déployé dans Une histoire de la conquête spatiale (La Fabrique, 2024), coécrit avec Arnaud Saint-Martin. Rappelons juste en synthèse que la science en orbite, et le reste, n’ont jamais été plus qu’une fraction d’un récit à visée propagandiste et que cela est parfaitement connu dans la communauté spatiale. À cheval entre ces deux catégories, un dernier argument vient sceller l’utilité du vol habité dans la coopération internationale à visée diplomatique. De ce point de vue, l’activité est pensée comme une manière de resserrer les liens avec des partenaires tout en acquérant certaines compétences en matière d’ingénierie, occasionnant au passage un surplus de soft power. Cette justification est historiquement discutable selon les cas et les époques.

Les vols habités français et européen illustrent bien cette ambivalence. Le vol du premier astronaute européen Jean-Loup Chrétien, en 1982, peut être considéré comme un « coup diplomatique, une démonstration d’indépendance et un jalon scientifique » (Patarin-Jossec, 2018). Il est le fruit d’une collaboration entre la France et l’URSS qui ouvre alors son programme de vol habité dans le cadre de l’initiative Interkosmos, à des pays proches ne faisant pas partie du bloc soviétique. La participation européenne à la Station spatiale internationale, en revanche, se fait dans une certaine mesure au détriment du projet de navette Hermès – qui succombe également à des conflits internes et autres déboires techniques. Devenue trop lourde et trop chère (sur le papier), il n’est plus possible de l’emporter sur la fusée Ariane 5 et le projet est abandonné en 1992. À ce moment de l’histoire cependant, les alternatives pour faire partir des astronautes, sur la navette ou la station MIR, existent. Quant à savoir dans quelle mesure des astronautes français, connus des seuls français (a fortiori, la plupart du temps seulement Thomas Pesquet) contribuent au rayonnement hexagonal ou pèsent à un quelconque niveau dans la géopolitique globale, la question reste entière. En tout état de cause, l’intérêt diplomatique de ces deux cas d’espèce varie selon le contexte, entre affirmation d’une autonomie stratégique et intégration dans un cadre dominé par d’autres puissances. De cette fresque nous pouvons retenir qu’il n’est jamais question d’abandonner le vol habité une fois celui-ci lancé : chaque argument, pris isolément, peine à convaincre, mais leur accumulation finit par l’imposer comme une évidence. Qu’il s’agisse de prestige, de retombées technologiques ou de coopération internationale, le vol habité survit à toutes les remises en question, davantage porté par l’inertie des engagements passés que par des démonstrations irréfutables de son utilité.

Vide politique de l’espace transactionnel

Le tournant géopolitique étasunien de 2025 impose une réorientation stratégique à l’Europe spatiale, mais l’ampleur du changement y semble sous-estimée. Les États-Unis ne sont plus des partenaires évidents : leur programme spatial s’aligne désormais sur un projet politique autoritaire. Il n’est même plus question pour eux d’habiller le vol habité de considérations scientifiques. L’objectif martien renoue avec la symbolique conquérante de la Guerre Froide, en pire. Nous le rappelions récemment en des termes plus polémiques : « la perspective martienne, dans sa version escapiste ou “Planète B”, n’offre rien d’autre qu’une vie souterraine, un retour aux cavernes sur un astre mort pour quelques élus condamnés aux métastases par les radiations solaires. Au moment où les États-Unis décident de sortir, encore, de l’accord de Paris, Mars signale l’entrée dans une quête sacrificielle : une fantastique pulsion de mort inhérente à l’esprit fasciste[8] ».

Face à cette évolution, les débats européens butent sur leurs limites structurelles et peinent à identifier les ressorts politiques profonds de la coopération avec les États-Unis et les conclusions à en tirer, faute d’arènes démocratiques réellement conflictuelles où aborder franchement le sujet. Une de ces arènes est l’ESA. Sa convention fondatrice lui confère une certaine autonomie vis-à-vis des juridictions nationales. Tous les trois ans lors des « ministérielles[9] » (la prochaine se tiendra en novembre 2025 à Brême, en Allemagne), les allocations budgétaires y sont négociées entre pays membres, prime officieuse aux plus gros financeurs, France et Allemagne en tête. L’agence n’est pas réputée pour sa grande transparence : elle décide unilatéralement des informations qu’elle souhaite divulguer ou non, sans obligations légales envers les citoyens ou les journalistes[10]. À ce stade, difficile de dire quelles options émergeront en ce qui concerne le futur des astronautes européens, et si l’éloignement de l’allié américain sera consommé.

La seconde arène est nationale. Le Parlement dispose de pouvoirs importants en matière spatiale : c’est là que se forgent notamment les Lois spatiales nationales qui ont pour objectif de garantir que les activités menées par des opérateurs nationaux respectent les obligations internationales. C’est le cas par exemple de la Loi relative aux opérations spatiales (LOS) votée en 2008 en France. Ces lois peuvent aussi ouvrir la voie à des interprétations plus prescriptives, à l’image du Space Act américain, qui autorise en 2015 l’exploitation commerciale des ressources célestes, une rupture majeure d’avec l’esprit du Traité de l’espace de 1967, quoi qu’on en dise. Le sujet du vol habité est également suivi par l’Office parlementaire des choix scientifiques et techniques (OPECST). Les rapports rendus lors des décennies passées ont globalement accompagné sans friction une politique douce-amère en la matière, convenant à la marge du manque d’intérêt scientifique de la chose, tout en laissant perdurer une coopération avec les États-Unis, notamment dans le cadre de l’ISS[11]. Si l’on peut en saisir les raisons, le tournant de l’année 2025 et les bouleversements à venir auraient pu laisser imaginer une meilleure prise en compte de la dégringolade autoritaire des États-Unis. Les auditions menées par l’OPECST le 13 mars dernier montrent plutôt l’inverse[12]. Les auditionnés, des institutionnels et industriels intéressés à la cause du vol habité (pas un seul scientifique et une unique voix discordante sur huit personnes) ont littéralement coché toutes les cases du répertoire des justifications attendues. L’ex-astronaute et femme politique Claudie Haigneré vantant le caractère inspirationnel du vol habité, et de pointer le nombre d’établissements scolaires portant son nom; Lionel Suchet (CNES) avançant pour argument à la conquête de la Lune la présence d’eau et l’hélium-3 (du combustible pour les réacteurs à fusion nucléaire, qui n’existent pas encore); Didier Schmidt (ESA) relativisant le coût de l’entreprise en la ramenant à une dépense par an et par français (1,2 euros) et enfin Hélène Huby (patronne de la startup The Exploration Company) affirmant en toute confiance que le vol habité, « c’est un business », quand bien même celui-ci dépend exclusivement des mannes de la puissance publique[13]. Un point consensuel : le vol habité est avant tout une affaire politique et le reste est plutôt cosmétique. C’est précisément là qu’il convient de pousser la réflexion en profondeur.

Car au titre du politique, une question majeure n’est pas posée : celle de savoir si le modèle européen interroge réellement la direction imposée par le spatial américain consistant à « privatiser » l’orbite basse avec des stations spatiales hypothétiques et sans modèles économiques solides, tandis que l’exploitation de la Lune devient l’horizon indépassable de l’astrocapitalisme. La perspective envisagée, celle d’une Europe « as a service » ravitaillant des stations « privées » contre une place à bord, tout en adhérant à la doxa néolibérale de la ruée vers l’or lunaire, conforte une vision de l’espace pensé comme un nouveau lieu d’accumulation spéculatif et éloigne par principe toute possibilité d’en refaire un commun. En France, le projet se traduit dans une proposition de loi récente envisageant de modifier la LOS pour y adjoindre la possibilité d’exploiter commercialement les astres[14]. Cumulées, ces idées finissent par acter en creux le remplacement du politique par le business tout en entrant de plain pied dans une astronautique transactionnelle débarrassée, justement, de toute ambition politique. Suivre le mouvement dans une géopolitique des « deals ». C’est oublier un peu vite une dernière prérogative majeure des États en matière spatiale : ratifier et défendre des Traités, décider d’en sortir ou en proposer de nouveaux. Cela vaut aussi pour les accords bilatéraux comme Artemis proposés par les États-Unis (à ne pas confondre avec le programme Artemis, quand bien même les deux restent liés) que la France signe en 2022 sans plus de débat, confortant là encore la visée extractiviste lunaire dans une logique de confrontation directe avec la Chine et son programme concurrent IRLS (International Lunar Research Station). Le moment politique imposerait de prendre position sur la suite à donner à ces accords : si le programme éponyme s’effondre, alors pourquoi s’y maintenir (qui plus est, ces accords sont non contraignants)[15] ? Il y a là la possibilité d’un « coup diplomatique » fort, à replacer dans le contexte tragique qui voit la NASA limoger sa scientifique en chef, Katherine Calvin. Une fois n’est pas coutume, un terrain d’entente avec le nouveau chancelier allemand Friedrich Merz est envisageable. À cette question s’en ajoute une seconde : sans les États-Unis, est-il encore pertinent de poursuivre l’idée même du vol habité européen ? Si les budgets qui y sont dédiés restent relativement faibles aujourd’hui (moins d’un milliard d’euros, en augmentation tendancielle), envisager de s’y lancer de façon autonome coûterait beaucoup plus cher. Sauf à considérer que l’entreprise correspond à l’idée que l’Europe souhaite se faire du vingt-et-unième siècle (après tout, l’astronaute est par définition une figure du siècle précédent), le vol habité se fait historiquement au détriment de la science. Dès lors, le scénario manquant, celui de la réorientation franche vers un spatial sans équipage mérite d’être posé. Il ne peut l’être que dans le cadre d’un récit clair et ambitieux qui replace la science et la coopération internationale au cœur des priorités européennes. L’exercice est délicat mais pas impossible.

Refaire de la politique spatiale, et de la science

Avant de s’atteler aux formes que pourrait prendre ce retour du politique dans le domaine de l’exploration spatiale européenne, trois rappels et précautions sont nécessaires. D’abord, la perspective de délaisser progressivement voire d’abandonner le vol habité ne représente pas un risque du point de vue de l’autonomie stratégique. Si les technologies afférentes sont évidemment duales, elles ne sont pas nécessaires à la maintenance ou l’amélioration des systèmes de défense passant par l’espace. La maîtrise des techniques de rentrées atmosphériques ou de docking en orbite par exemple, peuvent être assurées sans humains et systèmes de survie. Ensuite, il faut convenir qu’une telle possibilité – abandonner l’idée d’envoyer des humains dans l’espace – est potentiellement coûteuse politiquement, voire démobilisatrice. Après des décennies de construction symbolique de la figure de l’astronaute en France, son éviction du paysage pourrait susciter des incompréhensions et des déceptions. Enfin, l’hypothèse d’une occupation pérenne et rentable de la Lune (a fortiori habitée) peut difficilement être présentée comme une nécessité. L’accès aux ressources s’y trouvant reste conditionnée à l’installation d’infrastructures lourdes. Même en se plaçant dans un scénario dans lequel la fusion nucléaire existerait, extraire suffisamment d’hélium-3 pour satisfaire 10 % des besoins en électricité de la planète Terre en 2040 nécessiterait d’excaver l’équivalent de cinq fois la surface de Paris sur trois mètres de profondeur de régolithe lunaire. La viabilité d’une telle exploitation reste pour l’instant purement conjecturale[16]. Une politique européenne en matière d’exploration devrait repartir de ces constats refroidis et saisir le moment politique présent, caractérisé par l’abandon de toute prétention scientifique aux États-Unis[17]. La mise à l’arrêt de l’ambitieuse mission de retour d’échantillons martiens Mars Sample Return en est une illustration récente[18]. C’est là un boulevard pour l’Europe, où sciences et politiques peuvent fonctionner de concert. Sans dérouler un programme complet, plusieurs pistes peuvent être dressées.

D’abord, dans l’esprit des missions Cassini-Huygens (exploration du système saturnien) ou Juice (exploration des Lunes de Jupiter), l’Europe, via l’ESA et les agences nationales, pourrait multiplier et diversifier les missions robotiques d’exploration. Plusieurs sont déjà prévues mais beaucoup reste à faire : ramener des échantillons, explorer d’autres corps célestes. Parmi les options : envoyer un rover sur Encelade (l’une des meilleures candidates pour la recherche de vie extraterrestre), se poser sur Vénus durablement (les sondes soviétiques Venera n’ont pas tenu plus de deux heures[19]), ou sur Ceres pour observer les structures blanches du cratère Occator. Certains astrophysiciens proposent de viser plus loin : survoler un astéroïde interstellaire ou explorer le système solaire profond. Les corps candidats à l’exploration sont nombreux et il ne fait aucun doute que la communauté scientifique saura mettre à profit un surplus d’opportunités. De tels programmes qui s’étalent sur des dizaines d’années sont aussi une manière de sortir par le haut, au moins en partie, de la crise qui touche en Europe les grands industriels du secteur comme Airbus et Thalès, en planifiant sur le long terme des missions ambitieuses et stimulantes pour les scientifiques et les ingénieurs[20]. Elles offrent aussi des opportunités de partenariats internationaux : du Canada à l’Argentine en passant par le Japon, les sondes européennes sont le fruit de coopérations multiples.

Ensuite, s’il était question de lancer ces missions en lieu et place du vol habité, il faudrait alors prendre la question inspirationnelle au sérieux : comment remplir le vide laissé par l’abandon de l’occupation humaine de l’espace ? L’histoire montre que les sondes, robots et rovers peuvent parfaitement remplir ce rôle. Ces objets peuvent devenir des « personnages » : ils ont des noms, parlent à la première personne, prennent des selfies et s’ancrent dans l’imaginaire et la pop culture. La mission Rosetta (recueil de données sur la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko, où s’est posé l’atterrisseur Philae en 2014) est un bon exemple. En plus d’être un grand succès scientifique, ce fut un immense succès médiatique. L’atterrissage de Philae a été suivi partout en France, alors qu’une conférence à la Cité des sciences et de l’industrie à la Villette a réuni environ 3000 personnes[21]. L’événementialisation de telles prouesses pourrait être poussée plus loin, en remettant sur le devant de la scène les techniciens, ingénieurs et astrophysiciens qui travaillent sur ces programmes. Il ne s’agit pas de détruire le mythe de l’astronaute gratuitement, mais bien de lui substituer des figures réellement scientifiques. L’on pourrait envisager des « tours » à l’image de ceux organisés pour les astronautes des années 1960, agrémentés de cours et ateliers orientés vers la culture scientifique, l’astronomie populaire et les questions environnementales que celle-ci pose : pollution lumineuse et biodiversité, multiplication des satellites en orbite, etc.[22]

Pour finir, il s’agit pour l’Europe de défendre une position normative forte, conforme à l’esprit des Traités signés aux débuts de l’ère spatiale et notamment, le Traité de l’espace de 1967 qui dispose que l’appropriation de l’espace est une impossibilité. Devenir une puissance scientifique peut nous y aider. Contrairement aux autres pans de l’industrie astronautique où l’autonomie stratégique s’acquiert par la mise sur pied d’équipements maîtrisés (pour l’Europe, Galileo face au GPS américain, Ariane dans le domaine du lancement, la future constellation IRIS² face aux milliers de satellites Starlink), l’exploration ne revêt pas un caractère directement stratégique. Le GPS par exemple, fournit des services immédiats aux populations mondiales et aux armées. La conquête de la Lune à des fins d’exploitation et le vol habité ne fournissent strictement aucun service à qui que ce soit. Aussi, la voix diplomatique européenne peut se passer d’une équivalence en terme d’infrastructure (stations, astronautes) : si la Lune peut évidemment rester une destination pour la science, en matière d’exploitation le Vieux Continent pourrait en rester à la cartographie et l’observation dans le but de documenter les positions des uns et des autres sur place et ainsi opter pour une position neutre en cas de conflit ou de dégradation de l’environnement lunaire[23]. Pour le reste, la meilleure manière de défendre une vision de l’espace non appropriable est de ne pas cautionner matériellement l’exploitation des astres. Le pari peut être le suivant : laisser les quelques grandes puissances intéressées s’embourber dans le régolithe lunaire. Elles en reviendront, si jamais elles s’y rendent réellement – l’état du programme Artemis permet d’en douter.

En tout état de cause, si le vol habité devait rester un objectif, en vue d’un effort diplomatique, par exemple avec l’Inde comme cela est parfois évoqué, il s’agira encore et toujours de conforter un élan nationaliste à visées extractivistes. Pour cette raison, il ne devrait pas être posé comme un préalable inamovible, mais bien comme une proposition parmi d’autres à jauger objectivement en lien avec les enjeux du vingt et unième siècle.

[1] Sharmila Kuthunur, « Boeing plans to lay off hundreds of employees working on NASA’s SLS moon rocket: reports », Space.com, 18 février 2025.

[2] Jeff Foust, « House hearing debates ways to improve Artemis », SpaceNews, 26 février 2025.

[3] Jeff Foust, « Trump says Mars missions are of interest but not a top priority », SpaceNews, 11 mars 2024.

[4] NASA, « The Space Exploration Initiative (SEI) », NASA History Office, consulté le 15 mars 2025.

[5] Jeff Foust, « Musk calls for deorbiting ISS as soon as possible », SpaceNews, 14 mars 2024.

[6] Jeff Foust, « NASA emphasizes role of the Moon as testbed for future human Mars missions », SpaceNews, 15 mars 2024.

[7] James S.J. Schwartz, Myth-free space advocacy part III: The myth of educational inspiration, Space Policy, Volume 43, 2018, p. 24-32.

[8] Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, « Trump, Musk, Mars et ça repart droit dans le mur », Libération, 29 janvier 2025.

[9] Les ministérielles de l’ESA sont des réunions réunissant tous les deux à trois ans les ministres des pays membres responsables des affaires spatiales, qui décident du budget et des grandes orientations des programmes de l’Agence spatiale européenne.

[10] Tereza Pultarova, « The European Space Agency has a transparency problem — but it’s completely legal », Space.com, 4 septembre 2023.

[11] Ainsi en 2001 l’OPECST livre ses doutes concernant le vol habité dans l’ISS, estimant que « les expériences en sciences de la matière et en sciences de la vie réalisées dans l’espace peuvent aboutir à des résultats tout à fait intéressants, mais leur coût est très élevé ». Voir OPECST, La politique spatiale française, bilan et perspective, 2001, p. 60, https://www.senat.fr/rap/r00-293/r00-2931.pdf.

[12] « OPECST – Audition sur le vol spatial habité, 13 mars 2025 », Assemblée nationale, https://videos.assemblee-nationale.fr/video.16393411_67d28ef6d2e6f.opecst–audition-sur-le-vol-spatial-habite-13-mars-2025.

[13] On ne manquera pas de noter les nombreuses affirmations très spéculatives de l’intéressée, lancées pendant l’intervention : hypothèse de bases de ravitaillements sur la Lune pour des « avions spatiaux », industrialisation d’extraction de minerais et de glace pour y générer des ergols, etc.

[14] Sénat, Proposition de loi relative à l’encadrement des activités spatiales, n° 24-302, disponible sur : https://www.senat.fr/leg/ppl24-302.html.

[15] La question se pose avec d’autant plus d’actualité maintenant que des rumeurs de coopérations approfondies entre la Russie et les États-Unis avec pour objectifs Mars commencent à circuler. Voir Kirill Dmitriev, « Moscow Reaches Out to Musk for Mars Mission », Newsmax, 15 mars 2025.

[16] Ian A. Crawford, « Lunar resources: A review », Progress in Physical Geography: Earth and Environment, vol. 39, n° 2, 2015, p. 137-167. Notons que ces hypothèses ne tiennent pas compte des niveaux de concentration en 3He en profondeur. La surface à excaver pourrait être beaucoup plus grande.

[17] À quoi s’ajoute désormais une attaque en règle contre la liberté académique mondiale, comme en témoigne l’épisode du scientifique français spécialisé dans le spatial refoulé refoulé aux portes des États-Unis en mars 2025.

[18] Lee Billings, « The Fate of NASA’s Mars Sample Return Program May Be Decided in 2026, » Scientific American, 15 mars 2024.

[19] L’option ballon + orbiteur peut également être envisagée.

[20] Jean-Christophe Féraud, « Airbus, Thales… Les acteurs du spatial européen tourmentés par la domination américaine », Libération, 20 février 2025.

[21] Jean-Stéphane Carnel, « Heureux qui, comme Rosetta, a fait un beau voyage. Analyse de la mise en récit sur TF1 d’un exploit scientifique (2004-2016) », Questions de communication, n°42, 2022, p. 133-157.

[22] On notera ici que ces tours ont largement été cantonnés à la décennie 1960, avec par exemple les visites de Gagarine en France. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui, des taïkonautes chinois venir compter leurs exploits à Paris.

[23] On pensera notamment ici au respect des « Safety zones » (zones de sûreté) établies dans le cadre des Accords Artemis, et censées éviter les interférences entre des infrastructures issus de plusieurs pays posées sur la Lune. La portée conflictuelle de ces zones est sujette à débat.

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